La vie continue ou : comment l’électeur décent fut fait comme un rat

, par Alain Brossat


A défaut d’être relayée par une puissante mobilisation populaire, la supposée divine surprise qu’a constituée la performance du NFP au second tour des Législatives se transformera infailliblement en victoire à la Pyrrhus, voire en déroute en rase campagne. Or, l’heure n’est pas à la mobilisation populaire, mais aux vacances d’été et aux Jeux Olympiques – quant à la perspective de la « rentrée » en fanfare (où l’on est censé « voir ce qu’on va voir »), il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’un mythe socio-politique – cela fait belle lurette que, de rentrée explosive promise en rentrée incandescente annoncée, on ne voit rien du tout – ou plutôt si : le prix des transports en commun, du gaz et de l’électricité qui augmente invariablement le 1er octobre...

Quelles que soient les péripéties florentines qui accompagneront (à coup sûr) la nomination d’un nouveau Premier ministre (éventuellement au féminin), une chose est assurée : au Parlement (dont on nous annonce le renouveau printanier), la coalition de la droite formée des débris du macronisme et du parti gaulliste et des fascistes fera barrage à toute mesure législative destinée à mettre un coup d’arrêt (pour ne même pas parler de renverser) ce que les gouvernants ont fait passer en force au cours des dernières années en matière de maltraitance sociale et de régression sécuritaire et xénophobe – loi sur les retraites, loi sur l’immigration, etc.
La gauche parlementaire désormais dominée par la composante la plus asthénique et constamment exposée à la tentation de saisir la main (gauche) tendue par les rescapés du macronisme regroupés autour de l’exécutif, sera, si elle n’est pas sommée, poussée-tirée, activée par l’énergie d’un mouvement extra-parlementaire animé, dans toute sa diversité, par une inlassable combativité, vouée à s’épuiser et se déliter au fil de l’habituelle chicanerie parlementaire. Les fascistes, premier parti de l’Assemblée, y disposent d’une capacité de nuisance sans précédent, en forme de droit de véto qu’ils ne se priveront pas d’exercer contre toute mesure législative destinée à inverser la tendance actuelle, celle qui conduit vers un renforcement de l’Etat policier, la multiplication des dispositifs sécuritaires, discriminatoires et xénophobes, sur fond de démantèlement de l’Etat social, de prospérité de l’économie prédatrice, de laisser-faire laisser-passer en matière de saccage de l’environnement.

C’est ici que la ruse de l’Histoire qu’aura été le vertueux sursaut civique baptisé « front républicain » montre le bout de son nez. En apportant leurs voix aux candidats des partis de droite sans condition et sans limite, jusqu’à Darmanin inclus (et pire encore si imaginable), les électeurs de gauche qui ont suivi les consignes de désistement pour le second tour, édictées par les états-majors de la gauche institutionnelle pour une fois unanimes, ont sauvé in extremis et l’establishment macronien et celui de la droite dure non ralliée aux fascistes, alors même que la réduction à une condition résiduelle des uns et des autres était quasiment actée. Ils ont fait mieux que ça : ils ont remis en selle ces spectres qui, désormais et contre toute attente, demeurent les maîtres du jeu au Parlement, rétablis dans leur fonction désormais instituée de courroie de transmission législative de l’exécutif. En bref, l’électeur décent, en « faisant barrage » aux fascistes de gouvernement, a volé au secours de ceux qui, depuis des années, lui mènent la vie dure et les a rétablis, restaurés dans leur position de vicaires de la maltraitance généralisée – une providence inespérée dont ceux-ci ne se priveront pas de tirer le plus grand parti, trop heureux du bon tour joué au gogo de votant (la masse électorale) ayant succombé au chant des sirènes barragistes.
