Je suis partout
En quel sens le nom de Tariq Ramadan associe-t-il plus étroitement celui de l’Islam aux violences faites aux femmes que le nom de Dominique Strauss-Kahn celui de la religion ou de la communauté juive au même motif, ou que le nom de Barbarin, archevêque et cardinal, celui de l’Eglise catholique à la pratique de la pédophilie ? C’est évidemment la question qu’appelle la couverture de Charlie Hebdo, du 1er novembre 2017, consistant à « compacter » la condition de harceleur et violeur présumé du premier avec sa condition islamique – Ramadan est en effet caricaturé à travers un personnage au sexe démesuré et en érection, représentation s’accompagnant de ces mots placés dans sa bouche : « Je suis le sixième pilier de l’islam ».
Pourquoi avoir choisi cette association entre une sexualité débordante et monstrueuse (celle signifiée par le dessin) et l’Islam, mais aussi, plus généralement, pourquoi avoir réactivé une fois encore (Charlie Hebdo est coutumier du fait) le cliché orientaliste de l’Arabe à la sexualité exubérante ? Pourquoi, en effet, ne pas avoir plutôt représenté Ramadan, par exemple, bras dessus bras dessous avec les deux autres susnommés dont le nom s’est, notoirement et il n’y a pas si longtemps, associé avec de massives violences faites aux femmes et aux enfants ? Quelle belle occasion aurait eu pourtant, en cette glauque actualité, le journal satirique d’agir selon la vocation – de la satire, à vrai dire, plus que de Charlie Hebdo - à censurer les abus et outrages s’associant au nom des trois grandes religions monothéistes !
C’est donc bien qu’il apparaîtrait que Ramadan, lorsqu’il entre dans le rôle de l’infracteur ou du criminel, serait identifiable à sa condition islamique comme ne le seraient pas DSK à sa condition juive ou Barbarin à sa condition catholique, dans des circonstances comparables. Ce serait, entre autres choses que Ramadan est théologien et professeur de théologie, promoteur aussi, peut-être, d’une certaine théologie politique – celle de la nébuleuse des Frères musulmans. Mais cela suffit-il à ouvrir le champ aux massives assimilations entre ses forfaits allégués et sa religion, dont procède l’agitation entreprise à grand fracas par Charlie Hebdo (et bien d’autres) en cette occasion ? Existe-t-il ici un fondement en raison solide pour cette singularisation de l’Islam dont l’effet immédiat et évident serait qu’un violeur de confession musulmane « embarque » sa religion et sa culture comme ne saurait le faire, précisément, un prédateur sexuel d’ « origine juive », comme on dit, ni même un prélat catholique de haut rang faisant rempart de son corps devant un de ses subordonnés pédophile endurci ?
Feignant de ne pas apercevoir le traitement de faveur dont bénéficie l’Islam à travers cette une du journal, Philippe Val s’en vient, sur BFMTV, affirmer que la situation, concernant la « liberté d’expression », a encore empiré depuis les attentats de janvier 2015, en ce que, cette fois, ce n’est pourtant pas le prophète qui est caricaturé, mais un simple être humain, et que des menaces de mort ont malgré tout été proférées à l’encontre des journalistes de Charlie Hebdo. En cela, le déni est assez évident : le fait que cette une fasse entrer en coïncidence Tariq Ramadan et l’Islam, au point de les rendre indiscernables, fait de cette religion (ou indistinctement, du « prédicateur ») un danger pour les femmes. Comment pourrait-on ne pas en tirer la conclusion selon laquelle les déboires judiciaires annoncés de Ramadan sont utilisés, de façon plus ou moins consciente, d’ailleurs, au détriment de l’Islam, présenté comme une religion irrespectueuse de la liberté des femmes ?
