L’irrespirable. Ce qui nous arrive.

, par Alain Brossat


« Puy entray en la ville, laquelle je trouvay belle, bien forte et en bel air ; mais à l’entrée, les portiers me demandèrent mon bulletin, de quoy je fuz fort esbahy, et leur demanday : ’Messieurs, y a il ici dangier de peste ? – O, Seigneur, dirent-ilz, l’on se meurt icy auprès tant que le charriot court par les rues. – Vray Dieu, dis-je, et où ? ’ A quy me dirent que c’était en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles que Rouen et Nantes, riches et bien marchandes, et la cause de la peste a esté pour une puante et infecte exhalation qui est sortie des abysmes des puis n’a gueres , dont ils sont mors plus de vingt et deux cens soixante mille et seize personnes depuis huict jours. Lors je pensé et calculé et trouvé que c’estoit une puante halaine qui estoit venue de l’estomach de Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dicte dessus ».

François Rabelais, Pantagruel, Livre II, chapitre XXXII.

Cédric Cagnat : L’événement coronavirus, si événement il y a, peut-il donner lieu à une réflexion qui dépasserait les litanies illusoires sur la prise de conscience soudaine des gouvernements quant au caractère indispensable de l’Etat-providence, voire la mort imminente du modèle capitaliste ? Autrement dit, par quel bout philosophique prendre la crise sanitaire à laquelle nous sommes confrontés ?

Alain Brossat : Il ne me paraît guère faire de doute que nous soyons fondés à parler ici d’événement – au sens même où un événement, ce ne serait pas avant tout quelque chose de mémorable, dont on sait qu’il laissera une inscription, une trace dans le temps du calendrier ; un événement, c’est avant tout quelque chose qui nous contraint à nous poser la question : qu’est-ce qui nous arrive ? En d’autres termes, il y a événement quand se produit une irrégularité ou survient une exception qui nous descelle de notre condition ordinaire, plus ou moins somnambulique, plus ou moins éloignée du réel. L’événement, en ce sens, c’est à la fois ce qui nous désoriente, et donc nous contraint à nous poser dans l’urgence la question d’une réorientation, et ce qui nous reconduit plus ou moins brutalement au réel. En ce sens, l’événement produit toujours un effet de commotion, un choc, il n’est donc pas quelque chose à quoi nous puissions assister en spectateurs, il nous embarque et nous transforme, il met à mal nos subjectivités – quand bien même ce mal pourrait être un bien.
C’est très exactement ce qui nous arrive avec la crise épidémique présente qui se présente à plus d’un titre comme une sorte de catastrophe naturelle s’abattant sur nous – même s’il peut apparaître au second examen que cette impression de désastre naturel est un faux-semblant. On pourrait même dire que, non seulement cette crise majeure a la vertu de nous reconduire brutalement au réel (un certain état de la globalisation, entendue comme époque), mais qu’elle ouvre même une brèche qui nous permet d’entrevoir ce qui se tient ordinairement tout à fait hors de notre portée et qui est comme la vérité cachée, inaccessible, de ce réel – la réalité présente de notre finitude.
L’ « événement coronavirus », c’est donc bien ce qui nous réveille en sursaut et nous oblige à nous extraire de la boue (de la glu) des dénis enchaînés les uns aux autres – je ne veux pas les énumérer ici, nous pourrons y revenir plus tard. Nous nous réveillons en sueur au beau milieu de ce que Macron désigne, pas tout à fait à tort, comme un état de « guerre » (mais que ne s’en est-il avisé plus tôt, l’imbécile...), et il nous faut y faire face, c’est-à-dire nous réorienter dans ce présent-tempête (Benjamin, encore et toujours), c’est-à-dire bifurquer, opérer un radical tournant. De quoi celui-ci peut-il ou doit-il être fait ? – c’est ce dont nous allons pouvoir discuter.

