Il n’y a pas d’alternative au soulèvement
« Voici venir la fin du monde. Voici ma fin du monde à moi, immense et sournoise, dans sa lente progression de reptile »
Tadeusz Konwicki, La petite apocalypse
Comme le disait très bien la philosophe transgenre Jennifer Cobrah, dans un texte récemment publié sur ce site même, « faudrait voir à pas confondre un petit remous votif avec un soulèvement populaire » [1]. Le récent succès remporté par la NUPES (et son principal artisan, Mélenchon) lors des élections législatives confirme entièrement cet adage. La NUPES est un colosse aux pieds d’argile qui, dès les premières épreuves de vérité, étalera ses dissensions à l’Assemblée et ailleurs ; elle se montre déjà et se montrera toujours davantage impuissante et divisée, face à une majorité déportée par le cours des choses vers la droite de la droite ; face, aussi, à des fascistes relookés, boostés par leur entrée en force au Parlement et confortés de ce fait même dans leur ambition de diriger le pays dans les temps à venir.
C’est une chance que la NUPES, ne soit pas parvenue à remplir l’objectif que lui avait fixé Mélenchon – gagner le plus grand nombre de sièges au Parlement et contraindre ainsi le Président de la République à le nommer Premier ministre. Un tel succès aurait été en effet par excellence une de ces victoires à la Pyrrhus vouées à s’achever en débandade laissant le vainqueur d’hier exsangue et en haillons. Objet de tous les traquenards auxquels se trouve exposé le chef de l’exécutif dans un tel cadre de cohabitation impraticable, avec un Président de la République conduisant contre lui une guerre d’attrition sans merci, avec une fronde survoltée de la droite et l’extrême droite promptes à dénoncer le péril rouge, miné par les divisions au sein de son propre camp – le chef de la France insoumise aurait été rapidement promis à l’un de ces plats retentissants dans les eaux saumâtres de l’exercice du pouvoir qui, par un effet de balancier inéluctable, ouvrent grandes les portes de l’Etat aux forces obscures de toutes espèces ; ce qui, dans le contexte présent, en France, ne peut s’entendre distinctement que comme : Marine, son désormais très solide appareil, sans oublier ses supplétifs arrachés à la droite réactionnaire « classique ». Sur ce point, on se référera utilement au bilan de l’exercice du pouvoir par Syriza en Grèce et celui de la participation de Podemos à une coalition gouvernementale dirigée par le parti socialiste, en Espagne. Dans les conditions présentes, en Europe, le passage aux affaires du « populisme de gauche », ce n’est pas, comme l’annonçait à coups de trompes Chantal Mouffe, la refondation d’une politique de l’émancipation, c’est ce qui, à l’épreuve de l’exercice du pouvoir, fraie la voie aux partis de la droite radicalisée et aux néo-fascistes xénophobes et ultra-libéraux.
Mais Mélenchon a raté le coche et il ne sera pas premier ministre. Tant mieux pour lui, serait-on tenté de dire, mais, pour autant, le chemin qui s’ouvre devant lui, avec, dans son escarcelle, les cent quarante-deux députés étiquetés NUPES, n’est pas constellé de roses. Vu la composition, tant hâtive que branlante, de la coalition de circonstances mise sur pied à l’occasion de cette élection, la NUPES se dévoilera comme une usine à gaz plutôt que comme une machine de guerre dès les premiers affrontements qui se dessineront, à l’Assemblée et au delà, avec la majorité présidentielle écornée mais d’autant plus décidée à défendre sa position hégémonique et à prendre toute sa part dans le front « anti-rouges ». L’opération conduite par Mélenchon avec succès jusqu’ici n’aurait de sens que si elle parvenait à se poursuivre et s’amplifier en changeant de régime, sous la forme de mobilisation de masse, en se prolongeant dans le champ extra-parlementaire ; seule une telle dynamique serait susceptible de créer un rapport de force tel que des brèches puissent être ouvertes dans les formes présentes de la production de l’ordre (et du désordre qui ne s’en sépare pas) – ceci dans toutes les dimensions de celui-ci.
Que peut-on entendre par « des brèches », ici ? Non pas des augmentations de salaires limitées, non pas une suspension en demi-teinte de la réforme des retraites, non pas « un effort » du ministère des finances pour ralentir l’augmentation du prix des carburants, non pas une collection de demi-mesures et de petits pas de cette espèce, voués à être annulés au premier renversement de majorité parlementaire ; tout au contraire, des décisions dont le propre serait, dans l’ordre des doctrines et orientations générales du gouvernement des vivants, de produire une bifurcation décisive, voire une inversion du cours des choses.
