La meute populaire : du mépris à l’extermination
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le bourgeois philistin subissait les foudres des génies littéraires du moment. Flaubert demeure sans doute la figure la plus représentative de cet antagonisme : sa fureur contre la bêtise bourgeoise, qui se retrouve aussi bien dans sa correspondance que dans ses œuvres – la figure d’Homais dans Madame Bovary, le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet – avait quelque chose d’obsessionnel. Mais cette condamnation, chez Flaubert comme chez ses contemporains, avait précisément des racines strictement esthétiques : l’incapacité indécrottable du bourgeois à saisir la valeur de leurs œuvres. La haine de la bourgeoisie s’arrête là : on cherchera en vain une critique d’ordre politique ou une désapprobation directe de l’exploitation des classes laborieuses par les possédants. « En effet, les écrivains considèrent que les forces sociales qui remettent en cause la société bourgeoise sont encore plus dangereuses que les bourgeois » [1]. Hormis quelques exceptions de taille, comme Léon Bloy, qui n’a cessé de mettre sa plume furibonde au service des plus pauvres, nul des beaux esprits de ce temps n’échappe entièrement à ce constat. Ni le Hugo des Misérables – « barbares », « sauvages », « nomades », voilà le lexique employé par le grand socialiste pour désigner le peuple [2] – ni Zola, dont la méthode pour « défendre » et promouvoir les intérêts de la classe ouvrière consistait principalement à l’humilier dans ses romans. La haine artiste du bourgeois procède donc avant tout d’un sentiment aristocratique de soi plutôt que d’une empathie à l’égard des exploités que fabrique l’émergence de la société industrielle.
Le peuple est bien plutôt l’objet d’un mépris et d’un dégoût ostensiblement affichés. La stupidité et les vices populaires sont d’ailleurs ce qui justifie la nécessité d’un pouvoir autoritaire et coercitif. Le peuple, cette « canaille » (E. de Goncourt), est « une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug » (Leconte de Lisle). Aux mesures de prévention sanitaire s’ajoute une autre justification du maintien du peuple dans l’ignorance et l’exploitation. C’est que le peuple remplit une fonction utile à l’existence même de l’art et des artistes. Tout comme l’esclavage antique permettait à l’aristocratie athénienne de consacrer du temps à l’observation de la voûte céleste, la masse laborieuse de l’ère industrielle est là pour assurer les tâches nécessaires à la production cependant que, selon les mots de Renan, « quelques-uns remplissent pour elle les hautes fonctions de la vie » [3].
Si le naturalisme littéraire introduit la thématique et le parler populaires dans ses œuvres, sa motivation ne doit rien à l’éventuelle bienveillance qu’il pourrait nourrir à l’endroit d’un type humain jusque-là négligé par les littérateurs : comme l’affirme à plusieurs reprises E. de Goncourt, l’intérêt est purement documentaire et procède d’une curiosité pour l’exotisme et l’altérité radicale d’une population qui relève d’une sorte de sous-humanité [4]. L’abêtissement, l’énormité des vices, les basses jouissances qu’induit la pauvreté extrême sont avant tout des motifs aptes à susciter et entretenir la curiosité du lecteur. Ce qui intéresse les écrivains de la fin du Second Empire, c’est l’hétérogénéité absolue de l’ouvrier des bas-fonds, assimilé à un sauvage, et nullement la possibilité d’une quelconque émancipation que pourrait favoriser les descriptions littéraires de sa condition miséreuse.
Cette littérature a suscité une atmosphère d’épouvante dans le monde bourgeois, atmosphère dans laquelle le pouvoir a puisé les justifications du maintien d’un cadre autoritaire strict afin d’empêcher la contagion des vices populaires à l’ensemble du corps social ou les explosions de violences sauvages dont cette « race » était porteuse. C’est cette atmosphère qui s’est concrétisée en actes lors d’un épisode, devenu mythique, de l’histoire européenne.
