L’accusé ne regardait pas ses chaussures
On a pu s’étonner, au fort de la première vague des manifestations des Gilets jaunes, du parti pris ouvertement manifesté par la presse de référence en faveur de la répression (mémorables éditoriaux du Monde...) et parler à ce propos de violences médiatiques, moins visiblement contondantes que les violences policières – mais pas moins révoltantes pour autant. La chose étrange est la radicale absence, sur la palette des formes de violence(s) qui peuplent densément l’actualité aujourd’hui (violences faites aux femmes, violences scolaires...) de la notion de violence(s) judiciaire(s). Une trace, une séquelle lointaine, peut-être, de la notion selon laquelle la Justice (institution) ayant vocation à être juste (plan moral), elle ne saurait être violente ; un vestige des prestiges anciens de la Justice, au temps lointains ou son nom était indissociable de l’exercice de la souveraineté (Foucault, Surveiller et punir) ; ou, plus trivialement, un effet direct de la dissuasion exercée par la connaissance qu’a l’homme ordinaire du fait qu’on a, avec les juges, affaire à une espèce en fin de compte bien plus dangereuse que la police – ce sont eux qui sont en mesure de nous priver de liberté, de nous faire enfermer durablement ou de nous infliger d’autres sanctions plus ou moins afflictives (pour notre porte-monnaie, entre autres) ; une espèce qu’il vaut mieux se garder d’affronter, donc, tant sa capacité de nuisance est considérable autant qu’étendue.
Donc, on ne parle pas des violences judiciaires, même quand celles-ci s’affichent sous nos yeux, complaisamment relayées par les médias, et donnent envie de hurler.
On en a eu ces derniers jours un parfait exemple avec le procès de Farid Ikken. En 2017, cet Algérien avait asséné un coup de marteau à un policier en patrouille devant Notre-Dame, le blessant légèrement. Ikken vient d’être condamné par une juridiction spéciale composée de magistrats professionnels, un dispositif d’exception destiné à statuer dans les affaires de « terrorisme », à vingt-huit ans de réclusion, les deux tiers de la peine étant incompressibles, la peine étant assortie d’une interdiction définitive du territoire à l’issue de sa peine.
Vingt-huit ans pour un coup de marteau n’ayant entraîné que des contusions. Il y a quelques jours, le dirigeant du groupe fasciste grec Aube dorée dont un sbire avait assassiné de sang-froid un jeune chanteur de rap s’en est tiré avec treize ans.
Mais c’est que cette peine d’élimination, infligée par ce qu’il faut bien appeler une sorte de Justice de temps de guerre, sans proportion aucune avec la gravité du crime, n’est pas, pour l’essentiel, venue sanctionner celui-ci. Ce à quoi elle est la réponse de l’Etat et de cette Justice aux ordres (c’est bien ici le cas de le dire) est patent : le refus de l’accusé de jouer le jeu des aveux circonstanciés, des regrets, des excuses, du blabla psycho-sociologique destinés à meubler les audiences et dont le ministère public et les experts sont, en de telles circonstances, les gardiens et ordonnateurs vigilants. Ikken qui ne souhaitait pas être défendu par un avocat (il y en un bien un ou une, pour la déco, car c’est réglementaire, mais il n’y eut à aucun moment de procédure contradictoire, un trait typique de ce genre de procès qui est à la Justice ce que la musique militaire est à la musique), qui refusa de répondre aux questions destinées à « cerner son profil psychologique », à « comprendre son enfance » et à faire le tour de son « parcours biographique (façon : pas de papa, pas de maman, enfance malheureuse, ça explique tout...), qui ne se départit à aucun moment de son calme ni d’une parfaite politesse dans ses interactions avec la cour, et qui, surtout, insista pour que soit retenu le caractère politique de son geste – sa volonté d’attirer l’attention du public sur les crimes d’Etat commis par les puissances occidentales en Syrie et en Irak dans le cadre de la lutte contre l’Etat islamique et les groupes djihadistes.
Quels crimes d’Etat ? Vous avez oublié ? Eh bien, le tort d’Ikken, ce fut, justement de vouloir porter ce tort indicible, inarticulable sur la place publique : les bombardements indiscriminés de populations civiles, les femmes et les enfants, les civils passés aux pertes et profits de la guerre sainte contre l’EI. Et son tort renouvelé, aujourd’hui, à l’heure de son procès, ce fut de ne pas avoir bronché sur ce point : oui, ces bombardements et la petite guerre sale qui allait avec, cela s’appelle des crimes d’Etat. Donc, pas de repentir, pas de tentative d’acheter la (dans tous les cas toute relative) clémence des juges dont c’est le métier d’éradiquer le terrorisme dans les prétoires comme d’autres l’éradiquent sur le terrain – en se montrant servile et résipiscent ; juste la tranquille et persistante revendication de son action, de son adhésion idéologique à l’EI et au djihad, de sa solidarité avec les combattants de celui-ci sur le terrain.