Ce qui serait en jeu serait la composition d’une puissance reposant tant sur une mobilisation populaire que sur une combinaison de forces politiques organisées et dotée de la capacité de donner forme à ce que Trotsky appelait un programme de transition.
Le propre d’un programme de transition est de faire voler en éclats l’opposition artificielle entre revendications partielles, limitées et donc aisément solubles dans les conditions et formes de la domination et du gouvernement, et « programme maximum » (le renversement du capitalisme, la révolution, des soviets partout...) sans prise directe sur la réalité du moment. Un programme de transition est tissé de revendications articulées sur les conditions présentes, telles que les gens (on disait naguère les masses) soient susceptibles de se les approprier en les inscrivant dans l’horizon de leurs propres combats, de leurs espérances, de leur propre expérience de la résistance aux conditions qui leur sont imposées par les gouvernants et les maîtres de l’économie ; mais la qualité particulière de ces revendications en prise sur la réalité immédiate est de dessiner un chemin et d’être portées par une dynamique qui les dote d’une puissance critique ou d’une capacité polémique radicale face à la « règle du jeu » et aux formes instituées de celle-ci.
Dans la situation présente, des revendications telles qu’une réduction massive du temps de travail ; une réforme fiscale destinée d’une part à contrarier massivement les inégalités croissantes de revenus et de l’autre à faire prévaloir des impératifs catégoriques en matière d’environnement sur la « santé » du marché ; une réforme draconienne de l’institution policière et un bouleversement de la « philosophie » du maintien de l’ordre ; une refondation du droit d’asile et des conditions de séjour des étrangers en France – des mesures de cette sorte s’inscriraient dans une telle perspective.
Mais le propre de revendications ou de mesures dotées de cette propriété ou de cette qualité consistant à enclencher une dynamique transitoire ou transitionnelle est de ne pouvoir prendre réellement corps qu’en étant portées par une puissante mobilisation, une montée en force susceptible de transformer les rapports de force entre gouvernants et gouvernés, peuple et dirigeants, masse et élites. Or, une telle dynamique ne saurait en aucun cas être cantonnée à la sphère de la politique institutionnelle, celle dans laquelle les appareils de la démocratie libérale, les partis, la bureaucratie de la politique étatique sont rois.
Elle requiert impérativement des formes de mobilisation qui, précisément, débordent les cadres de la politique des partis et de l’Etat, en fassent sauter les verrous et en contrarient les usages et les règles. Or, le propre des fantasmagories insoumises (« Mélenchon premier ministre ! ») et plus encore de l’opération ayant abouti à la constitution de la NUPES, c’est de reléguer cette perspective dans un arrière-plan tout à fait indistinct. Pour cette espèce de néo-notables de l’insoumission de papier (parfaitement représentative à cet égard du réformisme non seulement tardif mais gâteux), la marche au pouvoir passe exclusivement par la formation d’une majorité parlementaire laquelle, à son tour, est la prémisse obligée autant qu’exclusive d’un changement d’orientation politique favorable au monde populaire, « the many », comme dirait Jeremy Corbyn.
Du fait de la composition de la nouvelle Assemblée, le Parlement pourrait redevenir, au cours des mois et peut-être des années qui viennent, cette sorte d’ « arène » qu’elle était aux temps de la démocratie parlementaire classique, théâtre de joutes oratoires et d’empoignades incandescentes. Mais ce retour du grand cirque parlementaire où les fascistes cravatés partageront le haut du pavé avec les insoumis à col ouvert, ne sera qu’un trompe-l’œil et le lieu de toutes les diversions – personne n’y renversera la table et, en l’absence d’un mouvement populaire qui bouscule les règles du jeu, la montagne (Montagne ?) de la NUPES, minée par ses dissensions, n’y accouchera que des squelettiques souris légiférantes. La fraction parlementaire de la pseudo-nouvelle gauche mollement agrégée autour de son roi Pétaud s’épuisera au fil de la série des escarmouches l’opposant tantôt à ce qui reste de majorité au monarque en titre (le Marais macronien), tantôt aux vestiges de la droite réactionnaire classique, tantôt aux fascistes costumés en élèves-modèles de la démocratie parlementaire, et tantôt, enfin, à tout ce beau monde faisant barrage de son corps contre toute tentative de desserrer l’étau de l’austérité néo-libérale, du régime sécuritaire et policier, du nouvel ordre moral.