Quelques minutes après la proclamation des résultats inattendus, au 20h de France 2, on pouvait assister à ce spectacle nauséeux où se dévoilait le fond des choses : sur le plateau où étaient rassemblés Raphaël Glucksmann, dans le rôle du supposé vainqueur de l’épreuve, Louis Aliot, dans celui du frustré déçu et furieux, et Jean-François Copé dans celui du spectre revenu d’entre les morts... Ce dernier, à peine assis devant le micro et aussitôt ragaillardi par l’improbable sauvetage de sa tribu en déroute et ressaisi par son instinct de classe se lança incontinent dans le plus teigneux des assauts contre le représentant du NFP, accusé de préparer la chute de la nation dans le désordre et l’anarchie – oublieux du simple fait que si lui et ses semblables avaient encore une chance de figurer sur l’échiquier parlementaire, c’est largement au soutien sans condition (et, dans la plupart des cas, sans réciprocité) des électeurs de gauche barragistes qu’il le devait.
En somme et en termes plus généraux, il s’est passé ceci : c’est en votant pour leurs ennemis et, davantage, en reconduisant leurs ennemis dans leur position dominante, que les gens ordinaires ont « barré la route » à leurs archi-ennemis et ont empêché les fascistes d’accéder au gouvernement du pays. La question est de savoir si le jeu en valait la chandelle, si, en l’occurrence, le désistement inconditionnel et sans limite en faveur des candidats des différentes droites n’était pas une capitulation et un jeu de dupes.
En effet, ce choix entraîne une conséquence générale : il s’est bien agi en l’occurrence de reconduire de mauvais maîtres, ceux qui, depuis tant d’années, nous marchent sur la gueule, nous humilient et nous méprisent et à propos desquels nous avons, de longue date, perdu toute illusion, dont nous savons désormais d’un savoir indéracinable qu’ils sont des ennemis et rien d’autre. Ce geste, l’électeur décent l’a effectué en soupirant, dans le but d’empêcher l’arrivée au pouvoir d’autres maîtres dont il avait de solides raisons de penser qu’ils seraient pires encore. Mais, dans tous les cas, avec le « front républicain », les gens ont voté pour la servitude (pour la prorogation de celle-ci) plutôt que pour l’émancipation. Pour le statu quo de la servitude familière plutôt que pour une nouvelle forme de servitude annoncée comme terrible. Du point de vue du peuple, des gens ordinaires, de la majorité (« the many »), le sens propre et littéral du « front républicain », c’est bien cela : plutôt cette servitude qui nous est entrée dans la peau, qui est devenue notre condition « normale », toute odieuse et insupportable qu’elle soit, que celle dont le nom éveille les pires cauchemars.
On n’appellera pas cela un pacte ou un contrat, juste une sorte de troc bâclé, à la sauvette, inavouable : on offre un supplément de vie parlementaire aux gouvernants en déroute en échange d’un bien illusoire sursis – les fascistes, une fois encore, restent confinés en salle d’attente. Il n’y a, dans le vote « républicain » de l’électeur décent pas un atome d’affect qui s’associe au désir d’émancipation, au sentiment de la dignité, à l’amour de la liberté et moins encore de l’égalité – juste le repli frissonnant dans le giron des maîtres.
On voit bien ici d’ailleurs à quel point, en ce genre de circonstances, les dirigeants des partis de gauche qui admonestent et adjurent l’électeur décent d’aller voter pour ses ennemis jurés, (faute de quoi il se trouvera précipité dans les flammes de l’enfer marino-bardellien) sont, en vérité les prêtres, les prédicateurs et les desservants zélés de la plus vulgaire des superstitions – la caste sacerdotale qui conduit le troupeau en agitant le spectre des pires tourments et châtiments infernaux s’il ne lui obéit pas au doigt et à l’œil. L’illusion sécuritaire ou immunitaire est ici totale : l’électeur décent est bien placé pour savoir qui le maltraite et le foule aux pieds depuis des années : ceux dans le giron desquels il se réfugie en se pliant aux conditions exorbitantes du « front républicain » de crainte d’être exposé, dès le 8 juillet, aux coups de fourche des diablotins exultants du RN...
