Ilan Pappé : « Ami·es israélien·nes, voilà pourquoi je soutiens les Palestinien·nes ! »
Ilan Pappé est un historien israélien antisioniste, professeur à l’Université d’Exeter, directeur du Centre européen pour les études palestiniennes, et un compagnon de route de la lutte de libération du peuple palestinien. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquelles Le nettoyage ethnique de la Palestine (Fayard, 2006).
Il est difficile de conserver son sens moral lorsque la société à laquelle on appartient – dirigeants et médias confondus – se pare des atours de la morale et attend de vous que vous partagiez la même fureur vertueuse avec laquelle elle a réagi aux événements de samedi dernier, le 7 octobre.
Il n’y a qu’une seule façon de résister à la tentation d’y participer : si vous avez compris, à un moment de votre vie – même en tant que citoyen juif d’Israël – la nature coloniale du sionisme et si vous avez été horrifié par ses politiques à l’encontre du peuple autochtone de Palestine.
Si vous avez pris conscience de cela, vous ne vacillerez pas, même si les messages empoisonnés décrivent les Palestiniens comme des animaux ou des « animaux humains ». Ces mêmes personnes insistent pour décrire ce qui s’est passé samedi dernier [le 7 octobre] comme un « Holocauste », abusant ainsi de la mémoire d’une grande tragédie. Ces sentiments sont véhiculés, jour et nuit, par les médias et les hommes politiques israéliens.
C’est cette boussole morale qui m’a conduit, ainsi que d’autres membres de notre société, à soutenir le peuple palestinien par tous les moyens possibles ; et qui nous permet, dans le même temps, d’admirer le courage des combattants palestiniens qui se sont emparés d’une douzaine de bases militaires, affrontant ainsi l’armée la plus puissante du Moyen-Orient.
Par ailleurs, des personnes comme moi ne peuvent s’empêcher de soulever des questions sur la valeur morale ou stratégique de certaines des actions qui ont accompagné cette opération.
Parce que nous avons toujours soutenu la décolonisation de la Palestine, nous savions que plus l’oppression israélienne se poursuivrait, moins la lutte de libération serait « stérile » – comme cela a été le cas dans toutes les luttes de libération justes du passé, partout dans le monde.
Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas garder un œil sur le tableau d’ensemble, ne serait-ce qu’une minute. Ce tableau est celui d’un peuple colonisé luttant pour sa survie, à un moment où ses oppresseurs ont élu un gouvernement qui s’acharne à accélérer la destruction, voire l’élimination du peuple palestinien – ou même de sa revendication à être un peuple.
Le Hamas devait agir, et vite.
Il est difficile d’exprimer ces contre-arguments parce que les médias et les hommes et femmes politiques occidentaux se sont ralliés au discours et au récit israéliens, aussi problématiques soient-ils.
Je me demande combien parmi celles et ceux qui ont décidé de revêtir le Parlement de Londres et la tour Eiffel de Paris des couleurs du drapeau israélien comprennent vraiment comment ce geste apparemment symbolique est reçu en Israël.
Même les sionistes libéraux, dotés d’un minimum de décence, ont lu cet acte comme une absolution totale de tous les crimes commis par les Israéliens contre le peuple palestinien depuis 1948, et donc comme une carte blanche pour poursuivre le génocide qu’Israël est en train de perpétrer contre la population de Gaza.
Heureusement, les événements survenus ces derniers jours ont suscité des réactions différentes.
Comme par le passé, de larges pans des sociétés civiles occidentales ne sont pas dupes de cette hypocrisie, qui s’est déjà manifestée dans le cas de l’Ukraine.
Peu de gens savent que depuis juin 1967, un million de Palestinien.ne.s ont été emprisonnés au moins une fois dans leur vie. Et l’emprisonnement s’accompagne d’abus, de torture et de détention permanente sans procès.
Ces mêmes personnes connaissent également l’horrible réalité qu’Israël a créée dans la bande de Gaza lorsqu’il a bouclé la région, imposant un siège hermétique, à partir de 2007, accompagné du meurtre incessant d’enfants en Cisjordanie occupée. Cette violence n’est pas un phénomène nouveau, puisqu’elle est le visage permanent du sionisme depuis la création d’Israël en 1948.
C’est justement grâce à cette société civile, chers ami.e.s israélien.ne.s, que votre gouvernement et vos médias finiront par avoir tort, car ils ne pourront pas se poser en victimes, bénéficier d’un soutien inconditionnel et s’en tirer avec leurs crimes.
Le tableau d’ensemble finira par apparaître, malgré la partialité inhérente aux médias occidentaux.
La grande question, toutefois, est la suivante : mes ami.e.s israélien.ne.s, serez-vous capables de voir clairement cette même image d’ensemble ? Malgré des années d’endoctrinement et d’ingénierie sociale ?
Et, ce qui n’est pas moins important, serez-vous en mesure d’apprendre l’autre leçon importante – celle que l’on peut tirer des événements récents – à savoir que la force seule ne peut pas trouver l’équilibre entre un régime juste d’une part et un projet politique immoral d’autre part ?
Mais il existe une alternative. En fait, il y en a toujours eu une : une Palestine dé-sionisée, libérée et démocratique du fleuve à la mer ; une Palestine qui accueillera les réfugié.e.s et construira une société qui ne discrimine pas sur la base de la culture, de la religion ou de l’appartenance ethnique.
Ce nouvel État s’efforcerait de corriger, dans la mesure du possible, les maux du passé, en termes d’inégalité économique, de vol de propriété et de déni de droits. Cela pourrait annoncer une nouvelle ère pour l’ensemble du Moyen-Orient.
Source : Contretemps, 17 octobre 2023