Au fil de ces vaines batailles où l’ineptie, la bassesse et la vulgarité du nouveau parti de l’Ordre, celui qui se tient dans l’espace balisé par les deux M (Macron-Marine), donnera toute sa mesure, le peu de réserve combative composée par le succès assez inattendu du rassemblement de circonstances agencé par Mélenchon s’épuisera, se volatilisera – ceci jusqu’à ce que le maître du jeu, sous un régime plus présidentialiste, c’est-à-dire bonapartiste, que jamais, décide que l’heure est venue de siffler la fin de la récréation, et, dissolvant l’Assemblée, convoque de nouvelles élections. Infailliblement alors, ceux-celles qui répondent encore à ce type de convocation (la moitié du corps électoral, une portion toujours plus congrue de la population majeure de ce pays), prenant acte de l’impuissance de la NUPES et de ses palinodies se laissera tenter par d’autres « offres » – pas difficile de deviner lesquelles – après tout, la normalisation du parti brun, conduite de main de maître par la fille du para tortionnaire, porte ses fruits, les fascistes propres sur eux font désormais partie intégrante du système des partis ayant vocation à gouverner le pays et, plus le temps passe, plus le fait que le RN n’ait pas encore eu l’occasion d’accéder aux affaires apparaît comme une anomalie – pas de démocratie représentative sans alternance des partis de gouvernement au pouvoir !
Les derniers stigmates de l’ « exception » qu’aurait longtemps constitué le parti fasciste (un leurre, si l’on y regarde de plus près, tous les partis institutionnels ont, sans exception, activement travaillé, en sous-main ou ouvertement, à la normalisation du FN-RN, depuis les années Mitterrand) se sont effacés ; ceci avec d’une part le congédiement du supposé « front républicain », récusé et abjuré sans état d’âme par le parti macronien lors des dernières Législatives ; et, de l’autre, pour la première fois, la présence d’une forte fraction parlementaire post-néo-fasciste à l’Assemblée. La marche au pouvoir des fascistes parfumés à l’eau de lavande démocratique passe par les institutions de la République, le Parlement faisant ici figure d’avant-dernière étape.
Ceux-celles qui imaginent que le fait que les fascistes aient opté pour la voie parlementaire en vue de leur accession au pouvoir les rend plus civilisés ou moins dangereux, les adoucit en les apprivoisant, ne comprennent rien à rien. Toutes choses égales par ailleurs, les nazis ont disposé, à partir de la fin des années 1920, de fortes fractions parlementaires et ils n’ont pas eu à violenter les institutions de la République de Weimar pour accéder au pouvoir – c’est le maréchal Hindenburg devenu président de la République, qui, dans les formes les plus légales qui soient, a appointé Hitler comme chancelier, le 30 janvier 1933. Ce n’est pas le style et la manière qui tranchent ici mais bien le programme. Pour l’essentiel, ces gens-là, quand ils arrivent aux affaires, « tiennent leurs promesses ». Le fait que les députés fascistes soient affublés de chemise brunes ou costardés n’est pas ce qui importe – c’est le programme de gouvernement du RN qu’il faut lire attentivement, entre autres, tout son volet économique, « social » et, bien sûr, « immigration ».
Par quelque bout que l’on envisage la situation française aujourd’hui, on parvient invariablement à la même conclusion : la seule perspective stratégique réaliste, le seul facteur susceptible de faire sauter les verrous, la seule option dans l’horizon de laquelle il vaille la peine de s’activer aujourd’hui est celle du soulèvement ; celle d’un soulèvement populaire non pas destiné à exercer une pression plus ou moins irrésistible sur les appareils politiques et les gouvernants, ni même à leur tordre le bras, mais à redessiner, reconfigurer entièrement le champ de la politique – celui des relations entre gouvernants et gouvernés. Il s’agirait bien d’un nouveau lancer de dés qui ouvre le champ d’une séquence entièrement nouvelle ; à chaque nouveau lancer de dés, c’est une toute nouvelle « partie » qui recommence – on reprend les choses à zéro.
S’activer dans cette perspective, cela suppose une réforme de l’entendement politique de la masse : se desceller des formes de la politique des partis et de l’Etat, déserter celle-ci, la destituer, faire défection, s’arracher au fétichisme de cette marchandise avariée qu’est la politique de l’Etat (et de marché) et qui est avant tout un théâtre d’ombres, un village Potemkine.
Le soulèvement populaire n’est pas une utopie, une fantasmagorie ou une notion abstraite, il est au contraire ce dont chacun-e peut vérifier tant la réalité tangible que l’efficience, soit de par son expérience propre, soit selon l’expérience historique attestée : tout récemment, le mouvement des Gilets jaunes en a dessiné les prémisses et montré le tracé – même si, à défaut d’avoir pu s’étendre, s’approfondir et se généraliser, il a été voué à succomber au traitement policier d’une brutalité toute versaillaise qui lui a été opposé par la clique Macron-Castaner, sans oublier l’hostilité jamais démentie des médias alignés sur le parti de l’ordre . Mais ce tracé inédit et totalement hétérogène à la politique des partis et de l’Etat s’est bien dessiné sous nos yeux, esquissant une ligne de fuite hors du champ mortifère de la politique placée sous le régime de l’économie reine et de son double, la démocratie policière.
