Horizon 2030. L’avenir d’une pandémie (2)
Le changement d’époque dont la pandémie est le point de réfraction, tout en déplaçant radicalement les formes et les conditions de l’inconditionnel et du catégorique, en souligne d’un double trait l’importance vitale – comme enjeu de pensée et comme question politique. On peut dire qu’à l’âge des Etats-nations, les élites gouvernantes ont « vendu » aux populations un inconditionnel frelaté (empoisonné au nationalisme, au patriotisme et à la culture de l’ennemi). Par contraste, on a vu émerger depuis le début de ce siècle, les traits généraux d’une connaissance assurée des contours de l’historicité qui vient, en tant qu’elle est placée sous condition du compte à rebours climatique ; du coup, les grandes lignes de l’inconditionnel et du catégorique sont tout à fait clairement dessinées – ce n’est pas pour rien que les échéances se formulent désormais, à l’échelle macro-environnemental, macro-économique, sous forme de « calendriers » ou « échéanciers », avec données chiffrées à l’appui.
C’est à ce titre aussi que la pandémie joue le rôle de signal d’alarme : par ses traits nouveaux, les défis qu’elle lance à l’état actuel des connaissances et des moyens sanitaires et médicaux, elle est le parfait (si l’on peut dire) microcosme de ce qui s’annonce ; elle nous adresse distinctement le message qui nous renvoie aux conditions de l’époque et nous rend sensibles à la question de l’inconditionnel : continuez à vous activer insouciamment sur la pente actuelle, persévérez dans vos modes de déplacement, de consommation, extrayez et consommez à tout-va – et soyez assurés que, outre les manifestations en chaîne du dérèglement climatique, vous attendent au tournant quelques super-Covid 19 que vous ne serez pas près d’oublier – pour peu que vous y surviviez... Bifurquez, changez de direction, réorientez-vous (et vos modes de vie), ou bien alors, etc.
En d’autres termes, les « ou bien » « ou bien » placés sous le signe des enjeux vitaux s’énoncent, sous les conditions de l’époque dont le décor est désormais planté, dans des termes bien différents de ceux qui prévalaient sous le régime d’historicité antérieur : l’un des plus célèbres de ces « ou bien...ou bien », dans la tradition marxiste, est le fameux socialisme ou barbarie énoncé par Rosa Luxemburg et inlassablement repris tout au long du XXe siècle par la tradition marxiste-révolutionnaire. De ce slogan prédictif, on peut dire rétrospectivement qu’il était assurément trop vague, trop général pour avoir été soit entièrement confirmé, soit totalement infirmé : la barbarie, on l’a bien eue, avec la Seconde guerre mondiale et les exterminations, en conséquence notamment de l’avènement du fascisme en Allemagne lequel, dans une large mesure, découle de l’échec de la Révolution allemande (Léon Trotsky – Ecrits sur l’Allemagne). Mais cette barbarie ne s’est pas établie comme un état général des choses imposant durablement une forme d’historicité régressive et désolée, de manière homogène, à l’échelle globale. Et le socialisme ou du moins quelque chose qui en empruntait le nom, on l’a bien eu aussi, mais dans des formes telles qu’il fut tout sauf une alternative à la barbarie – il en fut au contraire largement un allié (le Pacte germano-soviétique) et une facette (la terreur de masse, le goulag). On peut donc dire à ce titre que le « ou bien... ou bien » formulé par Rosa Luxemburg s’est égaré, dilué, dissous dans les labyrinthes et les sables mouvants, les « complications » imprévues et généralement sinistres de l’histoire ultérieure du XXe siècle.
Il en va autrement, semblerait-il, quand on énonce aujourd’hui les « ou bien... ou bien » draconiens fondés sur des projections qui établissent la relation entre la poursuite de la destruction de l’environnement, la fonte des glaces, la hausse du niveau des mers, l’élévation des températures moyennes et la perénnité d’un certain type de modèle de développement économique, « à la croissance » et, aujourd’hui, à la « reprise ». Il y a une grande différence entre ces projections faisant appel à tout cet appareil de connaissance qui a renvoyé les climato-sceptiques à leurs études et la prophétie inspirée mais vague de la sybille Rosa. Ceux (celles) qui nous annoncent qu’au train où vont les choses, les températures moyennes ne vont pas augmenter dans les décennies à venir de deux degrés mais du double ou du triple, avec toute la chaîne des conséquences parfaitement énonçables, ne sont pas des prophètes exaltés (armés ou désarmés), ce sont des gens qui connaissent leur métier (des spécialistes, dans le sens que Foucault donnait à ce terme) qui se convertissent en lanceurs d’alerte. Ils dessinent les contours ou énoncent les conditions premières de l’inconditionnel en les opposant, les contrastant avec la politique réelle des Etat et les pratiques du Capital.
Ce qui est donc nouveau, en termes d’époque toujours, c’est que les « ou bien... ou bien » qui mettent en forme et énoncent l’inconditionnel ne se formulent plus comme prophéties ou même pronostics historiques (comme le faisait Trotsky dans ses brillants écrits sur la France et l’Allemagne, dans les années 1930) mais de projections fondées sur un solide appareil de connaissance. Ce ne sont pas des gens qui cherchent à nous mettre en condition, nous faire peur, dans le but de produire une masse apeurée susceptible de se regrouper derrière le premier Chef venu ; ce sont des éclaireurs, dans tous les sens du terme, qui nous mettent en garde contre la poudre aux yeux que constituent les grandes messes façon Conférence internationale sur le climat (celle qui s’est tenue à Paris sous Hollande), engagement solennels pris par les chefs d’Etat prestidigitateurs et les baratineurs cyniques et vénaux des multinationales.