La Commune de Paris, de mars à mai 1871, débouche sur une répression sanglante : « 30 000 hommes, femmes et enfants sont exécutés […] en moins de huit jours par les forces de l’ordre » [5]. Le livre de Lidsky montre que ce massacre est l’aboutissement paroxystique d’une certaine vision de la nature du peuple partagée par tous les « honnêtes gens », qui se retrouve dans les commentaires de l’événement émis au jour le jour par les publicistes et écrivains de l’époque. Ces écrits révèlent le fossé idéologique et sociologique séparant la bourgeoisie intellectuelle et la classe ouvrière, la relégation de la condition populaire à une sorte d’état primitif, et l’image de barbarie à laquelle elle est associée. L’anthropologie pessimiste, dont la philosophie politique de Hobbes fournit la version moderne, a construit une catégorie repoussoir emblématique visant à illustrer ses présupposés et à maintenir un sentiment de peur, en vue de légitimer une domination contraignante capable de préserver la société du danger que représenterait une licence accordée aux exploités et aux démunis. La perpétuation, de nos jours, de l’anthropologie pessimiste montre que cette stigmatisation du peuple n’a pas disparue et explique dans une large mesure l’inhibition sociale et morale de la violence insurrectionnelle et la condamnation de toute perspective révolutionnaire. Elle montre aussi que la vision péjorative du peuple entretenue par la domination peut aller jusqu’à l’éradication lorsqu’elle se sent vraiment menacée.
L’anthropologie pessimiste se caractérise par son biologisme. Elle situe la violence et les vices humains – et plus précisément populaires – du côté de la nature : « L’ouvrier socialiste ivrogne, pervers et agitateur est présent dans presque toutes les œuvres. Une fois encore, on se trouve non devant un type social mais devant un type caractériel qui relève de la pathologie. Il s’agit d’un individu qui est né fainéant, noceur, lâche, égoïste, sournois, nuisible parce que pervertisseur » [6]. La « pathologie » dont il est question est comme un affleurement à la surface du fond naturel de l’individu qui serait censé le caractériser, faute du fragile vernis culturel dont l’homme socialisé est habituellement recouvert. C’est une sorte de raté du processus de civilisation.
Le peuple est donc la métonymie de l’humain tel que le conçoit l’anthropologie pessimiste – l’humain à l’état de nature, mais tel que ses caractères font retour ou se perpétuent au sein même de la condition civilisée. Vicieux par essence, quelle que soit sa conduite, il ne peut être mû que par de basses inclinations. L’envie jouera ici le rôle de la cause efficiente. Ce qui surgit et se répand en ces journées sanglantes, c’est le fonds primitif de la créature biblique pécheresse : « L’origine de la Commune remonte en effet au temps de la Genèse, elle date du jour où Caïn a tué son frère. C’est l’envie qui est derrière toutes ces revendications bégayées par des paresseux auxquels leur outil fait honte, et qui en haine du travail préfèrent les chances du combat à la sécurité du travail quotidien » [7]. – On sait qu’en matière d’envie, l’auteur de cette phrase, Maxime du Camp, pouvait se targuer d’une expertise certaine, lui dont l’œuvre apparaissait tellement médiocre auprès de celle de son grand ami Flaubert…Tout se jouera donc entre le triomphe de l’anarchie des plus vils instincts ou le maintien de l’ordre civilisationnel. Dans l’esprit des gens de plume et des détenteurs de la parole, l’enjeu de la Commune n’est en rien politique, il est d’ordre moral et relève « d’une lutte manichéenne du Bien contre le Mal » [8].
