La victoire en shootant
Dans L’opinion et la foule, Gabriel Tarde oppose foule(s) et public(s). Les foules sont soumises aux passions, elles se forment sous un régime d’imitation affective, leur trait dominant est l’uniformité, l’unanimité [1]. Aussi leurs penchants criminels sont-ils constants, même si elles peuvent se former aussi sous l’empire de sentiments plus positifs – amour, fraternité... Les publics, par contraste, sont des communautés purement spirituelles placées sous un régime de dissémination physique, leur cohésion est purement mentale, fondée notamment sur la lecture et la suggestion à distance. Un public, c’est pour lui, en premier lieu, un public de lecteurs, donc un public tributaire de l’invention de l’imprimerie, appareillé par la presse, le livre, la lecture à l’école – une idée que lui empruntera Peter Sloterdijk [2].
Le public, à ce titre, c’est la production par excellence de la modernité, la forme de rassemblement de l’avenir. Les sociétés modernes dont l’existence est placée sous le signe de l’interaction de moyens de communication tels que les chemins de fer, le télégraphe, les journaux, le téléphone, etc. sont des sociétés du public, l’époque (le tournant du XIX° siècle) est celle du public et non pas, comme l’affirmait Gustave Le Bon « l’âge des foules » [3].
Le public se divise, il est placé sous le signe d’une perpétuelle hétérogénéité, des différences – il y a, dans nos sociétés, des publics plutôt qu’un public. Ce qui, pour Tarde, va de pair avec le progrès de la tolérance. En termes de cohésion sociale et de gouvernement des vivants, le passage d’un régime de la foule, fût-il intermittent (celui des soulèvements et des émeutes du XIX° siècle) à un régime des publics tend à renforcer la paix sociale. Les foules sont placées sous l’emprise de chefs, de leaders qui exercent sur elles une sorte de tyrannie affective, propre à les pousser aux actions les plus inconsidérées – une idée que Tarde partage avec Le Bon. Les publics, eux, subissent l’influence de publicistes (gens de presse, hommes politiques, notables, « élites », comme on dit aujourd’hui) qui, pour être moins directe et moins brutale, n’en est pas moins, à long terme, plus profonde et plus prégnante.
A l’âge du public, l’une des tâches primordiales des gouvernants est de s’assurer une emprise constante sur les groupes sociaux en mettant en œuvre un ensemble de dispositifs complexes et différenciés permettant de reconduire les formes hégémoniques. Ces dispositifs sont notamment d’ordre discursif : ce sont les élites gouvernantes, les « publicistes » au sens de Tarde, qui fixent l’agenda de ce qui, pour le public, va peupler l’actualité, ce sont eux qui construisent les problèmes du jour, fixent les termes dans lesquels ceux-ci seront discutés, veillent sur la corrections des énoncés publics, ont la haute main sur le récit et la mise en scène discursive du présent, etc. Un mode de conduite des publics qui, dans ses modulations et son architecture complexe, contraste du tout au tout avec la façon dont un leader, dans le contexte de la formation d’une foule (émeutière ou autre), exerce son emprise sur celle-ci, capte son énergie, la manipule, pour l’entraîner à des actions violentes. Le leader spécule sur l’homogénéisation toujours croissante de la foule en mouvement, au fur et à mesure que s’accroît la puissance de celle-ci. Par contraste, le gouvernement des publics est placé sous le signe de la différenciation, de la modulation. Le premier est voué à la brièveté, au gré des circonstances ; le second vise à s’établir dans la durée la plus longue possible.
Pour dire les choses rapidement, l’âge d’or du public, c’est aussi celui de la démocratie du XX° siècle, que ce soit sous sa forme parlementaire classique ou bien, au temps où la « communication » devient prédominante comme démocratie d’opinion. Il est une chose, en tout cas, que la lecture historiciste (progressiste) que fait Tarde du passage de l’ère des foules (la masse) à celui des publics ne lui a guère permis d’entrevoir : c’est la façon dont les pouvoirs contemporains calqués sur le supposé modèle des démocraties occidentales, s’entendent, tout en s’efforçant de perfectionner constamment leur emprise sur le public, d’en accroître et la précision, d’en enrichir la palette des modalités (en s’adaptant notamment à l’innovation perpétuelle en matière de dispositifs communicationnels) à remobiliser les foules, à fabriquer de la foule en kit et en toc, comme on fabrique du discours sécuritaire ou, inversement, du sentiment d’insécurité, sur commande et au gré des opportunités.