L’hypothèse ici soutenue est la suivante : la pandémie, c’est l’épreuve pratique, une sorte de répétition générale, qui nous présente tout à fait clairement la façon dont la question de l’inconditionnel va s’imposer à nous dans l’époque qui a commencé à faire valoir ses conditions. Cette intuition recoupe d’autres approches, par d’autres biais et équipées d’un appareil conceptuel différent telles qu’elles se sont récemment publiées – notamment celle du post-épistémologue néo-papiste Bruno Latour. Latour le dit très bien : « Plus il dure, plus le confinement me paraît révélateur, comme on le dit, “du monde d’après”. Littéralement. Quand on en sortira, on ne sera plus dans le “même monde” ». Latour emploie la même expression que celle qui est survenue spontanément au fil de ce développement quelques lignes plus haut : la pandémie comme « répétition générale » [1].
En d’autres termes, l’épreuve à laquelle nous faisons face avec la pandémie est comme une miniature de celle qui définit les conditions même de l’époque – non pas seulement : que faisons-nous pour maintenir les conditions d’habitabilité de la terre (pour reprendre la formule pertinente de Latour), mais bien, si nous voulons que cette question prenne un sens effectivement politique, se rattache à des conditions politiques effectives : comment formulons-nous la question de l’inconditionnel sous ce nouveau régime d’historicité ? [2]
La pandémie nous éclaire parfaitement à ce propos, pour peu que nous soyons déterminés à prendre acte de ce qui s’y donne à voir et entendre : en effet, le fait que, dans certaines configurations l’épidémie a été jugulée et que dans d’autres elle a submergé les gouvernants comme les gouvernés nous indique très précisément ce qu’il en est du statut de l’inconditionnel dans les nouvelles conditions. Les gouvernants qui ont fait leurs preuves et passé le test sont ceux qui ont pris acte du fait que la pandémie constituait une menace vitale pour les populations dont elles ont la charge – ce dont se déduisait de ce fait même l’inconditionnalité de la mise en place des mesures d’exception destinées à les protéger [3].
L’idée rectrice est ici celle d’un programme de lutte contre le fléau qui assume ses conséquences jusqu’au bout, dans le moindre détail, sans se laisser arrêter par quelque objection que ce soit fondée sur des considérations économiques ou l’état d’esprit des populations, etc. La grande leçon de la pandémie est que ceux qui ont emporté le morceau sont ceux dont la main n’a pas tremblé, qui se sont mis en ordre de bataille pour lutter contre la contagion, n’ont pas rechigné devant les moyens drastiques, se sont immiscés pour la bonne cause dans le grain le plus intime de la vie des gens, n’ont pas pris de gants pour sévir contre les rétifs et les contrevenants.
Ceux qui ont échoué face à la pandémie et qui donc portent la responsabilité du désastre sanitaire, ce sont les cancres de la biopolitique qui ont constamment fait les choses à moitié ou au quart – pour ne pas même mentionner ceux qui se sont enfoncés dans le déni (Trump, Bolsonaro...) et portent à ce titre la responsabilité d’une forme nouvelle du crime contre l’humanité, promise à un bel avenir : celui qui prend la forme de l’abandon délibéré d’une population (dont on a, en tant que gouvernant, la charge) à un fléau sanitaire. Ce sont donc ces différentes variétés de cancres et ces vandales de la biopolitique qui n’ont pas passé le test.
Tous ceux qui ont rechigné devant l’inconditionnel et le catégorique, qui ont cherché à concilier la lutte contre la pandémie avec d’autres considérants inspirés soit par de pseudo contraintes économiques, soit par des soucis de politique politicienne amalgamés à une caricature de sensibilité démocratique – mettre en balance l’« acceptabilité sociale » des mesures sanitaires avec leur efficacité, c’est évidemment se condamner à ne faire les choses qu’à moitié ; et, en matière de lutte contre la pandémie, faire les choses à moitié, cela revient à jouer dans le camp du virus – ce qu’ont fait les gouvernants avec constance, en France, depuis les débuts de l’épidémie.
A la lumière de l’épidémie, donc, l’inconditionnel se présente très simplement comme ce dont l’exécution ne saurait se discuter ou être mise en balance avec quelque autre considération ou sphère d’intérêts ; ceci dès lors que cela été posé, pour des raisons solidement (rationnellement) établies comme condition de l’efficacité de la lutte contre le fléau. En ce sens, la mise en œuvre de l’inconditionnel est tout à fait incompatible avec cette figure courante de l’habitus démocratique selon laquelle on (des gouvernants) doit tenir compte de la sensibilité, de l’opinion, des habitudes de la population, dans toute sa bigarrure et la diversité de ses intérêts, lorsque l’on prend des décisions d’intérêt public – est-ce que ça va « passer » ou pas, ou à quelles conditions, etc. ? Est-ce que les restaurateurs, les producteurs de cinéma, les organisateurs de concerts, les festivaliers, les supporters de clubs de foot, les piliers de bistrots, les amateurs de sports d’hiver, les chasseurs, les pêcheurs à la ligne, les joueurs de billard et les habitués des casinos, les curés et les imams vont pousser des cris de bête blessée ou pas ? Grave question – non pas à 1000 euros, mais à 100 000 morts.
