Dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle tchèque, on a demandé à notre ami originaire de ce beau pays de nous livrer ses profondes pensées sur cet événement proprement transcendantal. Il témoigne sans filtre des sentiments qu’il lui inspire, en exclusivité pour les lecteur•ice•s d’Ici et ailleurs.

Des élections, je ne saurais te dire rien de plaisant, mais te propose néanmoins mon analyse politique fine comme il se doit pour tout événement d’importance mondiale. La première chose qui frappe un œil qui s’efforce à une objectivité même minime, c’est que les candidat•e•s sont tou•te•s des gros nullos. Il n’y en a pas un•e qui dise une seule chose qui vaille la peine de s’y arrêter trois minutes. C’est même peut-être ça qui est remarquable : que l’on soit placé dans la situation de choisir très sérieusement entre des candidats qui n’ont aucun intérêt et qui ne disent rien d’intéressant. N’est-ce pas une bonne image de ce qu’on entend et de ce qu’on espère en République tchèque aujourd’hui de la politique, c’est-à-dire rien de raisonnable. Pourtant, selon les sondages, on attend de ces nullos de grandes choses, comme d’unir la société, d’aplanir les inégalités sociales, de protéger le pays… On se demande bien comment un•e président•e pourrait bien faire une seule de ces choses, car sa fonction en République tchèque est presque exclusivement cérémonielle et de représentation. Mais tout en attendant TOUT de ces zigotos, on n’attend vraiment pas grand-chose, vu qu’on les applaudit pour les nullités effrayantes qu’elle produisent vocalement face à la caméra (« Quel paradoxe, m’sieu Vaněk » comme dirait Havel).

Tout cela étant dit, l’enjeu est loin d’être nul, mais il est, comme il se doit, purement négatif – en cela il ressemble à la tradition française. Il faut faire barrage au mal-fameux Babiš, l’oligarque au rictus détestable, verbe dément et capital criminel (il est tellement parodique, qu’il justifie à lui seul le solipsisme déjanté de Klíma). On se demande, depuis son élection au Parlement en 2017, comment il fait, on n’a pas de réponse, ça nous rend dingue, on le hait et on est tenté de prendre pour des cons nos concitoyens qui succombent à sa séduction. On résiste à cette dernière tentation (pas tou•te•s) en nous disant que c’est bien ça son premier geste, de prendre des gens pour des cons. La culture politique en République tchèque est en plein délitement depuis l’accord pragmatique (entendre : totalement corrompu) entre la droite et la gauche en 1998. Un électorat dépolitisé est logiquement le plus facile à berner, et c’est ce qui nous est arrivé (comprendre, c’est se réjouir, dirait le philosophe hollandais).

Babiš donc, premier ministre de 2017 à 2021, serait bien content d’être élu président en 2023, lui et ses très nombreuses casseroles. L’immunité présidentielle soulagerait opportunément son bilan judiciaire, et il y a pas mal de monde qui pense qu’il ne cherche qu’à assurer son impunité d’une manière un peu originale, mais il y a pire. Il serait bien le premier président tchèque à posséder (c’est le cas de le dire) un parti parlementaire puissant (Havel n’a été partisan que du Bien et de l’OTAN, Klaus plus à droite même que son parti, Zeman un revenant vengeur de la vieille socdem, très branché tendance politicien-troll). À partir de là, il lui serait (à Babis) facile de songer à peser sur les limites constitutionnelles du pouvoir présidentiel, limites notoirement mal définies. Ça lui plairait peut-être de jouer un peu au Macron ? On est pas prêt pour ce crossover acide.

Le danger est réel et il faut voter contre. S’ouvre donc devant tout•e votant•e un calcul passionnant pour déterminer le ou la moins pire candidat•e, sauf à faire partie des fanatiques du zarbi ultime Bašta, l’archéologue et le parangon de l’extrême droite tchèque, qui pétrifie la raison avec son pathos spectaculairement raté, qui se dit prêt à destituer le gouvernement et à rétablir la liberté d’expression et plus généralement à sauver le pays, ainsi que, peut-être, l’univers. Son analyse du réchauffement global mérite une attention particulière : il a bien eu lieu dans la préhistoire, et les dinosaures ne s’en sont pas plus mal sortis, dit-il. Serait-il en train de nous dire que lui-même est un dinosaure ?

Après lui, un défilé des délurés dont le très passionnant entrepreneur Diviš, un rejeton tardif de la droite économique naïve des années 90, qui n’a apparemment pas compris que le « relancer le marché » ne fonctionne plus sans un discours anti-migrant. Une autre machine à remonter le temps est Zima, le climatosceptique sécuritaire : à penser qu’il est recteur de l’Université de Charles, on se demande comment il se fait qu’elle ne se soit pas encore écroulée sur place. Je n’ai rien de marrant sur Fischer qui a fait sans doute un vœu religieux de ne parler que pour ne rien dire et qui l’observe avec une fidélité qui force l’admiration. L’indigence des propos de cet homophobe au froid sourire d’un bébé un peu roublard est telle que nous avons malgré nous l’impression d’assister aux premiers pas d’une IA, de manière à s’entendre penser « qu’est-ce qu’il parle bien », sans toutefois savoir le moins du monde qu’est-ce qu’il dit : le néant n’a pas d’essence.