De la même façon et à plus vaste échelle, si l’on peut dire, à ceux-celle qui perçoivent le soulèvement « de la base au sommet » comme une pure et simple vue de l’esprit, tant sa notion même dépasse aujourd’hui leurs facultés imaginatives, demeurant étranger au champ de leur expérience propre, nous répondrons simplement ceci : le soulèvement tourné vers l’émancipation existe, à l’échelle des vivants et pas seulement des morts, la preuve étant que nous sommes encore un peu plus qu’une poignée à pouvoir en témoigner, ici et maintenant : nous l’avons rencontré en mai et juin 1968, avec la levée en masse du mouvement étudiant, puis les émeutes du Quartier latin, puis la grève générale ouvrière des dix millions, les occupations d’usines, les comités d’action proliférant en tous lieux, le déferlement de l’extraordinaire puissance défective d’un mouvement populaire desserrant l’étreinte de l’exploitation et de la dépendance aux appareils idéologiques de l’Etat et du Capital.
En dépit de tous les efforts des activistes de la renégation, de la normalisation de Mai 68, en dépit de la brutalité de la Restauration qui a suivi, le cristal de l’événement que fut ce soulèvement de la masse ne s’est jamais avéré soluble dans la « modernisation » de la société française ; pas davantage ce soulèvement n’est réductible à la figure du rejeu mimétique et bavard (figure supposément post-moderne) de toutes les révolutions du passé. Tout au contraire, le tracé révolutionnaire de Mai 68 demeure parfaitement repérable, dans notre présent même ; c’est qu’il s’agit bien de l’événement qui, par excellence, dans l’histoire récente, demeure associé à la figure d’une politique de la masse, d’une communauté politique tournée vers le renversement des conditions existantes, d’une levée en masse non appareillée par l’Etat. A ce titre, et c’est là l’essentiel, il excède absolument tout ce qui peut se subsumer aujourd’hui sous les convocations lancinantes de la démocratie « directe », « participative », « refondée », « revitalisée », etc. ; ou plus exactement : il demeure entièrement hétérogène, dans sa propriété première de soulèvement, à ce qui s’entend communément sous ces espèces.
Affirmer que le soulèvement populaire est, dans la situation présente, la seule perspective stratégique qui vaille, c’est-à-dire qui fasse sens et soit dotée d’une force propulsive dans l’horizon d’une politique de l’émancipation et de l’égalité, désormais inséparable d’une politique de la refondation du mode de vie, cela pourrait demeurer une pure pétition de principe – formelle et abstraite, à ce titre ; encore faut-il, bien sûr, se poser la question des conditions de possibilité d’un tel soulèvement. Nous nous rapprochons ici de la définition célèbre qui propose Lénine d’une situation révolutionnaire – des critères qui permettent de définir ou identifier une telle situation – le fait que les gouvernants ne puissent continuer à gouverner « comme avant », le fait que les gouvernés n’acceptent plus d’être gouvernés « comme avant, pour l’essentiel. On a là une approche qui se concentre sur les conditions du gouvernement des vivants, le champ des forces dans lequel se situe la relation entre gouvernants et gouvernés – cela même que Foucault désigne comme l’enjeu de la gouvernementalité. Ce qui définit la situation révolutionnaire, c’est une crise majeure, voire une crise agonique du gouvernement des vivants en tant que celui-ci est articulé sur une forme spécifique de domination ; ou, en d’autres termes, qu’il est la traduction de la domination dans la sphère gouvernementale.
Or, ce sur quoi aujourd’hui même le sens commun le moins imaginatif de la médiacratie tend à s’accorder, c’est bien que les institutions et procédures de la démocratie parlementaire dit représentative, avec le système des partis qui en constitue le complément, sont enrayées. Tel édito du Monde évoque l’« affaissement » de la démocratie aux Etats-Unis [2] ; tel article s’étend longuement sur le fait que dans la plupart des démocraties européennes, l’effondrement des grands partis traditionnels débouche sur la formation de coalitions de circonstances entre les débris de ce qu’il en reste et de nouvelles forces populistes surgies de nulle part ou plutôt suscitées par l’appel du vide [3]. La banalisation du gouvernement à l’urgence, la multiplication des dispositifs d’exception, la montée de l’autoritarisme dans les démocraties libérales dont le versant policier se renforce sans relâche, la plaie concomitante de l’incompétence et du cynisme des élites gouvernantes – tout ceci est bien la manifestation protéiforme de l’incapacité de ces dernières à « gouverner comme avant ». Cette crise est à la fois globale et structurelle et spécifique, circonstanciée, s’exposant dans des formes toujours plus aigües et manifeste à l’épreuve du réel – la pandémie du Covid 19, la guerre en Ukraine, les « défis climatiques », etc.