L’inconditionnel, par contraste avec ce régime de la gestion au jour le jour des sensibilités et des intérêts fragmentés, c’est toujours ce dont le bien-fondé doit être inlassablement exposé, argumenté, rendu public dans des termes intelligibles par tout un chacun, en contrepartie même du fait que sa mise en œuvre ne se discute pas. Il y a certes, dans une politique fondée sur la prise en compte de l’inconditionnel et sa reconnaissance, quelque chose qui réintroduit en force un élément de verticalité péremptoire dans la relation entre gouvernants et gouvernés. Bien sûr, dans les conditions présentes du total-démocratisme, habitus compris, le retour des gestes inspirés par cette nouvelle forme de l’autorité ne peut être perçu par un grand nombre, si ce n’est le plus grand nombre, que comme despotisme. Et ce qui aggrave considérablement les choses, c’est que les gens ne manquent pas de raisons pour douter du fait que ce despotisme soit effectivement éclairé.
Il n’en demeure pas moins que lorsqu’il impose un confinement draconien pendant des semaines, comme dans la région de Wuhan, le « despotisme » qui met en œuvre cette décision sur un mode draconien est éclairé ; lorsque, dans sa version « démocratique », il impose des quarantaines et met en place des traçages extraordinairement extensifs et pointilleux, comme à Taïwan, il l’est aussi et les résultats sont au rendez-vous. Lorsqu’en revanche le quadrillage policier et les amendes à tout-va sont le cache-misère d’une politique sanitaire incohérente, il ne l’est pas, c’est un despotisme, un vrai... policier, précisément, souvenir lointain et sinistre de Metternich et ses émules au milieu du XIXème siècle.
Les gouvernants qui ont passé le test de la pandémie sont ceux qui n’ont pas tenté de « négocier » avec l’inconditionnel ou de le revoir à la baisse, ceux qui n’ont pas essayé de le contourner et n’ont pas reculé devant une conduite que les « démocrates » incompétents et criminels ont eu tôt fait de qualifier de despotique. Mais la guerre contre la pandémie, ce sont les « despotiques » et non pas les démo-ploutocrates bottés-casqués qui l’ont gagnée. Il n’y a pas eu de cohabitation heureuse des principes et de la vie démocratique avec une prise en charge efficace de la lutte contre la démocratie, ni à Taïwan ni ailleurs – une des conditions du succès de la campagne sanitaire ayant été que dans ce pays les caméras soient omniprésentes dans les espaces privés comme publics, et pas d’hier – ce qui facilite le flicage généralisé de la population – une forme en général détestable, mise ici et pour une fois au service d’une bonne cause – le traçage systématique des personnes susceptibles d’avoir été infectées. Une autre raison du succès de Taïwan dans cette lutte, c’est le caractère insulaire du pays – les portes d’entrée du virus étant aisément contrôlables – pour l’essentiel un grand aéroport international et des bateaux de pêche.
On voit, dans le contexte de la pandémie, se dessiner l’opposition radicale entre deux conceptions de ce qu’est une politique, entendue comme prise en charge du destin d’une communauté humaine : une politique qui ne perd pas de vue l’inconditionnel et le catégorique consiste à s’assigner une stratégie où sont pris en compte les intérêts vitaux et indiscutables des vivants (prise en considération soustraite aux aléas de l’état de l’opinion ou de facteurs contingents, économiques ou autres) et à agir avec constance dans le sens de sa réalisation. Il s’agit donc, quand cela s’impose face à un danger ou un fléau distinct, de faire prévaloir le catégorique sur, disons, l’atmosphérique – l’état d’esprit du public, ses routines et ses attachements, sans oublier le fétichisme des « procédures » – la démocratie comme régime du sondage permanent, régime sous lequel s’exerce la tyrannie des états d’âme (de la population dans toutes ses composantes, dans sa diversité) toujours changeants. Une politique qui a pris la mesure des enjeux vitaux de l’époque et inscrit l’inconditionnel dans son dogme assume la verticalité comme l’une des conditions de son exercice, quand la situation l’exige. Si elle prend le parti de juguler la pandémie, elle ne recule devant aucune mesure draconienne pour le faire. Si elle prend le parti de la pérennité de l’habitabilité de la planète, elle ne se met pas en quête de compromis introuvables entre les intérêts de l’Economie et ceux du climat et de la biodiversité. Elle explore de nouveaux chemins, elle bifurque, elle réoriente. Elle ne cherche pas à se concilier les bonnes grâces des constructeurs automobiles tout en rendant l’air des grandes villes respirable – c’est très précisément cette politique du compromis et du sondage permanents qui, sans relâche fabrique l’inhabitabilité de la planète.
Le prétendu réalisme constructif consistant à « verdir » la croissance économique n’est pas simplement une politique hésitante ou trop timorée, comme le dirait Le Monde, c’est une fabrique active des désastres qui viennent. La matrice du désastre, c’est la pratique gouvernante qui se fonde sur l’idée que l’inconditionnel se partage : il y aurait un inconditionnel écologique, bien sûr, mais aussi bien, de l’inconditionnel économique – donc pas question, par exemple, de supprimer les lignes aériennes entre Paris et Nice ou Toulouse, parfaitement substituables par le transport au sol, quand bien même on en connaît parfaitement l’exorbitant coût écologique. Il y a un inconditionnel des rationalités sanitaires à mettre en œuvre pour combattre la pandémie – quand il faut confiner, on doit confiner, et pas à moitié, quand on doit tracer, on trace, et pas à moitié, et puis il y aurait un inconditionnel de l’opinion – le fameux « seuil d’acceptabilité » – si on prend des mesures trop impopulaires, les gens voteront contre nous et nous perdrons les élections, ce qu’à Dieu ne plaise.