La première chose qui frappe, en effet, lorsque l’on observe l’ « événement » qu’a constitué la victoire de l’équipe de France lors de la Coupe du monde de football, c’est la fabrication de la mobilisation dite populaire telle qu’elle culmine avec le rassemblement géant sur les Champs Elysées, à l’occasion du « triomphe » romain fait aux joueurs, le lundi 16 juillet. La production des foules obéit en l’occurrence à un dispositif réglé, une mobilisation par en haut qui commence dès les demi-finales et requiert le concours des appareils politiques, médiatiques, administratifs, publicitaires, la participation des élites de tout poil. C’est une sorte de concursus populi décrété d’en haut, beaucoup plus que de mouvement spontané accompagné par les élites et les appareils commis au gouvernement des vivants, quand bien même il rencontre, à des degrés variables un certain désir de rassemblement et de communauté du côté des gens d’en bas.
La détermination des gouvernants, au sens extensif du terme, à susciter cet agrégat, ce rassemblement de foules dont on aimerait qu’il fasse date, est si entière que les autorités n’hésitent pas à mettre en place, pour en créer les conditions, une sorte d’état d’urgence passant par la suspension de toutes sortes de conditions ordinaires de l’existence commune, de règlements et d’usages et associé, cette fois-ci, non pas à la crainte des attentats, mais à des festivités : le tapage nocturne n’est provisoirement plus proscrit mais encouragé, les règles de la circulation automobile ne sont plus respectées dans les zones où « la fête » se donne libre cours, l’autoroute qui relie l’aéroport à Paris est réservée au cortège triomphal des « héros », ce qui ne se produit même pas quand un puissant de ce monde se rend en visite à l’Elysée. C’est une sorte de carnaval ou de kermesse à l’échelle du pays entier – mais attention, un colossal mardi gras d’Etat, encadré par des milliers de policiers et de gendarmes, un carnaval retourné, car ce qui s’y célèbre, ce n’est pas l’éphémère liberté des « fous » d’en bas, mais bien plutôt les noces de l’Etat, des « publicistes », de la police et de la foule convoquée. Ce n’est pas pour rien que les médias opèrent avec insistance le rapprochement entre ces attroupements sur commande et cette autre occasion de rassembler la « communauté nationale » qu’a été, l’avant-veille, le défilé militaire du 14 Juillet... Le passage, en chaque occurrence, de la Patrouille de France avec ses échappements tricolores établit le lien entre les deux.
Ce qui frappe, dans cette convocation des foules nommées « peuple » pour l’occasion et par décret d’en haut (sous le label de la « ferveur populaire »), c’est le contraste qu’elle forme avec l’acharnement que, quelques mois encore auparavant, les autorités en place, de Cazeneuve en Collomb, de Valls en Philippe, mettaient à entraver, intimider, interdire toute espèce de concours de foule, en forme de manifestation ou autre, destiné à donner voix à la protestation sociale ou à la revendication politique, ce pour quelque cause que ce fût. En mettant en œuvre de nouvelles tactiques policières d’intimidation et de dissuasion (la fragmentation des manifestations et le nassage destiné à immobiliser des groupes de manifestants puis à procéder parmi eux à des interpellations sélectives), il s’agissait bien de créer un sentiment d’insécurité parmi les participants à toute espèce de manifestation et de rendre litigieux, incertain et révocable le droit de manifester lui-même. Il s’agissait de remettre en cause l’idée même que la rue, les espaces publics puissent être, notamment dans des conditions fixées par la loi, des lieux d’expression politique, des lieux qui s’associent à quelque contestation que ce soit de l’autorité des gouvernants et de leurs initiatives. La toile de fond sur laquelle s’est exercé ce tour de vis, c’est évidemment l’état d’urgence mis en place dans le contexte des attentats, alibi inépuisable de toutes les mesures sécuritaires et de toutes les atteintes aux libertés publiques. Le fondement donc du nouveau discours d’ordre, c’est que dans le contexte général de l’ « actualité terroriste », toute foule est soit intrinsèquement dangereuse, soit dangereusement exposée.