Le Sénateur Hilšer constitue dans ce cortège d’horreurs un cas à part, dans la mesure où il prend le plus ouvertement les élections présidentielles pour un concours de Miss France ou une autre compétition de popularité. Sa politique consiste à dire des trucs sympathiques d’une manière décontractée, à faire des petits jokes nuls et de sourire de sa mine angélique. Certes, tu objecteras qu’en cela il ne se trompe pas vraiment, puisque c’est bien ça, des élections où on élit une personne pour une fonction sur la base d’une campagne qui n’a rien à voir avec le contenu réel de la fonction en jeu, c’est-à-dire un reality show comme un autre avec, à la clé, un séjour au Château pour cinq ans. De ce point de vue, Hilšer ne se trompe pas de genre, mais il la joue trop méta.

Cela n’a certes pas été à la veille du premier tour qu’on s’est aperçu que cette petite assemblée est abonnée aux résultats risibles, sachant que si quelqu’un•e a une chance quelconque contre le monstre pieuvre alien de la dimension Zbleurg Babiš, c’est Nerudová ou Pavel. Alors t’es chaud, tu t’attends à ce que je te parle d’un duel gauche-droite qui va à l’os, où on discute des problèmes du pays, de manière à attirer l’attention sur les causes, etc. Eh ben t’es chaud pour des prunes, parce qu’il n’en a rien été. Nerudová est tellement de gauche que quand on lui pose la question sur l’annulation du « salaire super-brut », une mesure notoirement anti-sociale de 2020 que même les Socdem pourris n’ont pas voté, elle dit qu’il faut simplifier le système des impôts, littéralement. Cependant, il faut reconnaître qu’elle ne ratait pas une opportunité de parler de la pauvreté dans les régions et si c’est toujours nébuleux, c’est déjà ça, et de toute manière le président n’a d’utilité qu’à parler et elle pourrait un peu le faire. Là-dessus, il m’arrive de regretter de ne pas avoir voté pour elle au premier tour, mais bon, de toute manière elle n’a même pas eu 14% au premier tour, qu’a gagné donc Pavel avec, 0,4% derrière, Babiš.

Eh ben Pavel, parlons-en, parce que pour être le saint-sauveur de la démocratie on n’a vraiment pas pu trouver mieux, c’est admirable. Cet ancien militaire, qu’on s’évertue à appeler tout le temps « général » (ce qui fait quand même penser au Maréchal de la Maladie blanche de Čapek, mais bizarrement personne ne dit ça), a été plébiscité pour son slogan de campagne « Ordre et calme ». Je te laisse goûter ça. Je serais bien tenté de ne rien ajouter, mais parlons encore de l’ironie absolue du fait qu’il se compare à tour de bras à Havel (le candidat anti-establishment si ça a jamais existé, tu piges) et que son programme est de restituer la dignité à l’office présidentiel. La dignité genre drapeau. Ça, bizarrement, personne ne trouve ça dangereux. Voilà qui est curieux. Pas aussi dangereux que Babiš, je te l’accorde, mais à partir de quel moment la comparaison nous dépossède de la capacité de juger plus finement chacun des termes comparés. Depuis qu’on a des présidents, diras-tu, et je trouve que tu as raison là-dessus, mais aucune force politique dans le pays ne propose sérieusement d’abolir cette fonction crypto-monarchique, alors il ne me reste qu’à me morfondre et ça je le fait vraiment à volonté.

On a beaucoup écrit sur le kitsch politique tchèque qui consiste grosso modo en ce qu’on remplace la politique des choses, ou objective, par une politique sentimentale des apparences (autrement appelée le réalisme magique de la politique tchèque). C’est pas demain la veille que ce diagnostic va périmer. Il est toujours très en vogue de voir le sauveur dans un tel candidat sur la base d’une affectologie pure, soit qu’il est « manager » un peu voleur et dégourdi comme Babiš, soit qu’il est macho très frais et champion de dignité militaire comme Pavel. Et même, puisqu’il s’agit de voter contre Babis, pourquoi pas Pavel, mais il distribue littéralement des casquettes rouges et noires où c’est imprimé littéralement GENERAL sur le front, et face à ça je revendique vraiment le droit de pas prendre parti, peut-être bien de voter pour lui au deuxième tour parce qu’il le faut, parce que je suis un putain de mollusque et parce que le pire est toujours pire que le moins pire, mais tout en le détestant cordialement. Et tout en s’étonnant infiniment de l’humiliation de ce spectacle qui conduit à un acte précis de voter, où on vote pour quelqu’un qu’on trouve nul ou, au mieux, indifférent et dont on n’attend absolument rien d’autre que de n’empirer pas la situation plus qu’il n’est dans l’ordre des choses.

Ayant pris connaissance de la lettre de notre ami, dont la noirceur délirante force la pitié, nous regrettons quelque peu d’avoir sollicité son avis, et n’avions nullement cru possible que sa méditation le plonge dans de si noires pensées. Que cela serve d’avertissement à notre lecteur•ice : les campagnes électorales sont à consommer avec modération, et sauf contre-avis du médecin. Le second tour aura lieu les 27 et 28 janvier.