A défaut d’être un théologien, DSK ne dissimule pas ses affiliations communautaires : assidu aux dîners du CRIF, avec ou sans kipa, il a toujours fait étalage de son soutien indéfectible à l’Etat d’Israël – une forme de religion de l’Etat et de la force, un culte autrement plus rassembleur, parmi ceux qui s’identifient à ce qui s’arroge le titre de « communauté juive », que ce qui les porterait à vénérer le nom de l’Eternel. Lorsqu’il refait surface dans les médias, après sa (modique) traversée du désert, histoire de dire tout le mal qu’il pense de ses anciens amis socialistes et de faire allégeance à l’homme fort du moment, c’est équipé d’une élégante barbe blanche de huit jours propre à suggérer la notion d’un retour aux sources de la piété trop longtemps négligée au profit de la gestion des affaires publiques globales...
Mais avec tout ça, demeure tracée dans l’ordre des discours et plus que jamais, cette ligne rouge : associer les turpitudes d’un DSK à sa condition communautaire, culturelle ou religieuse est une insanité et un délit, ceci d’une manière aussi automatique et naturelle que, en sens inverse, associer les violences faites aux femmes imputées à Ramadan à sa condition religieuse est une opération non seulement licite mais encouragée par des figures publiques de premier plan, à commencer par un ancien premier ministre. Quant à Barbarin, ne va-t-il pas de soi, pour un certain sens commun, qu’il ne faut pas faire porter à toute l’Eglise catholique et moins encore à tous les chrétiens du royaume le chapeau des manquements d’un seul, fût-il de haut rang ?
Mais alors pourquoi faut-il que cette règle ne s’applique pas dans le cas de Ramadan, au point que la couverture de Charlie Hebdo apparaisse comme ce qui, à l’évidence, donne le ton de l’état d’esprit ambiant parmi de vastes fractions de l’opinion et des élites ? Un tel traitement d’exception réservé à l’Islam met une fois encore en évidence le fait que la stigmatisation opérée par notre société relativement à l’une des trois religions monothéistes (jugée insuffisamment assimilée, pas complètement convertie à une laïcité à la française, etc.), est systémique – ce qui implique un traitement dissymétrique réservé à l’Islam par rapport aux deux autres monothéismes. Insuffisamment sécularisée (toujours selon le discours stigmatisant), la religion musulmane ne pourrait pas bénéficier de la séparation entre le privé et le cultuel (permettant d’établir une cloison étanche entre DSK et la religion juive, ou Barbarin et la religion chrétienne), et les exactions imputées à Tariq Ramadan, dès lors, concerneraient un citoyen inséparable de sa religion (ce qui, par contagion, affecterait l’ensemble de ses coreligionnaires). L’usage d’une image porno-orientaliste en couverture de Charlie Hebdo ne laisse pas d’inquiéter quant au traitement, aujourd’hui, de l’Islam, en France. Ne se situe-t-on pas, ici, dans la parfaite continuité de cette veine d’agitation qui, jadis et naguère, participa au mouvement par lequel s’opéra la mise au ban du Juif, fondée sur des procédés d’étiquetage et de stigmatisation dans lesquels se trouvaient amalgamés motifs raciaux, culturels et religieux ? La fracture invisible qui parcourt l’ordre des discours sur la ligne de faille du prétendu choc des civilisations, avec son corollaire, l’épinglage de la « mauvaise religion » comme jadis de la « sale race », tout naturellement associée à la délinquance sexuelle, à la criminalité et à tous les excès, est plus que jamais opérante - elle est au principe de ce qui expose Ramadan à la vindicte publique, comme de ce qui permet à un DSK ou un Barbarin de conserver leur inaltérable immunité - à défaut d’honneur ou de respectabilité.
D’une façon plus générale, on pourrait se demander pourquoi les questions ayant trait à la sexualité, aux relations entre les sexes entrent désormais régulièrement dans l’espace du débat public sous les formes les plus détestables, pour y être débattues dans des termes et selon une pente où prévaut cet amalgame de bêtise et de méchanceté qui semble constituer, dans notre présent, le ciment le plus solide de l’esprit du temps. Lorsque le désir insatiable de punition, de vengeance et de répression se substitue aussi radicalement au désir d’émancipation, même les causes les plus incontestables en viennent à pourrir sur pied. L’affaire Weinstein ne trouve pas son origine dans le soulèvement d’une courageuse Rosa Parks d’aujourd’hui payant de sa personne (et sacrifiant, au passage, son plan de carrière, souci il est vrai épargné à Rosa Parks) pour exposer un tout puissant harceleur au regard du public, mais dans un coup journalistique, celui d’un homme, suivi d’une campagne de révélations ou de dénonciations qui, dans certains cas, prend la tournure d’une curée.