Or, tout le monde peut comprendre qu’il ne peut pas exister de « diplomatie » entre des inconditionnels qui s’excluent ou plutôt que toute politique qui se fonde sur la notion de compromis et d’équilibres entre ces incompatibles n’est pas une politique à proprement parler, au sens où, plutôt que dessiner les conditions de l’à-venir (ce qui est le propre de l’action politique), elle consiste à subir les conditions du présent – ce qu’on appelle couramment une (petite) politique du chien crevé au fil de l’eau, très précisément ce que pratiquent nos gouvernants, en France, depuis le début de la pandémie.
Plus généralement, on pourrait dire que le propre des pouvoirs modernes, les régimes qui se disent démocratiques, entre autres, c’est non seulement de ne pas se tenir à la hauteur de l’inconditionnel, mais c’est de le falsifier. C’est ainsi que les régimes et les gouvernants du XXe siècle ont embarqué les peuples dans des fantasmagories nationalistes et des rêves de grandeur qui ont occupé la place de l’inconditionnel – le XXe siècle devait être celui de l’émancipation des peuples, il fut celui des guerres et de l’économie. Les gouvernants actuels, sont les syndics de faillite de cette durable falsification : ils continuent en somnambules à faire tourner les moulins à vent de « la croissance », dernier soupir de la religion de l’économie et à monter la veille aux frontières d’un ordre des Etats-nations tombé en poussière depuis longtemps. Ce n’est donc pas d’eux que nous pouvons attendre qu’ils se tiennent à la hauteur de l’inconditionnel inscrit dans les conditions de la nouvelle époque. Tout au contraire, leur échec face à la pandémie est le signe manifeste du fait qu’ils sont entrés sur l’autoroute de la nouvelle époque à contresens et qu’ils persisteront à nous y dévoyer.
Dans le contexte de la nouvelle guerre froide entre la Chine et les Etats-Unis (et tout ce qui, dans cette configuration, s’associe à cette Amérique-là) le discours occidental s’active à réintensifier les vieilles lunes de la première guerre froide, tout particulièrement l’opposition binaire entre le régime démocratique et ce qui est censé s’y opposer – le totalitaire pour l’essentiel.
Or, la chose tout à la fois ironique et révélatrice du changement d’époque est qu’à l’épreuve de la pandémie cette opposition manichéenne saute aux yeux comme plus dépourvue de consistance que jamais. Si l’on admet l’hypothèse selon laquelle la pandémie a, en termes d’époque, une valeur pronostique, alors ce qui s’y dessine et s’y annonce, c’est que moins que jamais les oppositions pertinentes dans la période qui s’ouvre s’agenceront autour de ces motifs désormais réduits à leur fonction propagandiste – démocratie/totalitarisme (incluant toutes les variantes et succursales). La ligne de partage pertinente et fonctionnelle qui prend forme est celle où l’on voit se séparer les régimes (les formes gouvernementales) qui discernent l’inconditionnel épocal dans le présent, mettent en place les stratégies anticipatrices qui découlent de ces constats et ceux qui s’enferrent dans le présentisme de la « gestion de crise » laquelle consiste à accompagner l’accumulation des dérèglements et la montée des périls.
La démocratie, telle que l’entendent et la pratiquent les gouvernants de pays comme la France, la Grande-Bretagne – pour ne pas parler des Etats-Unis, – c’est le pire des régimes qui se puisse imaginer, pour affronter les défis de l’époque qui s’ouvre. C’est le régime qui, avec constance, se montre faible et inconséquent face à la pandémie comme face aux défis écologiques ; ceci de la même façon exactement que les démocraties européennes se sont, dans les années 1930, montrées faibles et velléitaires face à la montée des régimes fascistes. Si bien que les gouvernants de ces pays ne s’attirent pas seulement le mépris des populations dont ils ont la charge en raison de leur brutalité croissante, mais tout autant de leur faiblesse, c’est-à-dire leur incapacité avérée de protéger les populations face aux nouveaux périls (sanitaires, environnementaux) surgis dans le présent. Sur le front de la pandémie, chaque jour enregistre son petit Munich – une semaine, c’est la question des masques, une autre celle des EHPAD, une autre encore celle des tests, puis des vaccins, des valses-hésitations entre confinement et couvre-feu, des directives en papier mâché et à géométrie variable...