Pour le reste, il faut, je crois, tout à fait renoncer au modèle (au gimmick) de la « prise de conscience » : les gouvernements ne « prennent conscience » de rien, ils réagissent dans l’urgence et sans stratégie à un événement désastreux qui s’abat sur eux en les prenant totalement de court pour la bonne raison que tout ce qui leur tenait lieu de « calculs » inscrivait dans un parfait angle mort la possibilité même de ce genre d’irruption de la catastrophe. Il y a à cela des raisons anciennes et profondes. A défaut de pouvoir entreprendre ici une généalogie détaillée de cette carence, disons ceci, qui restera nécessairement sommaire et lacunaire : en démocratie de marché, la seule « santé » qui compte durablement, aux yeux des gouvernants, c’est, précisément, celle des marchés, par opposition à celle des populations. Cette réorientation du gouvernement des vivants vers la conduite (la veille) des marchés est un tournant majeur dans la politique contemporaine qui correspond, plus ou moins, au démantèlement de l’Etat social. Le délaissement des corps gouvernés dont les signes se sont multipliés ces dernières années en France, avec l’abandon des quartiers périphériques, la mise à la diète de l’hôpital public, les coupes budgétaires dans tout ce qui a trait aux services publics et sociaux – tout ceci ne relève pas nécessairement d’un projet concerté d’en finir avec toute dimension positive du gouvernement des vivants, d’un oubli actif des positivités du « faire vivre ». Plus trivialement, on a là une conséquence induite de la tyrannie des rationalités néo-libérales dont le propre est d’établir la priorité absolue de l’ « économie » et donc de placer sous ce régime tout le programme de prise en charge du vivant inscrit au cœur du biopouvoir – le pouvoir moderne, donc, si l’on suit Foucault.
C’est une question de rationalités, j’insiste sur ce point. On l’a bien vu, quand les prémisses de l’épidémie se sont annoncées en Europe. Le premier mouvement des crétins qui nous gouvernent n’a pas du tout été de protéger et avertir les populations, instruits qu’ils étaient, tout de même, par l’ampleur que l’épidémie avait prise en Chine puis en Asie orientale – mais bien de protéger les marchés. L’idée, simple, idiote, étant qu’il fallait éviter d’alarmer les gens, ce qui aurait pu nuire à l’économie, éviter d’entraver la circulation des marchandises, de faire obstacle au commerce – et donc, pour ce faire, qu’il fallait sous-évaluer systématiquement, aux yeux du public, la gravité des dangers qui s’annonçaient...
Et comme ici, le calcul à courte-vue des gouvernants (un peu plus que ça, même, au regard de la situation actuelle – le calcul criminel des tarés qui nous gouvernent) rencontrait pleinement, pour une fois, l’insouciance somnambulique des gens, persuadés que ce genre de fléau n’affecte que « les autres », de Wuhan à Kinshasa, tout particulièrement de la classe moyenne planétaire de chez nous qui voit tout du point de vue de la terrasse de bistrots (de l’assaut djihadiste contre le Bataclan à la crise du COVID 19), enfermée à triple tour dans son narcissisme immunitaire – alors, sous le signe de cette providentielle rencontre entre les petits calculs des uns (les gouvernants) et de l’absolue légèreté dopée à la morgue des autres, a pu prospérer cette formidable politique de l’autruche dont on voit les résultats aujourd’hui.

Le pire, dans le registre des « petits calculs » des uns comme des autres (le tout placé sous le signe du paradigme jeuniste dopé par l’arrivée de Macron aux affaires), c’est cette arrière-pensée abjecte venue se loger dans le cerveau reptilien des premiers comme des seconds – aussi bien, si cette grippe un peu féroce doit faire quelques dégâts, ce seront les vieux qui en paieront le tribut – et donc, nous qui sommes jeunes et en pleine forme, pas besoin de nous en alarmer outre mesure... Les réseaux sociaux auront au moins servi à ça : à défaut d’avoir saisi l’utilité de ces masques disgracieux (qui cachent le rouge à lèvres, quelle horreur), cette folle jeunesse aura du moins retenu ce seul détail qui lui importe : c’est au-delà de 65 ans qu’on commence à risquer vraiment d’y laisser sa peau. C’est bien sur la pente du tout immunitaire qui tient lieu aujourd’hui de civilité démocratique que cet égoïsme sacré du jeunisme expose sa résistible qualité – à l’épreuve de l’épidémie.
Le narcissisme somnambulique, c’est exactement ça : m’importe ce qui m’expose au risque. Ne m’importe en rien le fait que je puisse être moi-même vecteur de contamination et, à ce titre, agent du désastre. L’épidémie est un impitoyable révélateur de l’état présent de la dite civilisation démocratique.

C. C. : Dans un article publié le 26 février dernier par le quotidien Il Manifesto, Giorgio Agamben affirme : « Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes les limites ». Ce faisant, il suggère l’idée d’une certaine rationalité gouvernementale à l’œuvre, comme vous le faites vous-même, mais il est évident que vos deux manières d’entendre cette rationalité sont on ne peut plus éloignées l’une de l’autre. Que pensez-vous de cette proposition du philosophe italien ?