Trop abêtie par l’alcool et naturellement grossière, la masse insurgée ne saurait saisir ni les raisons, ni les enjeux de sa propre insurrection. Conformément à la pétition de principe hobbesienne, la disparition momentanée des contraintes sociales ne font que laisser libre cours au déferlement aveugle des instincts les plus détestables que l’ordre civil habituel ne parvient qu’à ensommeiller. L’événement est l’occasion, pour les intellectuels également, d’abandonner toute retenue et de livrer sans fard leurs poncifs haineux. Du Camp, encore lui : « Brutes obtuses ne comprenant rien, sinon qu’ils ont bonne paye, beaucoup de vin et trop d’eau-de-vie », « Ils recherchaient le plaisir grossier, le trouvaient sans peine, ajoutaient leur dépravation particulière à la dépravation générale et se tenaient pour satisfaits » [9]. Et le bon Feydeau : « L’effronterie de ces coquins n’avait d’égales que leur bêtise et leur scélératesse […]. Cela puait le vin, la crasse, le jus de pipe, bien autre chose encore, et je ne sais quelle bestiale vanité » [10]. Les femmes n’étaient pas en reste et ne pouvaient se prévaloir de davantage de lumières. Catulle Mendès : « Quelle est donc la fureur qui emporte ces furies ? Savent-elles ce qu’elles font, comprennent-elles pourquoi elles meurent ? » [11].
Le soulèvement de 1871 n’aurait pu être interprété autrement qu’à l’aune de ces présupposés. Ce fut l’un des épisodes les plus représentatifs de ce refoulement de la dimension politique de la violence populaire. Lorsque la populace s’ébroue, cela ne peut procéder que de basses motivations. La Commune de Paris « n’est donc ni une lutte politique, ni une révolution sociale. C’est l’œuvre d’un petit groupe de brigands, de barbares ayant préparé leur coup depuis longtemps, qui ont profité de la surexcitation de la population parisienne provoquée par le siège et la défaite pour s’emparer de la ville et la livrer à l’anarchie. Cette vision “apolitique” des brigands et des bêtes fauves, élaborée dès les premiers jours, a pris sa forme définitive à la fin de la Commune » [12].
L’ouvrage de Lidsky est une aide précieuse pour comprendre comment l’inhibition de la contre-violence sociale et sa condamnation morale ont, dès l’origine, trouvé dans la classe populaire une catégorie anthropologique apte à incarner les phantasmes et les peurs dont elles avaient besoin pour assurer leur emprise sur les esprits et devenir ainsi les éléments de légitimation décisifs d’un Etat de droit présenté comme opposé à la violence bestiale.
Un lien peut alors s’établir entre la fonction idéologique qui était dévolue à la classe ouvrière et les discours tenus aujourd’hui sur d’autres types de populations à qui l’on fait tenir un rôle similaire. Toutefois, un changement s’est opéré de nos jours : le mépris à l’égard du peuple pouvait, à la fin du XIXe siècle, s’étaler en toute bonne foi dans la mesure où il ne devait pas s’articuler à la valorisation ininterrompue des droits politiques des citoyens et de leur contribution active au fonctionnement du système représentatif. La mésestime dans laquelle était tenu le peuple s’accompagnait tout logiquement d’une condamnation du suffrage universel et d’une « haine de la démocratie » (Rancière) qui n’avait nullement à emprunter nos propres détours. Les mêmes qui ont fustigé l’ivrognerie et la brutalité des Communards ne laissent pas, avec conséquence, d’exprimer la révulsion que leur inspire les prétentions démocratiques du régime institué par Thiers aux lendemains de la défaite face à la Prusse et de la répression meurtrière de la guerre civile. Feydeau : « La prétention saugrenue de donner les mêmes droits politiques aux hommes les plus intelligents, les plus instruits d’une nation, et aux brutes qui ne sont bonnes qu’à se soûler ! ». Flaubert : « Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain ». E. de Goncourt : « Quelle imprévoyance, quel ganachisme ! La société se meurt du suffrage universel. C’est de l’aveu de tous, l’instrument fatal de sa ruine prochaine. Par lui, l’ignorance de la vile multitude gouverne » [13].
Il semble bien que notre époque, si experte en duplicité, ait trouvé le moyen d’en finir avec la souveraineté populaire tout en chantant les louanges de la démocratie, des « initiatives citoyennes », et des urnes consciencieusement remplies.