Ce qui prend dangereusement consistance, c’est d’une part une brutalisation croissante des régimes démocratiques, notamment en Europe occidentale, d’autre part leur déréliction croissante face aux sommations que leur adresse l’époque marquée par le « ou bien » « ou bien » agencé autour du double motif de l’habitabilité et de la respirabilité [4]. De plus en plus distinctement, les démocraties libérales sont minées par des microfascismes de toutes sortes dont la prolifération indique la pente sur laquelle ces régimes sont actuellement orientés : ce que les journalistes et la pitoyable science politique appellent la montée des populismes désigne moins le désarroi de l’opinion que cette mutation en cours de formes de gouvernement autoritaires, de plus en plus affranchies des procédures de la démocratie parlementaire et des contraintes de l’Etat de droit. Le trait de plus en plus unilatéralement policier des démocraties libérales, apparu en pleine lumière en France tout au long de l’épisode des Gilets jaunes, s’inscrit dans une dynamique – celle de l’apparition de régimes qui, tout en conservant les principaux éléments du décorum et de l’appellation démocratique, mettent en place des relations entre gouvernants et gouvernés placées sous le signe d’un ordre de type policier, d’un autoritarisme, d’un gouvernement à l’exception, celle-ci fût-elle à géométrie variable.
La caractéristique d’une telle orientation est distincte : du haut en bas, la machine étatique et ceux qui sont en position de pouvoir sont acharnés à s’affranchir des règles. Ce que l’on ne pouvait pas se permettre hier encore devient possible aujourd’hui, en matière d’abus de pouvoir, de recours à l’arbitraire, de fait accompli, d’illégalismes d’Etat. Le cas de la police est, à cet égard, exemplaire : c’est sur cette pente de son affranchissement toujours plus affiché de toutes les règles auxquelles elle est supposée astreinte que prospèrent les microfascismes qui ont désormais colonisé bien davantage qu’une fraction de la corporation policière (et de la gendarmerie qui, avec toutes les différences entre ces deux corps, suit la même pente).
Comme le montre bien l’épisode Trump aux Etats-Unis, l’épisode où Salvini faisait la pluie et le beau temps dans la politique de l’Etat italien, l’arrivée durable aux affaires de personnages comme Bolsonaro et Orban, les démocraties libérales sont, à des degrés divers selon les situations nationales, minées par des virus dont le nom de code dans la langue de bois des pouvoirs est populisme mais dont la texture est bien une sorte de fascisme renouvelé et tardif. Le scénario qui se dessine n’est pas celui du renversement de régimes démocratiques par des mouvements ou partis fascistes, mais bien plutôt celui de leur hybridation par/avec ces micro-fascismes qui pullulent et qui, en cristallisant, produiront de ces démocraties de caserne qui suinteront le fascisme par tous leurs pores – comme le fait déjà la démocratie tropicale à la Bolsonaro ou à la Duterte ou, en Europe, la démocratie à la Orban et Kaczynski.
En France, on voit bien que la police, comme corporation et corps répressif armé, est de plus en plus directement impliquée dans la vie politique – la condition des conditions, quand on nomme un ministre de l’Intérieur, c’est qu’il soit compatible avec, pour ne pas dire adoubé par les syndicats majoritaires qui, eux, penchent depuis belle lurette du côté des post-néos fascistes et rongent leur frein en attendant l’arrivée de ceux-ci aux affaires – ce qui leur donnera enfin l’occasion de donner leur pleine mesure dans le registre de la démocratie... policière. Mais ce n’est là qu’un symptôme qui peut masquer l’étendue du problème : plus les appareils politiques traditionnels, à commencer par les partis, sont discrédités, plus les procédures légitimées de la démocratie parlementaire sont enrayées (le Parlement n’est plus qu’une chambre d’enregistrement de décisions prises par l’exécutif), et plus le retour de ces acteurs traditionnels de la vie politique que sont la police mais aussi, et sans doute surtout l’armée, est annoncé. En France, l’armée a été écartée du jeu politique institutionnel à la suite des convulsions qui ont accompagné la fin de la guerre en Algérie, et, d’une façon générale, après la Seconde guerre mondiale, les militaires ont été éloignés de la sphère des décisions politiques dans les démocraties libérales – comme ils l’ont été, d’ailleurs, en Chine, après la Révolution culturelle.
Mais on ne prend pas grand risque à parier que, dans un contexte global où s’annonce une multiplication de crises majeures de différentes espèces – crises programmées par la nouvelle guerre froide, crises sanitaires et environnementales, crises surgies dans des foyers de tensions régionales (du type de la crise syrienne ou irako-syrienne), la déréliction de la gouvernementalité démocratique libérale qui s’est mise en place à partir de 1945 convoquera impérativement de nouveaux acteurs en position de garantir le maintien de l’ordre et la continuité de la « règle du jeu » et d’asseoir une nouvelle légitimité.
Or, il y a tout à parier que ces « nouveaux » acteurs, appelés à prendre le relais des appareils politiques en faillite ne seront pas si nouveaux que ça. En France, des signes encore ténus mais distincts montrent que la caste militaire de haut rang a « ses idées », petites et grandes, sur la géo-politique, aussi bien sur les expéditions néo-coloniales de type Barkane que sur la perspective d’un affrontement armé avec la Chine et éventuellement la Russie, scénario dans lequel elle aimerait bien être appelée à jouer un rôle actif – après tout, ce que ces gens-là ont appris, c’est à faire la guerre [5]. L’effet d’une « guerre des mondes », quelle qu’en soit la forme et sur laquelle les stratèges militaires français spéculent désormais ouvertement serait inévitablement de ramener les militaires dans le jeu politique. Le premier signe en serait éventuellement la désignation d’un militaire au poste de ministre de la Défense – un tabou dont la transgression exposerait le tournant en cours dans la forme même du régime.