Ce genre de cran et de résolution, évidemment, ça se paie et au prix cher. Foucault qui s’engagea sans compter dans la mise à nu de l’apparat et du théâtre judiciaire, insistait sur le fait que ce que les juges détestent avant tout, ce sont les infracteurs (quelle que soit la nature de leurs crimes), qui refusent de jouer le jeu, qui politisent les débats et commencent à parler en leur nom propre et à leurs conditions propres depuis le banc des accusés – qui échappent à l’emprise de tous les dispositifs de prise d’ascendant dont usent habituellement les magistrats, qui n’entrent pas dans la peau du coupable ayant pris conscience de la gravité de ses crimes et battant sa coulpe. Ikken, tout au long des trois jours de son procès, s’est montré un exemplaire « coupable rebelle » foucaldien, totalement intempestif en un âge où le culte de la police et de la Justice d’abattage sont devenus les plus massifs des piliers de l’ordre établi.
Ikken était insupportable à cette patibulaire Justice anti-terroriste dans la mesure même où il était un parlant, un vrai : ne laissant pas les magistrats lui mettre les mots en bouche, disant les choses dans son vocabulaire, distinctement et sans ambages. Pas possible de lui faire le coup, si fréquent dans ce genre de procès, de l’abruti de service manipulé par les propagandistes de l’EI et autres louches imams. Homme instruit, formé aux métiers de la communication, ancien journaliste, il connaît la musique et ne tombe pas dans les panneaux qui lui sont tendus – les attentats de 2015, « ce sont des actes » de guerre, répond-il sobrement lorsqu’on lui demande ce qu’il en pense, et les moudjahidin en Syrie, « ce sont des combattants de la foi pour la liberté ». Il tient une position et n’en démord pas.
Dans le lieu et les circonstances où il est appelé à le faire, là où par excellence, ce contre-champ sur l’action des puissances occidentales en Syrie et en Irak ne saurait être validé et entendu, il faut, disons, une certaine tenue pour persister à le faire, tranquillement, envers et contre tout, sans sortir de ses gonds.
Mais il ne s’agit pas ici que du procès : c’est en général, en tous lieux et toutes circonstances, dans nos sociétés, que le tort infligé à ceux qu’il appelle ses frères et ses sœurs (l’Islam, le monde musulman comme communauté) est inaudible, irrecevable, qu’il est retraité en délire, folie, fanatisme, agression. Pas étonnant donc que, dans ces conditions où toute interlocution est bloquée, où toute possibilité communicationnelle à propos de ce tort allégué et vécu comme tel par des millions de gens, est déniée, pas étonnant que la présentation du tort se fasse, à l’occasion, à coup de marteau (Nietzsche entendait, lui aussi, philosopher à coups de marteau et certains ne s’en sont toujours pas remis).
Les experts, les psychiatres en ont été pour leurs frais : s’il est un client qu’ils ne peuvent déclarer ni fou, ni délirant, ni dépressif, ni schizo ni rien – c’est bien Ikken qui leur parle calmement et décline poliment quand ils veulent en faire leur cobaye. Non, décidément, il est désespérément « normal », ce monstre qui attaque nos bons flics sur le parvis de Notre-Dame avec un marteau (soit dit en passant : les journaux en mal d’effets et de surenchère parlent couramment de l’attaque de trois policiers, une agression s’étant traduite par un seul coup de marteau, pas très contondant, au demeurant... Question : comment s’y prend-on pour agresser trois policiers d’un seul coup de marteau ? – la politique du chiffre, encore une fois...).
Alors, on va trouver des compensations dans l’inépuisable registre « psychologique » – il est frustré, il n ’a pas trouvé d’emploi à la hauteur de ses ambitions, il est solitaire, il s’est mis à la prière, il a cessé de boire de l’alcool (toujours très alarmant, un Musulman qui renonce à l’alcool, signe généralement qu’il prépare un mauvais coup...)... Bref on ne l’a pas vu se radicaliser, mais c’est sûr, les explications sont, encore et toujours, à chercher du côté de la faille intime, du dérèglement qui l’a emporté, lui, Ikken. Le réel s’efface, celui de la situation politique réelle, des bombardements réels, de la guerre réelle en Syrie et en Irak, des interventions néo-coloniales réelles au Moyen-Orient – tout cela ne se produit que dans la psyché peuplées de cauchemars et de fantasmes de ce pauvre égaré, de ce paumé en cours de fanatisation.
Et si l’on disait plutôt que c’est le monde des gens qui se sentent à l’aise ici dans la peau du juge souverain qui est déréglé, qui entretient des rapports litigieux avec le réel ?
Ikken est un peu hésitant quand on lui demande s’il pense vraiment que son action a servi la cause qu’il entendait défendre : « Malheureusement, il faut de la violence politique pour la médiatisation ». Et nul n’ira jusqu’à dire que c’était là en effet un moyen recommandable de faire avancer « la cause ». Mais qui est juge des moyens recommandables, lorsqu’il nous faut défendre une cause dont nous estimons que sa défense et sa promotion ne souffre aucune attente ? N’est-ce pas l’aporie par excellence à laquelle il nous faut tous-toutes faire face à un moment ou un autre ?
L’accusé, dit le journaliste du Monde qui couvrit le procès (et n’a pas un mot, soit dit en passant, pour commenter non pas la sévérité, mais le caractère exorbitant et disproportionné du verdict, pas son boulot, sans doute...), ne regarde pas ses chaussures. Il fait face à ses accusateurs, la nuque droite, et dit ce qu’il a à dire.
Il doit bien y avoir un nom pour cela, un mot dont les... équarrisseurs qui ont évalué son coup de marteau à vingt-huit ans ont depuis longtemps perdu l’usage.