Quant à savoir ce qui disposerait une partie au moins de la population au soulèvement, c’est-à-dire pourrait donner forme à un peuple du soulèvement – cette question se présente aujourd’hui sous le signe de la plus grande des complexités. La disparition du prolétariat en tant que sujet providentiel de la dialectique historique orientée vers l’émancipation a pour effet de placer tout diagnostic ou pronostic à propos de la possibilité même d’un soulèvement populaire sous le signe de la « complication » au sens où l’entend Claude Lefort – les choses deviennent « plus compliquées » que nous le pensions naguère ou que persistent à le penser certains [4]. Ce n’est pas pour rien que nous parlons ici de soulèvement et pas de révolution. Ce n’est pas pour rien que, lorsque nous tentons d’en penser les conditions, nous faisons référence à l’approche léniniste de la crise ou la situation révolutionnaire, mais en en secouant le carcan – ce qui l’a figé en orthodoxie. C’est que l’opération consistant à superposer ou fusionner un sujet socio-économique singulier (les ouvriers de la grande industrie, les masses urbaines russes) avec le sujet politique et historique (supposé ou allégué) de l’émancipation n’est plus possible. Nous devons donc nous demander avec insistance non pas tant quel serait le sujet collectif de la révolution (sujet nécessairement providentiel car convoqué par la dialectique historique et ses lois) que comment peut se composer un peuple du soulèvement, par quelle opération et quelles en seraient les parties constituantes ; c’est ici que Laclau, relayant Gramsci, nous aide à nous séparer de l’orthodoxie léniniste – sans rompre pour autant avec, disons, ce qui en constitue l’inspiration première : une pensée des conditions de possibilité de la rupture avec ce qui fonde la systématicité de l’ordre capitaliste [5] (et, dans le monde d’aujourd’hui, le régime sous lequel se place le gouvernement des vivants aux conditions de l’Economie – la démocratie libérale).
Le mouvement des Gilets jaunes a montré que la question de savoir tant ce dont peut être composé, socialement, un peuple émergent de l’émancipation que l’opération par laquelle il produit un événement est désormais d’une grande complexité – une multitude de variantes et de combinaisons est, on le sait maintenant, possible et concevable. La variabilité et l’aléatoire sont désormais au poste de commande. Mais, inversement, le simple fait que ce peuple en acte ait existé, quand bien même il a été étouffé, démontre que la disposition au soulèvement n’a pas disparu parmi ceux d’en bas, dans la société française. L’évaporation du sujet providentiel de la révolution n’a pas enterré à tout jamais l’esprit du soulèvement, le désir de celui-ci. Mais, bien sûr, l’effacement du sujet historique destiné à être l’opérateur du basculement sans retour dans la nouvelle Histoire, celle de l’émancipation des travailleurs, constitue le talon d’Achille de tout soulèvement contemporain : les Gilets jaunes composent une force partielle, fragmentaire qui, aussitôt, se heurte à d’autres forces et la capacité d’agrégation de la première ne se compare pas aux dix millions d’ouvriers grévistes de Mai-Juin 1968.
Ce qui aujourd’hui alimente le scepticisme largement partagé à propos des chances du soulèvement et de sa possibilité même, c’est évidemment le basculement de fractions entières des couches populaires dans le camp du ressentiment, et qui les conduit à rallier, plus ou moins sporadiquement ou activement, les différents groupements fascistes, à adhérer à la propagande xénophobe, complotiste, populiste et démagogique de ceux-ci ; ce qui conduit ces couches à se laisser emporter par toutes les fuites dans l’imaginaire nourries par cette agitation nauséabonde. L’hypothèse selon laquelle la longue marche au pouvoir de ces partis, avec leurs pseudopodes désormais solidement établis dans l’appareil d’Etat et les industries de la communication trouverait son débouché dans les années à venir est désormais des plus réalistes, sinon probable. Or, dans une telle configuration, la poussière d’humanité plus ou moins volatile qui vote pour les partis fascistes aux élections deviendrait une masse mobilisée et embrigadée au service d’une politique disposant de tous les moyens de l’Etat. Des fascistes, aussi « post- » et « néo- » soient-ils, disposant des moyens de l’Etat ainsi que de la capacité de susciter, au service de leur politique, un climat de mobilisation générale – cela dessine les contours d’une configuration politique nouvelle dans laquelle le soulèvement populaire ne peut déboucher que sur une guerre civile. L’accession des fascistes au pouvoir, ce n’est jamais, dans nos sociétés, aussi différentes soient-elles de celles du XXème siècle, un simple accident de parcours (ou de santé) de la démocratie représentative. C’est une apocalypse dont nul ne saurait prédire qu’elle demeurera confinée dans la dimension du « mauvais moment à passer ».