Ce n’est pas la sécurité, en aucune manière, que l’électeur décent (c’est-à-dire forcément de gauche, humaniste, progressiste, et grandi dans la religion de la tolérance) a achetée sur le marché noir du « front républicain » – c’est un supplément d’oppression et de galère en CDI. Aucune des lois liberticides et scélérates adoptées sous Macron ne sera abrogée. Le charivari parlementaire atteindra des sommets d’intensité burlesque ou infâme (selon l’angle sous lequel on considère la chose) sans précédent, auprès desquels les échauffourées au Parlement taïwanais apparaîtront comme des jeux d’enfants.
Une chose est sûre : l’addition des électeurs décents qui ont fait barrage de leur corps pour empêcher les fascistes d’accéder aux affaires (avec succès), cela ne formera jamais un peuple, et surtout pas un peuple de la lutte et de l’émancipation. Pour le moment, une fois les sueurs froides essuyées, cela fabrique surtout un troupeau télévisuel de sportifs en canapé (Tour de France + Euro de foot + JO de Paris) réduit de surcroît à la condition de spectateurs impuissants des infâmes manœuvres politiciennes en cours dans les coulisses de l’Elysée et des appareils de la droite tentaculaire et renaissant de ses cendres, arrogante et sûre d’elle-même comme jamais, en vue de former un cabinet à la main du Président. Les autres, la gauche intrinsèquement désunie peut bien s’activer tant qu’elle veut, avec l’énergie du désespoir, pour proposer un.e candidat.e au poste de Premier ministre – ce n’est pas, que je sache, elle qui dispose.

J’entends bien l’argument qui a balayé les réserves des électeurs décents qui rechignaient à voter pour un.e candidat de l’autre bord, macronien.ne, réac classique, ministre en exercice, ténor de la droite dure, nostalgique de l’Algérie française, inconditionnel de Netanyahou, atlantiste enragé, j’en passe et des meilleures... : il fallait faire flèche de tout bois, même le plus pourri, pour empêcher le RN d’accéder aux affaires et de disposer des moyens de l’Etat. C’est en effet que l’expérience historique montre(rait) que quand cette engeance s’empare du pouvoir, elle s’y incruste et expose les peuples aux pires des désastres – Mussolini, Hitler, etc.
Cet argument mérite assurément considération et examen. Il est vrai que ceux qui, dans l’Italie du début des années 1920, puis l’Allemagne du début des années 1930, ont pris l’arrivée au pouvoir des deux apprentis dictateurs à la légère sous prétexte que ceux-ci étaient des clowns et, pour cette raison, ne tiendraient pas plus que quelques semaines ou mois – ceux-ci ont été cruellement punis par l’Histoire. Mais en même temps (comme dit l’autre), nul n’ignore que comparaison n’est pas raison, d’autant plus qu’il serait bien difficile aujourd’hui de soutenir que Le Pen et Bardella sont de simples clones politiques des vampires fascistes qui ont laissé leur empreinte sanglante sur l’histoire du XXème siècle.
D’ailleurs, il est frappant que, d’une façon générale, les promoteurs les plus décidés de la rhétorique du barrage à tout prix répugnent généralement à désigner le RN comme parti et ses dirigeants comme fascistes (à l’exception notoire de Mélenchon), préférant le syntagme « extrême droite » – comme si, précisément, ils reculaient devant l’assignation de ce courant et de l’idéologie qui le soutient à la même tradition que celle des mouvements fascistes du XXème siècle. Or, ranger ce courant dans la case « extrême droite » plutôt que « fasciste », cela revient, pour ceux.celles qui campent sur la position du tout sauf le RN, à se tirer une balle dans le pied : extrême droite, cela appartient en effet au registre de la démocratie parlementaire héritière infidèle de la Révolution française et désigner un parti comme d’extrême droite, c’est lui assigner sa place dans l’Hémicycle et le légitimer ainsi comme partie intégrante de cette institution.