Au reste, on n’aurait garde d’oublier que dans les strates inférieures de l’armée professionnelle, en France, comme sans doute dans un certain nombre de pays voisins, les mêmes évolutions ont eu lieu au cours des deux ou trois dernières décennies que dans la police : on ne publie pas trop dans les journaux ce que l’on sait du vote des militaires de carrière, notamment aux échelons subalternes, et pour cause : la popularité de Marine et de tout ce qui se rattache à son nom est assurément propre à jeter un froid, voire à susciter un certain effroi.
Moins que jamais, donc, dans le monde et l’époque qui viennent, l’alternative vitale opposant une forme de gouvernement civilisée des humains à une forme barbare ou inhumaine ne s’opérera selon la ligne de partage entre « démocratie » et « totalitarisme », telle que l’a théorisée, par exemple, Hannah Arendt, après la Seconde guerre mondiale, dans un ouvrage se présentant comme une sommation signifiante de l’expérience historique (placée davantage sous le signe du désastre que sous celui du progrès) de la seconde moitié du XIXe et du XXe siècles. Cette opposition apparaîtra plus que jamais sans consistance au cours des décennies à venir où les démocraties libérales seront plus que jamais méconnaissables, à force d’être traversées par des flux fascistes et investies, contaminées par des « virus » fascistes [6].
Dans les années qui viennent vont parvenir aux portes du pouvoir et parfois les franchir plus ou moins durablement toute une kyrielle de partis et rassemblements facho-démo, post-néo-fascistes et démo-compatibles, façon RN en France, Vox en Espagne, La Lega (voire plus ouvertement facho encore) en Italie... Même en Allemagne, ce serait quand même un signal fort, comme disent les journalistes, de voir arriver aux affaires les post-néonazis de l’AfD au cours de la décennie qui s’ouvre. Que cent micro- (et davantage) fascismes s’épanouissent, tel est le slogan imprononçable mais terriblement en prise sur la réalité sous lequel sera placé l’âge de la politique étatique qui s’ouvre. A la faveur de la pandémie, on voit aussi prospérer tout un fascisme sanitaire – cet apartheid sanitaire que les autorités israéliennes, toujours en pointe en matière d’innovation nihiliste, pratiquent dans les territoires occupés en vaccinant massivement les colons juifs et au compte-goutte seulement les Palestiniens.
Dans ce contexte général, la tâche première que s’assigneront les gouvernants de ces démocraties pour rire (ou plutôt pour pleurer) sera moins que jamais de pratiquer un gouvernement des vivants fondé sur la notion d’un monde (et d’une vie) vivables pour le plus grand nombre, et plus que jamais de maintenir l’ordre par tous les moyens dans le but de se maintenir au pouvoir et d’assurer envers et contre tout la perpétuation du système de prédation sur lequel est fondée la primauté de l’économie. Le trait intrinsèquement fasciste de ces démocraties éviscérées tiendra distinctement à ceci : ce seront des régimes et des gouvernants qui, envers et contre tout, militeront jusqu’au bout contre l’inconditionnel de l’habitabilité de ce monde, le seul que nous ayons [7], c’est-à-dire persévéreront jusqu’au bout dans leur ligne de mort. Ce dont celle-ci est faite, nous le savons : l’ensemble des programmes dont l’effet est d’accélérer l’inhabitabilité de la planète et de dégrader la relation entre gouvernants et gouvernés au point qu’une fraction substantielle de ceux-ci persistent dans les conduites tendant à cette destruction des chances de la vie ; ce qui fait d’eux (c’est le paradigme Trump-Bolsonaro), dans les conditions de la nouvelle époque, des pèlerins du néant. De plus en plus visiblement, les dites démocraties à l’occidentale ont un pacte avec le nihilisme, avec la destruction systématique des conditions de l’habitabilité, de la respirabilité, de la vivabilité.
Le « match du siècle » qui s’annonce donc, du point de vue des formes des régimes politiques, des « constitutions » (politeia) en concurrence ou bien, dit en langue plutôt foucaldienne que platonicienne, du point de vue des différentes formes de gouvernementalité envisagées sous l’angle des relations entre gouvernants et gouvernés et de la prise en compte de l’inconditionnel, sera donc moins que jamais celui qui oppose « la démocratie » à ses ennemis ou ce qui en serait l’opposé. Ce « match » opposera les régimes ou les formes de gouvernementalité dont la ligne d’horizon est le programme sommairement dessiné dans ces termes : placer l’action gouvernementale et la relation entre gouvernants et gouvernés sous le signe de la promotion (pas seulement de la défense) de l’habitabilité, la respirabilité, la vivabilité. Ce qui suppose, entre autres choses, que soient radicalement redéployées toutes les notions fondatrices du discours de la modernité politique – notamment le discours des libertés, totalement corrompu par l’esprit du libéralisme et l’individualisme à l’occidentale – comme l’épreuve de la pandémie a été l’occasion de le vérifier de la manière la plus irrécusable qui soit. Si l’esprit ou la quintessence des « libertés individuelles », c’est ce qui consiste à mégoter, tricher et donner libre cours aux égoïsme sacrés dès lors que sont en question les mesures de salut public (on pourrait recourir ici aux majuscules destinées à réveiller les souvenirs historiques) qui sont la condition pour faire barrage à la pandémie, alors il est plus que temps de dire que ces libertés ne valent rien ; ou plutôt que leur culte gâteux ne vaut que ce que vaut un peuple suffisamment défait pour voir dans cette pauvre acception de la liberté le meilleur de l’héritage des Lumières et de 1789. Un peuple libre ou qui, du moins, a conservé l’intuition de sa liberté comme condition de son existence collective est un peuple qui se rassemble pour agir comme une communauté de destin face à une épreuve que lui impose le cours des choses. Une collectivité qui ne se hausse pas à ce niveau, ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une communauté, c’est un troupeau – et encore, l’emploi de ce terme est ici dépréciatif pour les bestiaux qui, eux, n’ont guère le choix.
