J’emmerde ta race, Protagoras !

, par Garance Lourson


« L’homme est la mesure de toute chose »

1- Les morts perdent vraiment tout : quand ils claquent, leurs proches sont sommés de restituer leur Carte Vitale, sans même que l’on songe à leur remettre, à l’attention du défunt ou de la défunte, une carte mortale destinée à les accompagner au long de leur interminable voyage dans l’Au-delà.

2- On ne pense bien qu’au prix du déplacement – il faut sans cesse travailler à se décentrer et s’excentrer, à s’exiler, même. La pensée piétine et se rabougrit dans l’autocentration. Exemple : ces Juifs de gauche et sionistes supposément progressistes qui se désolent de la « crise de la démocratie israélienne » et qui ne savent pas prononcer le mot « Palestine » et moins encore mentionner le tort subi par le peuple palestinien. Alors, ils ne pensent pas, ils geignent, ils vaticinent. Prononcer le nom de la chose – fascisme, apartheid – leur arracherait la gueule. Ce qui les indigne, c’est ce qui met à mal la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, pas la somme des horreurs qui se commettent en leur nom. Et donc, ce qui nuit au lustre de la tant vantée démocratie israélienne et nullement, à Dieu ne plaise, l’annexion en cours des territoires palestiniens, avec les horreurs dont celle-ci s’accompagne.

3- Ah, le bon vieux temps (pas si vieux que ça, en fait) des Balto, des Celtic, des P4, des Gitanes maïs ! Cet âge héroïque où le tabac blond, c’était plutôt pour les femmes et où fumer des cigarettes à bout filtre rendait suspect (d’être un peu pédé sur les bords) ? Lorsque d’aventure un homme, un vrai, se voyait offrir ce genre de cigarette efféminée, il se faisait un devoir d’en arracher aussitôt le filtre d’un geste résolu – viril. Les cancers de la langue, de la bouche, de la gorge, de l’œsophage prospéraient, mais c’était sans rapport – la Celtic gros calibre, ça posait son homme. Et fumer, en général et de préférence sans filtre, c’était comme respirer l’air des cimes. Oui, le bon vieux temps, résolument.

4- Se pourrait-il que la grosse colère d’Adèle soit en tout premier lieu l’effet d’apnées du sommeil, sévères ?

5- Les migrants issus du Sud global ont saisi le trait majeur de l’époque dont les habitants du Nord global n’ont pas la moindre intuition : l’absence de toute commune mesure entre le premier global et le second. Ils ont compris que même en étant assigné à la position de derniers des derniers dans n’importe quelle contrée du Nord global, ils y vivront incommensurablement non pas mieux mais moins mal que dans leurs propres pays. C’est la raison pour laquelle ils tentent le tout pour le tout (go for broke) pour franchir la paroi de plus en plus étanche qui sépare les deux mondes. C’est ce qui fait aussi, qu’en dépit des conditions drastiques qu’ils subissent, ils expédient des masses de fric aux proches demeurés au pays.

6- Simple messieurs : jusqu’à quel point, camarades, faites-vous cause commune (corps) avec votre prostate ?

7- Ce n’est pas seulement que « les choses changent », c’est que nos milieux de vie sont striés d’abruptes discontinuités – feuilletez un magazine vieux de quelques décennies seulement, parcourez quelques titres, arrêtez-vous sur quelques publicités et vous mesurerez combien ce qui meuble notre monde vécu s’est non seulement éloigné de celui qui s’y présente, mais est radicalement hétérogène à celui-ci – s’en est vivement désamarré – objets, pratiques, usages de consommation, mode de vie et pas seulement modes tout court. Ce monde d’hier était peuplé de rasoirs électriques de haute précision (qui se rase encore avec un rasoir électrique ?), de romans-photos, de vélomoteurs, de disques microsillons, des soutien-gorge à baleines souples, de paquets de cigarettes associés à la liberté et au grand air (voir plus haut), de machines à écrire et à boules...
Sur ces objets désœuvrés s’agençait tout notre monde pratique, avec ses gestes, ses routines, ses fonctionnalités, ses indices de modernité. Monde non pas seulement d’hier, mais monde perdu, refoulé, oublié – page déchirée. L’illusion de la continuité de nos existences prospère constamment sur le zapping, combiné avec l’adaptation frénétique aux dernières innovations qui font irruption, à un rythme sans cesse accéléré, dans notre monde pratique. Les nouveaux objets s’emparent de nous et deviennent nos maîtres. C’est en ce sens que nous errons dans le présent en somnambules.