A. B. : Vous avez lu comme moi, dans le texte d’Agamben, « l’invention d’une épidémie », ceci dans un temps où cette même épidémie avait fait, à Wuhan et dans la province de Hubei des centaines si ce n’est des milliers de morts... Il me semble que quand un philosophe en renom se transforme, en publiant de telles insanités, en âne bâté et en danger public, c’est le devoir et l’honneur d’autres philosophes de le relever et de dire qu’il y a, dans cet article, davantage qu’il n’en faudrait pour interdire ce somnambule d’expression sur les affaires publiques pour le demi-siècle à venir au moins, et le renvoyer définitivement aux pinaillages étymologiques qui peuplent sa production récente. Le pire, bien sûr, c’est que son article, traduit dans toutes sortes de langues, a essaimé tout autour de la planète, comme un virus (c’est le cas de le dire), inspirant par exemple en France toute la petite cour ultra-gauche de cet illuminé, laquelle s’est mise incontinent, dans Lundimatin et ailleurs, à faire ses gammes sur le même motif de l’épidémie imaginaire, l’épidémie prétexte pour les Etats à relancer l’état d’exception... ceci avant que ce petit monde ne se prenne le retour du réel en pleine gueule et, ayant déchiré furtivement la page agambénienne, revienne sagement à ses fondamentaux foucaldiens... Ultragauches, peut-être, mais journalistes avant tout, experts en tournants et contorsions – « efface tes traces ! », disait Brecht.

L’article d’Agamben, c’est vraiment l’arrogance du philosophe qui sait tout, qui tranche sur tout, confit dans ses certitudes politiques, figé dans ses constructions conceptuelles, incapable, précisément de se desceller pour faire face à l’inédit d’un événement qui n’entre pas dans ses cases... Enfin, je dis l’inédit, mais ce n’est pas exact, nous avons, dans notre histoire récente, toutes sortes d’avertissements qui, en Europe et dans le Nord global (sauf, un peu, en Asie orientale) n’ont pas été pris en compte – le SRAS en 2003, la grippe porcine (H1N1) en 2009. J’étais à Taïwan en 2009, j’ai vu la chose de près et me suis convaincu qu’elle avait un avenir très inquiétant, y compris pour nous, en Europe, un avenir global. Je l’ai écrit et ai été regardé avec commisération – tant il était évident, alors, que H1N1, ça n’était qu’une conspiration destinée à enrichir les trusts pharmaceutiques selon le bon sens le mieux partagé au temps où Madame Bachelot était ministre de la santé.
Le plus affligeant, dans tout ça, c’est la tétanie intellectuelle face à l’extrême spécificité d’un phénomène comme l’épidémie – et, circonstance aggravante, chez des gens qui ont été nourris à la mamelle des écrits de Foucault sur la biopolitique. Tout le texte d’humeur (mais comment peut-on être assez frivole pour mettre en circulation un texte écrit à l’arrache en moins de temps qu’il ne faut pour le penser, sur un sujet pareil ?) d’Agamben repose sur cette idée : les autorités locales mettent en place des moyens démesurés pour prétendument combattre une petite contagion de rien du tout, limitée à un canton – c’est donc bien qu’elles ont une (vilaine) idée derrière la tête... et hop, un petit coup d’état d’exception, à la manière du Toinette, chez Molière – « le poumon, vous dis-je... ».
Or, il faut être d’une ineptitude absolue pour ne pas avoir compris qu’un phénomène épidémique n’est pas un objet statique mais qu’au contraire la première de ses caractéristique est qu’à l’instant où vous le percevez, le « voyez », en t, il s’est déjà projeté en t’, etc. Les épidémies sont des phénomènes dynamiques, changeants, constamment variables voire mutants et c’est la raison pour laquelle ceux qui s’efforcent, face à elles, de se rassurer en les reconduisant à ce qui leur est familier (du genre : beaucoup de bruit pour une grosse grippe) sont des imbéciles. Et la cécité agambénienne tant partagée et épidémique dans les premiers temps de la pandémie, elle est ici d’autant plus inexcusable qu’ils avaient sous les yeux la façon dont les choses se passaient en Chine.
Ce qui veut dire une chose bien simple : s’ils étaient si convaincus que le scénario chinois ne saurait se reproduire sous nos latitudes occidentales et tempérées, c’est qu’ils étaient totalement contaminés, eux, par la présomption immunitaire, la certitude précédant toute réflexion selon laquelle ce « genre de choses », ça n’arrive pas chez nous, ces maux en forme de catastrophes plus ou moins naturelles qui affligent périodiquement d’autres peuples, d’autres pays, d’autres mondes humains en d’autres lieux de la planète nous sont épargnés par la grâce d’une sorte de main invisible – celle de notre constitution intrinsèquement immunitaire. Ce somnambulisme immunitaire, c’est évidemment ce que les esprits forts qui ne « croyaient pas » à l’épidémie ont en commun avec les climatosceptiques qui ne croient pas au réchauffement et aux désastres promis, avec Trump et ses sorties sur les « shithole countries » vouées à ce genre de calamité. Tout ça, que ce soit en version trumpienne ou agambénienne, c’est de la théologie politique pour indigents – l’épidémie comme « invention » ou menace imaginaire, panique artificielle et non comme événement disruptif, ceci pour la bonne raison que la bonne Providence immunitaire est là, qui veille à notre maintien en bonne santé dans les espaces du Nord global...

