L’Occident et le judaïsme au miroir de Gaza

, par Jean-Michel Belorgey


Les analyses déclinées par Alain Gresh et Rony Brauman, tous les deux de double ascendance juive, avec une redoutable précision nourrie par une remarquable expérience de l’histoire et des réalités concrètes, au cours de plusieurs interviews miraculeusement diffusées, car ayant échappé aux différentes sortes de censures qui ont empêché d’autres opinions également qualifiées d’atteindre le public (Elie Barnavi, Ilan Pappe, tel médecin anglo-israélien, l’avant-dernier retenu à quatre-vingt ans à la frontière américaine par un interrogatoire sur ses affinités avec le Hamas, le dernier refoulé à la frontière européenne), ont enfin ouvert sur ce qu’il en est de la situation à Gaza, en Palestine, en Israël, et aux quatre coins de l’Occident, des perspectives sans rapport avec celles ayant cours dans les déclarations de la plupart des autorités publiques, notamment françaises et américaines, et dans les médias accessibles au grand public. Il était temps de rappeler, de faire redécouvrir, ou tout simplement de découvrir :
– que le conflit israélo-palestinien est un conflit colonial, et, quelque réprobation qu’il faille porter au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dernier, que le terrorisme dont celui-ci se rend coupable est à l’évidence un terrorisme de désespoir, celui d’une population depuis plusieurs décennies condamnée à un enfermement carcéral par un État qui, contrairement à ce dont il se prévaut et le créditent ses alliés ou ses supporters, n’a rien de démocratique, a organisé depuis un demi-siècle un régime d’apartheid à plusieurs degrés, et a lui-même perpétré à l’occasion de sa création, puis des guerres israélo-arabes, ainsi que de l’occupation d’une partie du Liban, un certain nombre de massacres (Sabra et Chatila, mais pas seulement) ; les massacres perpétrés par un État et à cette échelle sont de toute évidence condamnables plus encore que ceux perpétrés par une force non-étatique, au reste progressivement promue par l’État israélien comme son interlocuteur aux dépens d’autres dirigeants palestiniens ; et le taux de représailles appliqué après le 7 octobre par les forces israéliennes aux populations civiles palestiniennes est bien un taux colonial (vingt à vingt-cinq morts palestiniens pour un mort israélien, femmes et enfants compris), supérieur même à celui cultivé par le colonisateur français en Algérie à plusieurs périodes de l’histoire ;
– qu’aucun pays depuis la Seconde Guerre mondiale, sinon peut-être la Russie et la Chine, n’a à ce point systématiquement violé ses engagements, et l’ordre international, défié ou explicitement méprisé celui-ci (défaut de création d’un État palestinien qui était une des conditions de la création de l’État d’Israël, non-application de dizaines de résolutions des Nations-unies, remise en cause comme susceptibles de négociation du droit non négociable des Palestiniens à l’auto-détermination, de l’obligation non-négociable d’Israël d’évacuer les territoires indûment occupés et d’y démanteler toutes les colonies qui y ont été implantées, de se retirer aussi de Jérusalem est, pressions sur le parquet de la Cour pénale internationale dès 2021 pour empêcher des premières poursuites, campagne contre le lancement du mandat d’arrêt contre Netanyahou et son équipe, non-application des mises-en-demeure de la Cour internationale de justice).

Encore était-il utile, ou nécessaire, de compléter les analyses précédentes par quelques autres :
– sans doute fallait-il tout d’abord rappeler comme l’ont fait Gresh et Brauman, et que cela l’ait été par deux juifs est important, que la création d’un État juif n’allait pas de soi, le judaïsme ayant manifesté sa vitalité et fourni une extraordinaire contribution à la culture et à l’intelligence universelles sans plus avoir pendant près de vingt siècles jamais eu un État, peut-être même pour ce motif, et que, si la question pouvait se poser après la Shoah de savoir si la création d’un État juif trouvait une justification, pourquoi fallait-il le créer là, plutôt qu’en Argentine ou en Afrique orientale, quand une autre population était présente en Palestine, ce qui allait nécessairement faire problème ; il n’a jamais été contesté par les premiers penseurs du sionisme que les Palestiniens étaient pour l’essentiel ce qui restait après la chute du Seconde Temple, et l’appesantissement sur la Palestine et sa population de la domination byzantine, puis de la domination musulmane, la christianisation puis l’islamisation de celles-ci, était en réalité la descendance d’agriculteurs juifs, samaritains et autres paysans indigènes, non d’immigrants arabes, des paysans parlant d’ailleurs un dialecte lourd de substrats araméens et hébreux (au nombre des penseurs ayant relevé cette évidence ne figuraient pas que les Palestiniens ou les théoriciens du Canaanisme, mais plusieurs historiens européens et jusqu’aux fondateurs de l’État d’Israël, notamment David Ben Gourion et Ben Zvi – en 1918 et en yiddish –, jusqu’à ce que les implications idéologiques de cette affirmation deviennent subversives) ; autrement dit les spoliations perpétrées sur la population palestinienne par la nouvelle population formée d’immigrants juifs ont largement frappé une ancienne population juive ;
– sans doute aussi a-t-il bien été relevé que les dérives intégristes de l’islam palestinien ou d’une fraction de celui-ci ne peuvent être regardées comme partagées par l’ensemble d’une population comportant aussi des chrétiens et des musulmans modérés, et ce en dépit des spoliations et des humiliations subies ; ni d’ailleurs un antisémitisme de principe assigné depuis l’éternité aux civilisations musulmanes ; mais sans doute faut-il réaffirmer que celles-ci ont, avec des hauts et des bas, pendant quinze siècles, permis, dans l’Empire ottoman et ailleurs, à la culture juive et à la vie juive un épanouissement que n’ont jamais autorisé les sociétés chrétiennes issues de la lecture d’évangiles considérant les juifs comme un peuple déicide, ceci justifiant toutes les persécutions et toutes les immolations, la béatification de saints plus massacreurs que convertisseurs ; peut-être faut-il aussi rappeler que deux des quatre souverains qui se sont, à l’époque hitlérienne, insurgés contre les lois raciales édictées, y compris dans l’Empire français, et par conséquent contre les autorités coloniales, ont été le sultan de Maroc et le bey de Tunis, comme en Algérie, déjà, dans les années trente, où les juifs avaient, grâce au décret Crémieux, acquis la citoyenneté française refusée aux autres indigènes, ce sont les musulmans qui sont descendus dans la rue pour protester contre les pogroms fomentés par la populace européenne.