Dans la généalogie de la biopolitique moderne dont Foucault dessine les grandes lignes, on voit surgir la figure pastorale, figure ancienne qu’il fait remonter à une tradition juive plutôt que grecque. Mais la notion du troupeau qui surgit ici ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt : les formes modernes des pouvoirs subissent une décisive inflexion en désinvestissant le domaine de la souveraineté classique pour se reterritorialiser autour de celui de la prise en charge des populations, le « faire vivre ». Mais ce n’est là qu’un angle de vue sur les pouvoirs modernes. Sous un autre, celui du gouvernement des vivants, des conditions même de l’exercice de celui-ci, l’accent est placé sur la relation entre les deux pôles dont est fait ce gouvernement – et cette relation, c’est cela même qui est en jeu dans la gouvernementalité. Ce qui veut donc bien dire que sous un régime biopolitique moderne, la population objet du « care » des pouvoirs articulés les uns sur les autres a toujours un double sinon actuel du moins virtuel, qui est le peuple – pas celui des élections, pas celui qui est soluble dans cette autre forme pastorale qu’est l’institution démocratique (l’électeur comme mouton, sur une célèbre affiche de Mai 68), mais précisément celui qui se forme et se reforme dans l’épreuve, ce moment d’intensité, de quelque espèce qu’il soit – une résistance locale, un soulèvement, un désastre sanitaire, une guerre...
Cette condition du « doublet » population-peuple est bien ce qui se profile derrière l’accent porté par Foucault sur le fait que la relation entre gouvernants et gouvernés n’est pas à sens unique – les gouvernés sont portés à la rétivité, ils entrent dans des conduites de résistance, des contre-conduites, la relation même entre gouvernants et gouvernés fait l’objet de formes de subjectivation en conflit et là où la division se profile derrière l’enjeu général de la gouvernementalité, la figure du peuple revient – c’est bien un peuple du soulèvement que Foucault voit se former en Iran lorsque la masse gouvernée sur un mode policier et despotique se transforme en foule indomptable transfigurée par une gigantesque insurrection de conduite(s) collective.
Ce dont l’échec des gouvernants « démocratiques », à peu d’exceptions près, face à la pandémie du Covid 19 est le signe manifeste, c’est bien l’effondrement du programme biopolitique classique des pouvoirs modernes placés sous le régime général du libéral-démocratique. Ce n’est pas seulement que ceux-ci, à l’épreuve de la crise sanitaire, réduisent la voilure du « droit à la vie » dont ils sont censés être les promoteurs (en démontrant clairement leur incapacité à protéger tout le corps du vivant collectif – on laisse, au cours de la première vague de la contamination, les vieillards crever dans les EHPAD), c’est surtout qu’ils persistent à gouverner selon un pli où la seule santé qui, dans leur perspective et sur leur ligne d’horizon, compte, c’est la santé de l’économie (ce qu’ils soignent, c’est « la reprise », tandis qu’ils exhortent les gouvernés à apprendre à « vivre avec le virus », c’est-à-dire à se faire à l’idée que les vieux et les personnes fragiles vont continuer à mourir du Covid, comme si la chose était inévitable et résorbable dans le cours des choses).
Ce que cette engeance gouvernementale tournée vers la mort redouterait plus que tout, c’est bien sûr que de cette population démoralisée et désorientée par la pandémie qui s’éternise surgisse un peuple qui, dans ces conditions même, se rassemble autour du motif de son droit à la vie contre l’incompétence criminelle de ses gouvernants. Mais encore faudrait-il que cette notion d’un droit à la vie se désintrique radicalement des petits calculs et intérêts individuels – le droit, quand même, de faire la fête avec les copains, de partir en vacances envers et contre tout, de déguster un plateau de fruits de mer au restaurant... Dans une telle configuration, un peuple du droit à la vie ne peut être rassemblé que sous l’égide de l’action collective, ordonnée, rationnelle contre la pandémie – tout le contraire du sauve-qui-peut actuel. D’autres l’ont fait, ce sont les peuples fatigués, exténués et somnambuliques qui ne le peuvent pas, qui n’y songent pas, qui ne sont pas dans ces dispositions [8].
L’obéissance rapportée au domaine de l’inconditionnel ne découle pas d’une contrainte (une forme de violence, donc) exercée sur des sujets humains, elle est au contraire l’autre face de leur autonomie. Elle est la manifestation de l’appropriation par ces sujets de ce qui a le statut d’une loi en tant qu’ils se la sont donnée à eux-mêmes. La loi, ici, dans un sens qui excède amplement le juridique sans se réduire au moral, ce sera par exemple qu’au temps de la pandémie, les traçages (et pratiques d’isolement effectif) doivent s’effectuer jusque dans le détail le plus infime, fondés sur la prise en considération d’un intérêt commun se situant au-dessus des libertés individuelles (celle de circuler, de ne pas être tracé, de fréquenter qui l’on veut) et en fondant le suspens provisoire, dans un espace/temps donné : c’est ainsi qu’au début de cette année, le dispositif sanitaire et policier en vigueur à Taïwan a permis de se débarrasser d’un foyer de contamination qui avait commencé à s’incruster dans un des plus grands hôpitaux du pays, en quelques semaines. Pour qu’un tel dispositif soit efficace, il faut déployer des moyens d’exception (qui n’ouvrent pas un crédit d’exception illimité dans le temps et l’espace aux autorités) et mettre le paquet [9].