Cette hypothèse fasciste (qu’il faut nommer comme telle, sans euphémisme) ; ça n’est pas une histoire de croquemitaine qu’on se raconte pour se faire peur, c’est une possibilité à prendre tout à fait au sérieux et, comme telle, un élément du réel. Or, la première des choses qui vient à l’esprit à propos de ce possible, c’est que l’on ne résiste pas à un parti fasciste colonisant le pouvoir d’Etat de la même façon qu’à un régime ultra-libéral-policier à la Macron-Darmanin. C’est bien ici que se situe l’une des difficultés du présent : il convient de s’y préparer à une telle hypothèse, non moins qu’ à celle du soulèvement toujours possible – or, l’une et l’autre perspective supposent des dispositions non seulement différentes, mais tout à fait opposées.
Ce qui déplace aussi l’approche léniniste de la crise révolutionnaire, c’est le fait même que la proposition « les gens d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant » s’est en quelque sorte diffractée et élargie, a essaimé et s’est, disons, globalisée. Ce ne sont pas seulement les formes et les objectifs du gouvernement des vivants auxquels la masse des gens est devenue rétive ou pour lesquels elle éprouve une aversion plus ou moins prononcée ; ce sont désormais, plus généralement, les formes générales du mode de vie tendant à être indistinctes de celles de l’exploitation et la domination qui sont devenues l’objet d’un litige permanent – de la simple « fatigue » au refus ouvert et déclaré de « continuer comme avant ».
Ce qui a pour conséquence que le champ de la rétivité, des conduites de résistance, des contre-conduites, des mouvements de déprise, de la défection, des flux destituants, de la constitution de foyers et bastions en forme de zones libérées ou de refuges, des mouvements insurrectionnels (etc.) – ce champ s’est considérablement élargi au cours de la séquence même où il nous a fallu faire le deuil des catéchismes révolutionnaires hérités des deux siècles précédents. Tout un continuum/discontinum de la rétivité existe désormais, dans (pour) lequel est en cause non seulement la relation entre gouvernants et gouvernés, mais ce qui en constitue aussi bien le substrat, le désordre institué sur la toile de fond de la dictature de l’Economie, avec objets du culte qui s’y rattachent (le productivisme, la croissance...) et l’enjeu global de ces processus : la destruction en cours de l’habitabilité de la planète.
Dans cette configuration, il faut être attentif aux signaux émis par les différents milieux sociaux subalternisés, frappés à des titres divers par ce qui se subsume couramment sous le syntagme flou de « la crise », marginalisés ou, éventuellement, radicalisés par les chocs successifs enregistrés au cours des dernières décennies et affectant aussi bien leurs relations aux gouvernants, aux pouvoirs, à l’Etat que, plus généralement, leurs modes de vie et d’insertion dans les collectifs. Ces signaux sont violemment contrastés. Le moins que l’on puisse dire est que l’esprit du soulèvement n’est pas la chose la mieux partagée, dans un pays comme la France, parmi ceux qui, naguère encore, étaient supposés constituer le cœur de la rétivité fondamentale aux conditions de l’ordre capitaliste – ceux qu’on appelait alors « les travailleurs » et dont on affadit la dénomination à loisir aujourd’hui – « les moins privilégiés » (the underprivileged). Ce qui, pour une fraction toujours croissante d’entre ces gens ordinaires, ce « grand nombre », a pris le pas sur la disposition plus ou moins marquée au soulèvement (au grand refus actif), c’est l’esprit du ressentiment, et la Grande Plainte qui le nourrit et qui l’oriente infailliblement vers les partis de la vindicte, les fascistes de gouvernement.
Mais inversement, le délitement tant des formes régulières, « normales », légitimées du gouvernement des vivants, sous l’effet de la grande déconstruction néo-libérale, que des assises du mode de vie et de l’existence commune, cet affaissement nourrit de puissants mouvements de déterritorialisation/reterritorialisation ; ceux-ci sont fondés sur l’initiative et la créativité de ceux/celles qui non seulement sont portés à prendre la tangente, mais à investir leur énergie et leurs ressources affectives et intellectuelles dans l’invention de nouvelles formes et lieux et espaces de vie.