Dans un pays comme la France où la délation a toujours été peu ou prou un sport national, tout particulièrement dans les moments voués à l’abjection collective (la Semaine sanglante, l’Occupation...), cette forme d’ « exposition » des présumés coupables n’a pas bonne allure - le « lâchage » - le lynchage individuel en forme de « Balance ton porc ! » n’est pas précisément ce qu’on appellerait une conduite d’émancipation collective et entretient trop d’affinités avec le règlement de compte pour ne pas laisser transparaître sa ligne de force vindicative et ressentimentale.
Soit dit en passant, si le féminisme punitif d’aujourd’hui qui s’est substitué au féminisme d’émancipation des jours meilleurs pouvait laisser les animaux en dehors de ses appels civiques au caftage généralisé, on ne s’en porterait pas plus mal - on ne voit vraiment pas ce que les porcs, animaux pacifiques, sensibles et intelligents, ont fait pour être assimilés à un DSK et autres harceleurs endurcis et impénitents - n’en déplaise à Marcella Iacub. Pour le reste, il existe une multitude de formes de lutte qui ne sont solubles ni dans le désir de répression ni dans l’esprit de vindicte, celles, par exemple, que réinventèrent les féministes et les homosexuels dans les années 1970-80 et qui empruntaient heureusement à la tradition du charivari plutôt qu’à celle de la chasse à l’homme ou du pilori. Le charivari suppose une collectivité d’affects joyeux et inspire de lumineux collectifs de lutte, par contraste avec ce cri d’exultation de la victime qui trouve enfin l’occasion de présenter l’addition au coupable et à tout ce qui s’y assimile - à défaut d’avoir su, en son temps, exposer le tort subi.
Lorsque des féministes vinrent exiger devant la Cinémathèque française la suspension de la rétrospective consacrée à Polanski, certaines d’entre elles réclamaient à corps et à cri que ce dernier soit livré par les autorités françaises à l’exemplaire et démocratique Justice des Etats-Unis... Si l’on peut comprendre que la défense de Polanski au nom de la Culture et d’une certaine connivence de classe (on vit Jack Lang voler à son secours, s’étonnant que la Justice puisse demander des comptes à un homme aussi talentueux...) ait pu entraîner une demande légitime de justice égale pour tous, en revanche, il saute aux yeux que l’affect en appelant à l’extradition du réalisateur relève, lui d’une pure et simple haine vengeresse - « Au trou, le monstre, et qu’il y crève ! »
Dans le même contexte, Agnès Varda elle-même, qui connut de meilleures heures, s’indigne de ce qu’on ait pu, en son temps, porter aux nues un film comme Orange mécanique qui lui apparaît à la lumière des évidences du présent comme un pur et simple manifeste en faveur des violences faites aux femmes... D’autres, en leur temps, et pas des moindres, s’indignaient de ce que l’on puisse diffuser en livres de poche les romans pervers de Vladimir Nabokov...
C’est l’effet boule de neige de l’esprit de vindicte conjugué à la nouvelle pruderie et à l’esprit de censure - on ne sait jamais au fond de quel gouffre ça va s’arrêter... De quels nouveaux maccarthysmes notre époque est-elle grosse ? L’un d’eux, en tout cas, a de beaux jours devant lui, s’il se donne pour objectif cette tâche infinie qui consisterait à éradiquer l’obscur objet du désir, pour lui substituer un désir atrophié, passé à la moulinette du contrat et des droits de la personne.
Alain Brossat, Alain Naze