C. C. : Vous parlez, de façon un peu énigmatique, de la « vérité cachée » de notre présent, à laquelle nous reconduirait la situation pandémique actuelle. Quels traits d’époque cette dernière nous révèle-t-elle que nous ne savions déjà – la circulation globale des marchandises ou de la matière humaine employable « quoiqu’il en coûte », la relégation des vivants à l’arrière-plan des impératifs de l’économie-monde, l’incurie et l’amateurisme des Etats néo-libéraux face aux désastres écologiques et sanitaires qu’ils provoquent, etc. ?

A. B. : Eh bien, nous y voilà : les choses sues, ou dites sues, et qui ne s’enracinent pas dans la conduite des gens, qui ne l’infléchissent pas, qui n’informent pas leur expérience et ne s’y amalgame pas, ce ne sont que des courants d’air qui circulent dans leurs têtes. Les gens savent tout, ils sont appareillés à fond par la com’ et les machines d’information – et ils ont été, chez nous, épidémiosceptiques jusqu’au bout, comme ils sont bellosceptiques, comme ils sont climatosceptiques en pratique, dans leurs conduites de vie, des terrasses aux avions qu’ils prennent pour passer un week-end à Majorque, aux SUV (4x4) qui envahissent les rues de Paris et Taipei et aux bises bien claquantes qu’ils ont échangées jusqu’à la dernière minute... Il faut conduire jusqu’au bout l’autopsie de la com’ et de l’information qui fabriquent des « savoirs » dont le propre est non pas de réveiller mais d’endormir, de produire non pas la « conscience » mais la léthargie et le somnambulisme – le régime dominant de l’être-au-monde dans nos sociétés.
C’est ça la vertu terrible (car on entre bien sans transition dans un régime du terrible) de l’épidémie – elle ouvre une brèche dans l’enveloppe protectrice qui sépare les dormeurs du réel. C’est cette effraction qui produit les effets de vérité dont je parlais : tout à coup, les dormeurs dont l’existence se trouve brusquement surplombée par l’épée de Damoclès de la crise épidémique (sous le signe du désastre) touchent du doigt ou peuvent avoir un commencement d’intuition de ce qui, en substance, caractérise notre présent, notre époque : son caractère résolument spectral ; ceci au sens même où le monde que nous croyons encore habiter (Heidegger, eh oui...) n’existe plus déjà, ce n’est pas seulement que nous vivons « à crédit », comme on dit maintenant, c’est que les bases matérielles et spirituelles de ce monde se sont déjà effondrées et que nous continuons à en habiter l’illusion de stabilité, si ce n’est de solidité, sur la lancée seulement, par un pur effet d’inertie.
L’épidémie, quand elle commence à déchirer les poumons, déchire par là même l’illusion selon laquelle nous vivrions dans un monde respirable. Comme l’a bien montré Sloterdijk, la question de la respirabilité hante notre monde depuis le début du XXème siècle, depuis le premier jour de la guerre des gaz, en 1915. Dans notre état somnambulique « normal », nous considérons comme acquis notre capacité à respirer et notre droit de le faire. Or, le vrai réel, c’est au contraire que ce droit est désormais révoqué ou du moins soumis à des conditions aléatoires – le virus vient nous le contester radicalement et l’autorité, les gouvernants échouent tout aussi radicalement à le défendre. Ce que je dis ici à propos de l’épidémie vaut au même titre pour le réchauffement climatique – les migrants sont, pour une part des sinistrés du réchauffement climatique qui rend l’air irrespirable chez eux – et tout autant pour l’armement nucléaire – lequel est la menace indéfiniment suspendue au-dessus de l’humanité de lui carboniser les poumons, comme les Américains l’ont fait dans l’euphorie à Hiroshima et Nagasaki.
Ce pan de réalité qui se découvre à l’occasion de l’épidémie, c’est cela qui est le plus vrai que le réel. C’est dans vos rêves seulement, vos rêves somnambuliques, que respirer librement et sans danger est le premier, le plus élémentaire de vos droits – celui qui s’ajuste à une fonction naturelle. Là où tous les savoirs sont absorbés par la distraction et noyés dans la rumeur de l’actu, pour le peuple des terrasses, celui qui donne son ton de légèreté, d’infinie futilité à la démocratie dite du public, il apparaît que, comme dans La Peste de Camus, seul le désastre abattu comme un pan de montagne sur la gueule des gens puisse être susceptible, peut-être, de nourrir quelque chose qui s’apparenterait à une expérience – celle de l’irruption du réel dans le monde enchanté des activités, des échanges placés sous le signe du spectacle (disait l’autre) et du fétichisme de la marchandise, de l’obsolescence de la condition historique.