8- Avez-vous déjà pissé sur deux vipères surprises en train de copuler au détour d’un chemin ? C’est un des agréments de la vie à la campagne, il faut en profiter, il n’y aura bientôt plus de serpents du tout.

9- Pourquoi faudrait-il que tous les cyclistes aient des selles molles ?

10- Il faut relire aujourd’hui la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) comme s’il s’agissait d’un roman de Jonathan Swift : chacun de ses trente articles est une cinglante satire de tout ce dont aujourd’hui est fait et appelle, en conséquence, un gros éclat de rire cynique ou désabusé.

11- Est-ce être complètement scrogneugneu que s’irriter de la superbe nonchalante avec laquelle le président du jury du Festival de Cannes (le réalisateur suédois Ruben Oestlund, auteur de quelques petits films roués, salués, naturellement, par la critique comme autant de chefs d’œuvre absolus) s’épargne la peine de prononcer décemment le nom et le prénom de la lauréate de la Palme d’or pour les transformer en une sorte de bouillie californienne tant grotesque qu’inintelligible – Djustin’ Twiet ?
La remarque s’applique, réciproquement, à toutes les circonstances où les Français s’appliquent à saloper la prononciation des noms étrangers.

12- Les percées de l’intelligence artificielle ne devraient pas nous inquiéter au point de nous faire oublier la constance de la connerie naturelle.

13- La chose peut désormais être considérée comme acquise : en pissant debout, les hommes cherchent à rabaisser les femmes. Mais il est tout aussi constant qu’en voulant contraindre les hommes à pisser assis, les femmes souhaitent les humilier. D’où il découle tout naturellement que la paix entre les sexes ne sera rétablie que le jour où femmes et hommes se seront entendus pour pisser dorénavant couché.e.s.

14- On paraphrase souvent Luis Borges et son fameux Funes le Mémorieux, pour rappeler que l’oubli est un bienfait et que le type qui se rappelle tout est fou comme un lapin. Mais ce qu’on dit moins, et pour cause, c’est qu’il en va exactement de même des amis : qu’une existence au cours de laquelle on ne perdrait jamais un seul ami (une seule amie), les accumulant sans relâche au fur et à mesure que l’on avance en âge, serait un cauchemar – on passerait son temps et l’on perdrait sa vie à dîner avec untel, entretenir une correspondance suivie avec tel autre, partir en vacances avec un.autre encore, etc. Par bonheur, la fée Providence a pourvu à la chose : on se fâche pour une broutille avec son meilleur ami, tel autre meurt subitement, un autre encore s’en va vivre à l’autre bout du monde et ne donne plus de nouvelles, sans parler de ceux qui succombent à Alzheimer et ne vous reconnaissent plus. Ouf ! L’amitié se renforce en s’épurant.

15- Avez-vous déjà songé à égorger avec un opinel (Opinel ? – marque déposée) l’affreux carlin de votre voisine ?

16- Egalité des intelligences et stupidité : on ne peut que se tenir vent debout contre toute notion d’une hiérarchie ou d’une inégalité naturelle des intelligences. L’intelligence, comme concept pur, notion molaire, ça n’existe pas. On peut être supérieurement intelligent pour certaines choses et stupide pour d’autres. Le fameux quotient intellectuel supposé mesurer l’intelligence « scientifiquement » est, de la manière la plus ironique qui soit, l’une des notions les plus idiotes qu’ait jamais fabriquées la psychologie classique – qui en a pourtant produit en nombre. La hiérarchisation des intelligences n’est le plus souvent que l’effet du préjugé social. On ne peut donc qu’opiner en faveur de l’égalité des intelligences, comme principe général – ce qui ne veut pas du tout dire que tous les gens présentent les mêmes aptitudes pour penser et réaliser les mêmes choses, mais plutôt que les opérations les plus diverses requièrent de l’intelligence humaine et que si les capacités des uns et des autres à réaliser telle ou telle d’entre elles se répartissent inégalement – dans l’ensemble, rien ne permet d’introduire sans préjugé un principe hiérarchique entre les différentes facultés permettant de réaliser ces différentes opérations – changer une durite, sur un moteur, cela ne demande pas moins d’intelligence qu’expliquer à des étudiants tel passage de la République de Platon, cela requiert juste une autre forme d’intelligence.
Mais, d’un autre côté, on ne peut pas nier que la stupidité, ça existe bel et bien et que ça se voit et s’entend au premier coup d’œil ou d’oreille, tous les jours ou presque. Cette stupidité bien grasse, avide à trancher en gros et en détail sur toutes les affaires complexes du monde, celle des perroquets sûrs d’eux-mêmes et dominateurs qui répètent la télé à perdre haleine ; la stupidité sentencieuse qui égrène les lieux communs et pontifie à qui mieux-mieux... La stupidité épaisse du pharmacien Homais... plutôt que celle de Bouvard et Pécuchet, d’ailleurs – il entre quand même pas mal de mépris social dans l’art avec lequel Flaubert campe ses deux « cloportes ».
Comment, donc, concilier le principe de l’égalité des intelligences avec la réalité (accablante) de la stupidité, sa rémanence, son infinie résilience ? Aucune idée. Me voici donc contrainte de m’en remettre à la perspicacité de mes lecteurs – égale ou inégale ?