Et puis voici qu’à l’occasion de l’instant rêvé d’une victoire sportive, tout se renverse : le rassemblement supposément festif devient une prescription, une grande cause nationale soutenue de toutes ses forces par l’Etat et les appareils idéologiques conjoints – toute crainte de dérèglements, de menaces pesant sur la sécurité publique, d’attentats et autres dangers associés à la formation de foules agglutinées dans les « fan zones » et ailleurs évanouie. C’est que tout à coup il s’avère que, dans un contexte où le gouvernement des populations comme public(s), par les moyens usuels de la communication, de la « pédagogie », du storytelling et de l’agenda setting s’avère plus ardu que prévu, un petit « coup de foule » peut s’avérer bénéfique, pour peu que la pâte en soit la liesse la plus inconsistante possible – celle qui s’associe au spectacle sportif comme divertissement de masse ; pour peu que l’horizon en soit la célébration la plus futile de l’unité nationale – un patriotisme de kermesse sur fond de lambeaux de Marseillaise et de brandissements spasmodiques de drapeaux tricolores. Un nationalisme sans autre contenu que l’éphémère euphorie d’une foule en forme de bulle de savon, prompte à disparaître sans trace dans l’instant même où vont s’éteindre les « On a gagné ! » somnambuliques.
On m’objectera bien sûr ces foules en liesse plus ou moins spontanément formées un peu partout dès les quarts de finale, ce supposé désir, donc, de rassemblement, de fête et de communauté surgi de la base et, à ce titre, une forme du rassemblement du bas vers le haut et qui contredirait la notion même d’une convocation par le pouvoir. Mais c’est oublier que les foules sportives sont, de manière quintessentielle, des foules appareillées et aucunement spontanées, des foules dont la condition d’existence même est le branchement sur des moyens de communication, des prothèses qui sont des moyens d’administration des population – ici la télé, la radio, internet, les smartphones, et, à un titre toujours décroissant, les journaux – sans parler des injonctions directes des appareils politiques adressées à l’homme (la femme) de la rue à prendre tout sa part à l’événement. L’engouement dit populaire pour un « événement » comme la Coupe du monde de foot, ça se fabrique, ça se construit, au même titre que le succès d’un blockbuster ou d’une chanson à succès. Il suffit d’observer la façon dont les femmes qui, traditionnellement, ne se soucient guère de ce sport de garçons ont été progressivement incluses dans le dispositif général du spectacle foot – il en fallu du « boulot », de la ténacité et de l’argent pour en arriver à entraîner ces grappes de gamines « en folie » sur les Champs-Elysées...
En 1998, les gouvernants avaient tenté de tirer un parti politique de la victoire de l’équipe de France en associant celle-ci à une notion , en forme elle-même de message – l’ équipe Black-Blanc-Beur. Il est significatif qu’aujourd’hui, même un tel message, démagogique et opportuniste comme il était (on a vu la suite...), apparaisse aux yeux des gens de pouvoir et des médiacrates comme déplacé, trop appuyé, déjà, car trop « politisé », voire susceptible de mettre en relief son évidente portée polémique en relation avec la politique de fermeture des frontières et de vomissement des étrangers litigieux qui s’applique désormais. C’est qu’il aurait fallu, dans ces circonstances où le Beur allégorique (Zidane) a cédé la place au Black de référence (Mbappé, Pogba...) modifier le dernier terme du slogan devenu Black-Blanc-Black, et ceci dans une actualité où tant de doubles perdus et spectraux de ces héros d’un jour dérivent en Méditerranée sur des coquilles de noix, abandonnés à leur sort par les pays européens... Et, on le sait, la France de Macron et Collomb tient son rang dans le cortège de tête de cette politique européenne d’institutionnalisation de l’inhospitalité et de fermeture des frontières.