Ce qui doit s’imposer dans ces conditions, c’est une forme de la connaissance qui ne recule devant aucune cruauté, lorsqu’elle est vouée à s’opposer aux savoirs appareillés par les industries culturelles et communicationnelles, et qui sont le mol oreiller sur lequel reposent les dormeurs (quand ils n’arpentent pas les rues, aux abords des terrasses, en morts-vivants, en zombies à la Romero). La cruauté dont je parle est celle qui consistera, entre autres, à se demander ce qu’est au juste la condition de majorité constamment alléguée (celle des citoyens de nos démocraties) de nos contemporains, dans les espaces du Nord global. La condition citoyenne, dirait-on, se devrait d’être moins celle du détenteur d’une certaine réserve de droits et de prérogatives (voter, ouvrir sa grande gueule quand l’envie en survient, circuler librement...) que celle qui se manifeste hautement dans la capacité à franchir des épreuves en forme de tests : je veux dire, dans le contexte de l’épreuve présente, telle que les contours s’en sont dessinés dès le tout début de l’année 2020, de percevoir, individuellement et collectivement, un danger de première grandeur en train de survenir, d’en analyser les caractéristiques ( la singularité), de s’y préparer – bref de se tenir à la hauteur de l’événement désastreux.
Or, ce que nous avons vu, jusqu’à ce que le ciel viral leur tombe sur la tête, c’est que nos contemporains (je laisse le vocabulaire citoyenniste aux disciples de M. Rosanvallon) ont foiré le test dans les grandes largeurs – pour la bonne raison qu’enfermés dans leurs présomptions immunitaires, ils ont pratiqué la politique de l’autruche jusqu’au bout. Tout à fait en phase sur ce point avec une autorité identiquement hors-sol – les élections municipales, c’est quand même un truc d’un autre calibre que le « virus chinois », non ? C’est ça, l’hémorragie du réel dans la tête de ces gens-là, le paradigme Buzyn : elle est médecin de haut niveau, spécialiste en immunologie, ministre de la santé – et elle déserte (sur ordre, perinde ac cadaver) pour aller mener une bataille électorale perdue – après-coup, elle vient jouer les pythies en clamant qu’elle a tout compris depuis le début de l’ampleur du désastre – c’est du sérieux : cette engeance-là a un problème immense avec le réel, qu’il est plus que temps de diagnostiquer, et dont il est plus que temps de tirer les conséquences...
Mais je digresse : ce sur quoi je voulais insister, c’est qu’on ne peut pas, pour autant, tout leur coller sur le dos, je veux dire, à l’engeance gouvernementale et politicienne. Les gens, l’espèce supposée citoyenne et majeure (mânes du vieux Kant...) a aussi sa responsabilité dans le désastre ambiant. Ce que révèle avec une cruauté inouïe l’épidémie, que doit ici relayer, donc, la connaissance cruelle, c’est que les démocraties de marché ne sont aucunement, quand surviennent les épreuves majeures, sous la forme de l’événement désastreux, peuplées de majeurs à la Kant – des sujets humains se tenant à la hauteur de leur actualité. Image dialectique : lorsque l’annonce de l’imminence du confinement s’étant précisée, les Parisiens qui en avaient les moyens se sont courageusement jetés sur le périph’ pour rejoindre le havre sûr de leurs résidences secondaires à la campagne, c’est immédiatement le témoignage mémorable de Léon Werth sur la Débâcle de Juin 40 qui est remonté à la surface, dans ma petite tête d’exilé – 33 jours, ça s’appelle, lisez ça, ça vous rappellera des souvenirs du présent immédiat...

Suite de l’entretien : En guerre ? Ce qui nous arrive 2