La prolifération des espaces d’expérimentation de nouvelles formes de vie, des collectifs tournés vers la recherche de lignes de fuite hors des territoires balisés par la dictature de l’Economie et les appareils policiers qui la soutiennent est assurément l’un des traits de l’époque. Cette efflorescence nourrit toutes sortes de spéculations autour du motif d’un évidement du capitalisme, celui-ci se délitant progressivement, miné par la multiplication de ces espaces et des pratiques collectives qui les soutiennent. Une sorte de longue marche, tantôt silencieuse, moléculaire, tantôt bruyante, exposée, insurrectionnelle (la ZAD de Nantes...) serait engagée qui, lentement mais sûrement, tracerait la voie d’un dépérissement de la forme générale (la matrice) capitaliste [6] ; ceci dans une perspective où la question de l’affrontement central et direct avec le pouvoir d’Etat, la question de la prise du pouvoir cesserait d’être la pré-condition impérative de la fin de l’exploitation et de l’entrée dans une nouvelle Histoire ; une perspective destinée ici à révoquer l’approche léniniste de la question du pouvoir et à la stratégie révolutionnaire toute entière concentrée autour de l’instant t de la crise révolutionnaire et de la conquête du pouvoir d’Etat à l’occasion d’un soulèvement armé, instruit et conduit par le parti regroupant l’avant-garde révolutionnaire.
Mais il n’est que trop visible que ce modèle stratégique prôné par les tenants du « mouvementisme » contemporain qui fait flèche de tout bois et s’investit dans le soutien à tout ce qui, aux quatre coins de la planète, se « mouvemente », s’agrège et résiste – sans considération particulière de la singularité des configurations locales, des motivations et des objectifs des acteurs de ces mouvements, du tracé de ces derniers, est dépourvu de toute capacité ou visée proprement stratégique. Il n’est que trop visible que ce modèle même n’est que la copie conforme, en version désinstitutionnelle, néo-basiste, tantôt néo-zapatiste, tantôt néo-zadiste, moléculaire et déterritorialisée d’une forme ancienne, célébrée notamment dans les premières décennies du siècle dernier par le « pape » de la social-démocratie allemande Karl Kautsky [7] : la longue et patiente marche du mouvement ouvrier vers son inéluctable conquête d’une position « majoritaire », la construction progressive d’une hégémonie au terme de laquelle ses adversaires politiques et les capitalistes se verraient contraints à rendre les armes – un processus dont le propre est de récuser les moyens violents de la grève générale insurrectionnelle ou de la prise d’armes. Le propre de ce modèle stratégique fondé sur la notion du progressif et irrésistible investissement des appareils de la démocratie parlementaire par les partis ouvriers est, en tout premier lieu, d’éluder (de pratiquer l’élision) du moment de la décision – celui où, à l’occasion de la crise révolutionnaire, tout se joue de l’affrontement entre les classes et les forces en conflit pour le pouvoir.
On discerne, au fond, aujourd’hui deux formes de néo-kautskysme : celui, d’une part, orthodoxe, qu’incarne au plus près le parti de Mélenchon et tout ce qui s’agrège autour de son projet de longue marche à travers les institutions ; et, de l’autre, celui qui s’est reterritorialisé du côté des luttes autour des espaces libérés et de l’expérimentation, qui n’en finit pas de s’émerveiller de la vivacité et de l’inventivité des mouvements émergeant un peu partout, comme si une sorte de main invisible de l’esprit de résistance pourvoyait à la convergence objective des mouvements indigénistes en Equateur, de la lutte contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure et de la résistance des « démocrates » hongkongais à la normalisation de l’ancienne colonie britannique par le pouvoir central chinois...
Ce qui se trouve éludé dans l’une et l’autre perspective, c’est la relation qui s’établit entre la division, la structure antagonique du conflit mettant aux prises les forces en présence (non plus seulement exploiteurs et exploités, patriciat et plèbe, mais aussi militants de l’Economie – et, ipso facto, du désastre écologique – et activistes embarqués dans l’invention de nouvelles formes de vie émancipées de la dictature du Capital). Ce qui se trouve gommé, c’est le caractère inéluctable de l’affrontement se condensant dans ce moment décisif.
Il est certes vrai que la sortie du capitalisme entendue comme processus général doit s’entendre moins comme destruction, ce que les révolutions inspirées par la doctrine marxiste ont échoué à réaliser (le capitalisme repoussant sous toutes ses formes comme du chiendent), mais bien plutôt sur le mode de la désaffection, du désinvestissment, du déplacement ; « un jour » – ou plutôt dans une suite de jours, de mois, d’années, les gens, des gens, dispersés sur tout le pourtour de la planète et établis dans toutes sortes d’activités, se mettent penser et faire autrement, à agencer leurs existences, leurs relations, leurs productions et leurs actions sur un mode non-capitaliste ou qui, plus ou moins massivement, tend à se « dé-capitaliser » – bref, ils « oublient » le capitalisme, ils cessent d’être des sujets capitalistes en se déplaçant vers d’autres dispositions, pratiques, façons de faire, ils mettent de côté l’affect capitaliste ou plutôt, celui-ci cesse de les habiter, de les zombifier.