Il importait donc que la convocation ne s’accompagne d’aucun message particulier destiné à assigner un contenu ou un objectif au rassemblement, que celui-ci soit exclusivement fusionnel, placé sous le signe d’une communion inconsistante, d’un vide abyssal, d’une congratulation narcissique interminable, de la répétition en boucle des mêmes slogans gâteux – « on est champions du monde, on a gagnés, on est les meilleurs !, etc. » [4]. Un état des choses qu’illustre bien le vide sidéral de la « une » du Monde à la veille de la finale : « Le défi d’une équipe, l’espoir d’un pays », titre géant et creux, suivi d’une autre « une » non moins éloquente : une photo muette de l’Arc de Triomphe au lendemain de la victoire... Quand « la chose » ne vous inspire rien, aucune idée en particulier, autant se taire, aurait dit Karl Kraus, dans un tout autre contexte... [5]
Sur le terrain, si l’on peut dire, cela prit la forme d’un rassemblement sur les Champs Elysées en forme de jeu de dupes, les convoqués s’avisant, au terme d’une interminable attente sous le soleil, qu’il n’y avait rien à voir et que le seul spectacle, c’était l’attroupement lui-même, maugréant, piétinant, assoiffé et retenant à grand peine son envie de pisser (combien de toilettes démontables la Mairie de Paris avait-elle pris la précaution de faire installer dans la zone où étaient conviés à converger ces dizaines et dizaines de milliers de faux spectateurs et vrais figurants non rétribués ?). Il n’y avait rigoureusement rien à voir, si ce n’est, au loin, derrière des rangées compactes d’autres gogos, les vagues silhouettes des « héros » installés au balcon d’un bus à impériale et descendant les Champs à bonne allure...
Jamais cérémonie ne fut plus évanescente, inscrite dans la pure et simple dimension de l’occupationnel et du divertissement inepte, de la formation d’une foule vouée à piétiner sur place, sur injonction du pouvoir. Dès le lendemain de la cérémonie et sans surprise, les cahiers de doléances commencent à prospérer – interminable attente pour rien, police partout spectacle nulle part, agressions sexuelles, pickpockets, fête dite populaire mais en vérité confisquée par Macron et ses invités de marque retranchés dans les jardins de l’Elysée [6], etc. Un dîner de cons où le con, collectif, c’est « les gens », la masse réquisitionnée, une opération du pouvoir sur laquelle pèse un tenace parfum d’Ancien régime.
Au fond, on en vient à se dire que, les bénéfices de l’opération en termes de popularité pour l’équipe au pouvoir s’avérant, « au final », nuls, le seul objectif tangible de toute cette effervescence programmée fut celui-ci : exposer le rapport des forces entre les gouvernants, leurs alliés, le bloc hégémonique si l’on veut, et les autres, les gouvernés, la population administrée ; montrer que les seules foules qui se puissent former par les temps qui courent, sont celles que convoque le pouvoir, ceci (et ce serait ici la différence avec l’Ancien régime) pour de ces fêtes sans faste, vides et nulles à l’occasion desquelles la seule chose qui se célèbre, c’est la toute-puissance et l’ubiquité de la police – des milliers de flics et de gendarmes mobilisés pour l’occasion... Le cirque des « fan zones » et le grand rassemblement des Champs comme l’antithèse de la mobilisation, qu’elle soit cheminote, étudiante, etc.
Mais non : il y eut bien quand même une sorte de message qui, pour avoir été furtif n’en était pas moins sournois, passant à mi-voix de bouche en bouche, jusqu’à se retrouver, ô main invisible de la « fête », dans celle de Pogba – un message où s’incrustait le signifiant « République » et où il était question qu’elle vive. Providentielle irruption, en un temps où la guerre larvée entre supposés « démocrates » et « républicains » déclarés n’a cessé de défrayer la chronique... Or, dans le langage codé autant que corrompu de l’époque, « républicain » en est venu à signifier distinctement, comme le rappelait Rancière, non seulement promotion de l’idéologie « Law and Order » au détriment des libertés publiques, mais désignation de l’Islam et de tout ce qui s’y associe comme ennemi de notre civilisation, notre mode de vie, nos valeurs, etc [7]. A défaut donc, de pouvoir faire revenir dans le jeu les mots du patriotisme cocardier, du chauvinisme classique à l’occasion de cette victoire plus bigarrée que tricolore, la mobilisation insidieuse du motif républicain se destinait, dérisoirement, à mobiliser cette réussite sportive au service d’une idéologie qui, dans sa stricte application, tendrait à faire de la majorité des artisans de la victoire des citoyens litigieux, des subalternes, voire des outsiders, ou des indésirables pour cause de mauvaise provenance et de parcours obscurs [8].