Contrairement à ce qu’en dit la doxa de la démocratie tiède à la française, cet usage public et revendiqué de l’exception et dont les règles sont claires respecte infiniment davantage la liberté et la dignité des gens (en plaçant au premier plan le souci de leur droit à la vie) que la religion du « d’un côté... de l’autre côté » et des choses à moitié faites dont l’effet est que le fléau prospère sans fin et, avec lui, un marasme collectif et le prélèvement sans fin par le virus d’une sorte d’impôt, non pas du sang, mais du vivant fragilisé et abandonné.
On ne peut pas lutter efficacement contre la pandémie et, dans la foulée, se mettre en ordre de marche contre tout ce qui milite pour une planète de plus en plus inhabitable, irrespirable et invivable sans réactiver et réintensifier le motif du ou des communs. Le fait de se placer sous le signe de l’inconditionnel et du catégorique, lorsqu’on envisage les choses dans cette perspective, n’est en rien incompatible avec l’intensification et la démultiplication d’expériences qui réagencent, revitalisent et refondent le motif démocratique. On peut, au niveau local, combattre le chacun pour soi, l’épidémioscepticisme et le laisser aller en leur opposant la vertu des disciplines effectivement propres à combattre la pandémie – ou, à une autre échelle, la pollution, le réchauffement climatique, la pollution des sols, l’appauvrissement de la faune et la végétation – tout en multipliant les expériences et les initiatives dans un horizon qui est l’autonomie des collectifs situés – expérimenter de nouveaux modes de déplacement, culture (mise en valeur des sols et des têtes), d’ habitat, de vie publique et d’administration locale, bref de mode de vie, qui fassent référence aux communs.
C’est à cette croisée des chemins que sont attendues les bifurcations vitales. Comme souvent les désastres et les catastrophes, la pandémie a ouvert une brèche dans le présent, une fracture béante à travers laquelle sont devenus visibles des éléments de réalité – des vérités – qui nous demeurent habituellement cachés : d’une part l’incapacité désormais structurelle de la caste dominante à assurer les conditions minimales de l’habitabilité, la respirabilité, la vivabilité des espaces dans lesquels sont établies nos existences ; d’autre part l’impasse de l’ethos hyperindividualiste que reproduisent et durcissent sans fin les démocraties contemporaines. S’il n’y a plus de peuple, et si donc nous nous retrouvons désarmés lorsque nous est imposée une épreuve majeure ou une autre, c’est bien que nous sommes enferrés dans l’indigente philosophie de la vie que nous enseigne ce manuel des conduites placée sous le signe de la prolifération de la bulle moïque et de la défection qui affecte tous les communs.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’aujourd’hui les militants de l’économie (l’expression est, si nous avons bonne mémoire, de Bernard Aspe) et qui, à ce titre, œuvrent activement à la destruction des chances de la vie sur la planète ne forment désormais qu’un seul bloc avec les facho-démo – c’est la figure du Janus bifrons ; un exemple d’aujourd’hui même : quand le nano-ministre de l’Intérieur Darmanin tonne contre la décision du maire de Lyon de servir provisoirement des repas sans viande dans les cantines scolaires de la ville, l’accusant d’être un intégriste vegan profitant de sa position pour faire avancer sa cause obscure, il est simultanément sur les deux fronts : d’une part, celui de la politique typique de cette engeance – les facho-démo – dont le geste d’élection est l’épinglage des têtes de Turcs exposées à la vindicte publique – l’islamo-gauchiste, le djihadiste, le criminel sexuel et, c’est nouveau, ça vient de sortir, l’activiste vegan au pouvoir [10] ; de l’autre, celui du nihilisme environnemental actif, celui qui persiste obstinément à ignorer que l’industrie de la viande est l’un des business les plus massivement destructeurs de l’environnement – en bref que l’une des radicales bifurcations qui se placent sous le signe de l’inconditionnel et du catégorique concerne nos mœurs alimentaires [11]. Les deux personnages d’époque, l’activiste du nihilisme économique et le facho-démo, marchent désormais la main dans la main, ils ne font souvent plus qu’un.
L’actuel « miracle » économique dont se glorifient les élites taïwanaises aujourd’hui, pure exception providentielle au temps de la pandémie (un taux de croissance du PIB de 5% au cours des quatre derniers mois de 2020 !), se place très précisément sous ce signe : la pandémie et la guerre froide entre la Chine et les Etats-Unis comme ce don des dieux qui transforme l’île en « niche » où va prospérer de plus belle un développement industriel aussi unsustainable que possible, au même rythme que les surenchères antichinoises de style post-néo-trumpiste. Mais qu’importe : pereat mundus, pour peu que nos affaires prospèrent – telle est la devise de ces gens-là, et qui n’est qu’une version molle et oblique du bon vieux Viva la muerte !