De là qu’on ne puisse tenir que pour obscène le front qui tend à se constituer dans des pays comme la France, quelques autres pays européens, et les États-Unis, entre chrétiens crispés, y compris en rupture avec l’évolution amorcée par le Saint-Siège, et laïques partageant de longue date différentes sortes d’antisémitismes, et lobbys pro-israéliens, l’islamophobie prenant provisoirement, Gresh et Brauman y ont insisté, le relais d’un antisémitisme dont rien n’indique qu’il ne soit pas seulement en sommeil (Le Pen n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce que la décolonisation mal digérée de l’Algérie joue comme rôle dans cette matière). Les votes juifs sont dans la conjoncture actuelle, en France comme aux Etats-Unis, naturellement des votes avec lesquels il faut compter, au point d’inventer n’importe quel prétexte (Macron celui de « ne pas céder à l’émotion ») pour ne pas, comme d’autres pays européens, reconnaître la Palestine, avec soixante-dix ans de retard (peut-être l’Espagne s’y est-elle résolue parce que les musulmans ont autant que les juifs droit à ce que ce pays leur demande pardon ; pour ce qu’il y est de l’Irlande, redoutablement enfermée dans ses crispations catholiques en même temps que néo-libérales, il se peut que son expérience du terrorisme comme ultime réponse un jour fatalement suscitée par l’oppression ait joué un rôle).

Reste que, par-delà la fonction de révélateur revenant à Gaza quant à l’effritement de plusieurs démocraties, dont la française et l’américaine (le contrôle de l’information, la chasse aux défenseurs de la cause palestinienne, l’acceptation de l’infiltration des institutions par les influenceurs et les services israéliens, la place donnée aux intellectuels juifs soutenant Israël aux dépens de ceux, nombreux pourtant, morts ou vivants, y compris des militaires dont le contre-amiral, ancien chef du service de renseignement mentionné par Monique Chemillé Gendreau dans sa remarquable plaidoirie devant la CPI, ou des sionistes tels Yeshayahou Leibowitz et Shlomo Sand, qui ont dénoncé les dérives fascisantes d’un État dont les dirigeants ne reculent devant aucune forme de délire : Netanyahou à qui LCI a scandaleusement offert une tribune comparant l’écrasement de Gaza au débarquement de Normandie, puis évoquant la vocation de la civilisation judéo-chrétienne de servir de rempart à la barbarie. Quelle civilisation judéo-chrétienne ? Celle illustrée par la collusion entre milices chrétiennes libanaises et les troupes israéliennes à Sabra et Chatila ? Et par la condition juive dans les sociétés chrétiennes pendant quinze siècles (un long écrasement et d’innombrables pogroms), alors même que, curieusement, la plupart du temps sous le signe de la confusion, cette civilisation se posait comme la seule véritable héritière de l’Alliance entre Dieu et le peuple juif égaré, une alliance dont celui-ci n’a cessé de revendiquer, sinon explicitement, mais tout de même…, la dimension proprement raciale, une dimension d’exclusivité, au point de plonger dans une profonde perplexité nombre de chrétiens, car, si Dieu existe, il ne peut vouloir faire alliance avec un seul peuple. Quant à invoquer cette alliance pour se prévaloir, sous son signe, d’un droit à faire retour, après une interruption de vingt siècles, sur une terre promise, il semble bien que la fixation de l’heure n’appartienne pas à la décision des hommes, mais à celle de Dieu, c’est ce que soutiennent en tout cas ceux des juifs traditionalistes qui n’adhèrent pas aux thèses dominantes en Israël. Il est surprenant qu’elle puisse être articulée par d’autres croyants et par des juifs dont la foi, si foi il y a, n’entretient plus de rapport avec la promesse divine originelle ; voir l’excellente évocation de ce à quoi cela pourrait conduire dans le terrible Troisième Temple de Yishaï Sarid.

Jean-Michel Belorgey