Pour revenir au partage opéré par Tarde entre foule(s) et public(s), il apparaît distinctement, à la lumière du présent épisode du feuilleton footballistique que, contrairement à ce que tendrait à faire accroire un récit expéditif de l’histoire politique moderne et contemporaine, ce ne sont pas seulement les pouvoirs autoritaires, totalitaires, fascistes qui cultiveraient leurs affinités avec les foules chauffées à blanc, tandis que les régimes démocratiques, eux, établiraient de solides et constantes interactions avec des publics informés, cultivés et pluralistes. Il apparaît au contraire, que plus ces régimes sont sinon en bout de course, du moins établis dans un état de crise perpétuelle, et plus la massification du public et les « coups de foule » leur apparaissent des expédients nécessaires pour tenter d’endiguer leur impopularité. Leur préférence va, dans l’ordinaire des choses, à ce que l’on pourrait appeler les foules disséminées, les foules spectatrices et consommatrices sérialisées (le téléspectateur, l’internaute, le client des centres commerciaux), mais sans que ces régimes fatigués et déboussolés renâclent, à l’occasion à mimer sur un mode opportuniste et abject l’appel au peuple, la mobilisation générale, dans l’espoir de s’offrir un instant de répit.
La différence, cependant, entre cet usage de la foule à des fins d’administration des populations et celui qu’en font les régimes fascistes demeure constante : autant les foules fascistes sont « lourdes », idéologisées et canalisées vers des actions violentes (le fascisme classique ne saurait se passer de la puissance destructrice, encadrée, de la masse), autant, dans le cas présent, il s’agit d’une production de foule allégée jusqu’à l’inconsistance, futile et sans lendemain. C’est l’exemple même d’un gouvernement à vue et qui, quand il s’essaie à fabriquer du mythe, à toutes fins utiles, ne produit que des images jetables, du rêve périssable de bas de gamme, de la communauté à obsolescence accélérée.
C’est un topos ou une ritournelle de la pensée critique d’inspiration marxiste : le sport et, en particulier le spectacle sportif, constituent un terreau fertile sur lequel prospèrent l’aliénation des masses et leur mise en condition par les élites. Certes, mais si l’on envisage maintenant ce motif général à la lumière de l’événement présent et sous l’angle du gouvernement des populations, là où le sport comme appareil, dispositif général, s’agence sur l’administration de la vie collective, on est porté à compliquer un peu le tableau. C’est qu’il n’est pas si facile que cela de transformer une victoire sportive de haut niveau en événement patriotique, en occasion de célébrer l’unité insécable de la nation et la France éternelle... dans un contexte où les artisans de cette victoire ressemblent aussi peu que possible à cette France de la caste politique dominante, toutes catégories confondues – et dont le rêve proclamé ou murmuré est que « la France reste la France » : blanche, chrétienne, européocentrique, néo-colonialiste et impériale, etc. Disons pour faire court que cette équipe, telle qu’elle est composée, représente la jeunesse de ce pays à peu près autant que ceux qui se considèrent comme les représentants légitimes (car élus) du peuple le sont effectivement – la « représentation », en la matière, est avant tout une fiction utile, une « histoire » qui n’engage que ceux qui continuent d’y croire...
On discerne à l’œil nu l’embarras des logocrates, des narrateurs autorisés du présent, dès lors qu’il leur faut célébrer la « diversité » de cette équipe, mais pas trop, pas au point de devoir dire, évidemment, que plus qu’un état des choses, s’exposerait là un modèle de vie sociale et de développement d’une forme de civilisation récusant toute référence ethnique, toute sensibilité autochtoniste, tout préjugé religieux ou culturel.