17- Ce n’est pas parce que l’Enfer est un lieu noir que tous les damnés sont équipés de branchies.

18- Mon grand-père, vitrier sur les pentes de la Croix-Rousse, eut longtemps un vieux chat qui s’appelait Jaille ou Jaï et qui le surveillait d’un œil tandis qu’il tranchait le verre avec son diamant. Je n’ai jamais pu savoir de quel patois ou langue secrète provenait ce nom insolite.

19- Quand Marine sera enfin arrivée aux affaires, par les voies les plus légales, l’immense majorité de ceux qui, des décennies durant s’en étaient tenus à la doctrine du parti « pas comme les autres » (FN, RN...) changeront leur fusil d’épaule et se feront, contre les agités de notre espèce, les gardiens sourcilleux de la légitimité de la facho normalisée – au nom du respect du scrutin populaire. Pour beaucoup d’entre eux, ce revirement s’effectuera d’autant plus facilement qu’ils en seront venus à considérer, entre-temps et tous comptes faits, que tout n’est pas mauvais dans le programme et les façons de faire de la fille de son père.
Notre seul recours (philosophique) sera alors le grand retour à la stricte orthodoxie platonicienne : la démocratie, il faut bien le dire, comme régime soumis aux humeurs variables de la masse, n’est pas vraiment ce qu’on fait de mieux. Nous nous étions habitués à vitupérer contre la démocratie libérale en tant que gouvernement des élites, et se dissimulant de moins en moins comme tel, il nous faudra nous aussi, du coup, changer notre fusil d’épaule : à l’usage, c’est bien aussi comme gouvernement du plus grand nombre (de votants) que la démocratie peut être une machine de mort.

20- Le vice constitutif de l’Ecole : c’est l’espace dévolu aux « explications » de toutes sortes. Or, dans une société composée de sujets arrachés à la condition de minorité (le fondement de la modernité pour Kant), l’ « explication » est en porte-à-faux : c’est qu’elle rétablit, dans son principe même, la séparation entre majeurs (ceux qui expliquent) et mineurs (ceux à qui l’on explique). Donc, l’Ecole ne devrait pas, dans une société qui se place sous le signe de la condition de majorité, être le lieu de l’explication, mais de la propédeutique à cette condition même – l’éveil, la mise à disposition des connaissances, l’incitation à l’approche critique du présent, etc. L’Ecole qui n’en finit pas d’expliquer produit des mineurs perpétuels. Or, il n’y a pas d’âge pour devenir sensible à sa propre condition de majorité et c’est une grave erreur que penser que tout apprentissage passe par l’explication (plutôt que la sensibilisation ou l’analyse). De même, dans une société placée sous le signe de la condition de majorité, un mineur, au sens juridique du terme, est avant toute chose une majeur en devenir, au sens kantien du terme. Mais l’Ecole qui passe son temps à expliquer oblitère ce devenir en figeant la séparation entre majeurs et mineurs sous les espèces de la division entre maîtres et élèves. Elle essentialise la condition de minorité du plus grand nombre au profit de la maîtrise exercée par le plus petit nombre. Elle instaure la dictature de la minorité qui explique plutôt qu’elle éduque et initie – et c’est en ce sens qu’elle persiste à être une institution qui se tient en deçà du seuil de modernité, qui fait « tourner la roue de l’Histoire à l’envers ».
La raison pour laquelle j’ai toujours détesté l’Ecole – j’ai horreur qu’on m’« explique », ce qui revient toujours d’une façon ou d’une autre à me prendre pour une bille.

Garance Lourson