Cette figure générale du processus d’une émancipation par désaffection, pas de côté et oubli, inscrite dans l’épaisseur des mondes pratiques avant tout, est, à l’échelle globale, la seule porte de sortie hors de l’espace suturé, balisé par le désormais célèbre aphorisme selon lequel il serait dorénavant, au fond, plus facile de détruire la planète que le capitalisme.
Cependant, dans le même temps, au plan que l’on peut désigner comme proprement politique, celui où se manifeste dans toute sa virulence le conflit inexpiable entre forces de vie et forces de mort, entre non pas le capitalisme comme forme générale mais les capitalistes comme classe ou espèce, comme militants non plus seulement de la démocratie de marché mais aussi de la destruction de l’habitabilité de la planète, les choses se présentent différemment.
Sur ce plan où sont en jeu les relations entre gouvernants et gouvernés, l’affrontement des forces en présence et les enjeux de pouvoir, ce qui prévaut, c’est la figure de la guerre. Plus que jamais, dans notre présent, le renversement de la formule clausewitzienne naguère suggéré par Foucault trouve sa pleine confirmation : la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. La matrice du conflit, avec toutes ses formes d’institutionnalisation et de domestication mises en œuvre depuis la seconde moitié du XIXème siècle sous les espèces et dans les espaces de la démocratie représentative, cela demeure envers et contre tout la guerre – avec le moment sagittal de celle-ci – l’instant où tout se joue, la bataille décisive, la situation dans laquelle tout bascule.
Le propre du néo-kautskysme d’aujourd’hui, à l’image de son modèle, est d’escamoter ce moment crucial et terrible où l’affrontement se dénoue, où les tensions entre les forces adverses atteignent leur paroxysme. Ce n’est pas pour rien que, dans la perspective léniniste, guerre et révolution forment un couple à peu près inséparable. Ce moment violent, les kautskystes de notre temps veulent l’oublier. Alors ils comptent sur leurs doigts le nombre de députés qu’il leur faudrait rassembler pour que la désignation de leur leader comme premier ministre apparaisse comme s’imposant d’elle-même. Ou bien alors, dans la version extraparlementaire, ils dressent l’inventaire des zones libérées et des mouvements dont la cumulation et la combinaison permettrait d’atteindre le point critique au-delà duquel la tyrannie du Capital tomberait en poussière.
Mais ce sont là des châteaux de cartes mentales dont le propre est de s’édifier sur le sable mouvant de l’évitement de la question qui s’établit toujours plus visiblement au cœur de l’époque – celle de la guerre ; non plus dans les formes localisées et éparpillées qui ont prévalu depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et dans le temps de la toute paradoxale « paix nucléaire », mais bien d’une guerre des mondes mettant aux prises de plus en plus directement des blocs de puissance dont les intérêts globaux apparaissent de plus en plus distinctement incompatibles, à l’échelle de la planète. Cet âge de la guerre des mondes d’une forme inédite est marqué à la fois par l’ascension de la Chine au rang de puissance mondiale défiant l’hégémonie des Etats-Unis ou, plus généralement, de l’Occident et par l’effondrement de l’appareil symbolique de l’impérialisme universaliste des démocraties occidentales. C’est cette conjonction qui, précisément, le rend si dangereux – une nouvelle page d’Histoire hautement inflammable, si l’on peut dire...
Seuls des soulèvements populaires intervenant dans des métropoles du néo-impérialisme « démocratique » seraient susceptibles de reconfigurer dans ces espaces mêmes le champ de la vie politique d’une manière suffisamment radicale pour que se desserre l’étau des contraintes qui, aujourd’hui nous conduisent en somnambules vers des moments apocalyptiques – dictatures et terreur fascistes, guerre des mondes dont les emplacements et les formes se dessinent toujours plus distinctement. Mais, avouons-le, il faut être équipé d’une théologie politique à toute épreuve, fût-elle aussi émancipée que possible des formes religieuses traditionnelles, pour parier sur des tels soulèvements, sur le miracle de l’événement qui renverse le cours des choses, in extremis. C’est qu’en effet, ce genre de retournement de situation tant enchanteur qu’enchanté, celui que plus personne n’attendait, se rencontre plus fréquemment dans les bons et les mauvais films que dans l’histoire des peuples...
Alain Brossat