D’autre part, il faudrait être singulièrement bouché à l’émeri pour ne pas être sensible aux limites du « paradigme de Bondy ». Chacun peut comprendre que les gamins d’origine populaire, post-coloniale, qui fréquentent les clubs de foot de banlieue et centres de formation de la FFF ont autant de chances de devenir des Mbappé que de gagner le gros lot à la loterie. Le paradigme, notoire, c’est que c’est toujours La Française des Jeux qui gagne, jamais l’homme (la femme) de la rue. La success story qui se raconte là n’est même pas un conte de fée, plutôt une page de publicité pour les grands équipementiers sportifs, tous dans le peloton de tête du capitalisme vautour qui délocalise dans les pays à bas salaires, en Asie du Sud-Est et ailleurs [9].
D’autre part, l’opération consistant à faire des jeunes joueurs de l’équipe de France de foot, républicaine et patriote qu’elle est devenue depuis qu’en ont été exclues les « racailles » et qu’ils font semblant de chanter la Marseillaise avec des larmes dans les yeux, un modèle civique pour la jeunesse française montre, elle aussi, rapidement ses limites. Ces jeunes gens bourrés de talent et aux petites gueules bien sympathiques sont, déjà, des parvenus et des enfants gâtés du star system sportif, engrangeant des revenus incommensurables avec ceux de l’immense majorité de leurs concitoyens, des revenus dont les montants sont, pour cette raison même, gardés comme un secret d’Etat. Il n’aura échappé à personne que, non contents de toucher des salaires astronomiques, ces gagneurs insatiables ont tiré parti de la Coupe du monde pour ajouter à leurs revenus les bénéfices des publicités diffusées sur les écrans de télé avant et après les matches – pas de petits profits pour ces cumulards, ces auto-entrepreneurs ploutocratiques totalement corrompus par le fric...
Ces exemples, ces modèles que l’on propose à une jeunesse à laquelle la démocratie de marché s’acharne à couper les ailes ne sont pas que les « héros » d’un temps sans héroïsme, ce sont en premier lieu des mercenaires qui vendent leurs compétences au plus offrant, des divas de la pop-culture mondialisée. Le modèle moral et civique qu’essaient de faire miroiter ici ceux qui portent ces vainqueurs aux nues s’efface devant ce sobre constat : dans son fond, le sport de haut niveau, le sport spectacle destiné aux masses est d’essence prostitutionnelle ; il s’agit bien de faire commerce de son corps pour procurer du plaisir aux foules (nommées ici « public » bien à tort, si l’on veut rester fidèle à Tarde). La prostitution, dans sa forme classique, prospère sur des rapports individualisés entre la ou le prostitué et son client. Ici, c’est un collectif prostitutionnel qui vend son corps à la masse – on est dans le domaine de ce que Foucault a appelé anatomo-politique : une prise en charge de la masse, mais sous une forme individualisante – à chaque supporter sa part de « plaisir ».
Enfin, n’oublions jamais que s’il est une partie de plaisir, une « fête » qui est genrée, c’est bien cette frairie footballistique et policière qui vient de se donner libre cours : tout ce qui s’y célèbre a partie liée avec ce que le « mâlisme » a de pire. Les femmes sont invitées à la fête, à condition de beugler comme de « vrais mecs », de tomber en pamoison devant les héros et de communier dans le virilisme ambiant. En prime, elles auront droit, qui sait, à se faire peloter un peu, beaucoup, à l’occasion d’un mouvement de foule...
Reste, in fine, quand se sont abattues toutes les constructions fumeuses, le foot-consolation : au moins, soupire-t-on, « ils » nous auront donné un peu de rêve, un peu d’espoir... Quel rêve ? Quel espoir ? Ce n’est pas sur notre bulletin de salaire que va s’afficher la prime associée à la victoire de « la France », ce n’est pas parce que ces messieurs les vainqueurs descendent en forte proportion de Sub-sahariens que les migrants africains vont cesser d’être refoulées à la frontière, à Menton, vont moins se noyer en Méditerranée. Ceux qui travaillent à se desceller de la place que leur assigne le discours autochtoniste qui donne le ton aujourd’hui rêvent à une autre hauteur, et dans d’autres tons, et dans d’autres gestes que ce que leur proposent les faiseurs de miracles à la Deschamps et Macron. Taupes, peut-être, mais assurément pas caniches...