Il n’y a donc aucun sens à prétendre maintenir une condition d’exception à l’encontre d’un parti que l’on nomme par ailleurs dans les termes de la démocratie parlementaire – cela devient même une sorte de lapsus pitoyable à la Biden, lorsqu’il s’avère que ce parti dispose de la plus importante fraction à l’Assemblée nationale à l’issue d’élections loyales et transparentes.
Si donc l’on entend maintenir la clause d’exception pour le RN – tout sauf ces gens-là à la direction des affaires du pays –, la moindre des choses est de les appeler par leur nom, celui que leur assigne aussi bien ce qui reste de la théorie révolutionnaire que ce qui résiste à l’enlisement académique de la philosophie politique – des fascistes. A cette condition, la clause d’exception devient intelligible – les fascistes ne sont pas un mouvement politique « comme les autres » et il est d’un intérêt vital, pour les gens d’en-bas, d’empêcher qu’ils s’emparent des moyens de l’Etat.
Cependant, ce que cette position, aujourd’hui, laisse pendant est de première importance : à quelle espèce de fascistes avons-nous affaire ici ? Il est bien connu que le RN appartient aujourd’hui à une vaste famille, à l’échelle européenne, présentant d’évidents traits d’homogénéité, en dépit de toutes ses disparités. Certains dirigent leur pays, d’autres ont participé à des gouvernements de coalition, d’autres représentent des oppositions plus ou moins substantielles – tous en tout cas sont en quête de respectabilité et se présentent comme des partis de gouvernement dans le cadre des institutions existantes. Leur ambition n’est certainement pas de renverser le régime démocratique pour le remplacer par une dictature calquée sur le IIIème Reich ou le régime « totalitaire » de Mussolini. Il est plus distinctement de miner les institutions démocratiques de façon à rendre le régime de la démocratie libérale conservé dans ses grandes formes compatible avec leurs principaux objectifs – un Etat policier où les libertés publiques sont réduites à la portion congrue et où s’impose un ordre moral familialiste attentatoire à des libertés fondamentales (notamment le droit à l’avortement), où les minorités sexuelles ne sont plus en sécurité, où devient doctrine d’Etat le révisionnisme historique notamment pour tout ce qui a trait à l’histoire de la colonisation, où s’impose la plus massive des régressions sur le front des libertés syndicales, où le patronat est roi et prospèrent les doctrines et pratiques ultra-libérales, où les populations racisées se voient imposer des formes de discrimination et de répression à géométrie variable, où les migrants sont pourchassés, où le corps enseignant est placé sous surveillance et la vie culturelle est mise sous tutelle, l’information coiffée d’un casque de police, etc., etc.

Le problème, majeur, est que tout ceci ne nous est que trop familier – pas seulement parce que nous en avons un exemple voisin, en grandeur nature, avec l’Italie de Meloni (même si l’on peut toujours objecter, non sans raisons sans doute, que la pilule – ou la dose d’huile de ricin – passerait moins facilement en France) ; mais aussi et surtout parce que cela fait belle lurette que ce pli est celui-là même qui a été pris par nos gouvernants, ceux-là même qui, à cor et à cri, nous ont adjuré de barrer la route au RN. Tout ce qui constitue le fonds de commerce des fascistes aujourd’hui et qu’ils auraient à cœur de mettre en pratique s’ils arrivaient aux affaires, nous en avons les prémices, et un peu plus encore avec la politique de Macron et consorts.
Il n’est donc pas vrai, à ce titre, que l’arrivée aux affaires de Marine et Bardella constituerait un saut dans l’inconnu et une rupture sans précédent et à tous égards horrifiques avec l’état des choses antérieur. Il suffit de se rappeler, pour ne mentionner au passage qu’un seul repère solide et visible, la loi immigration que Macron a fait passer en force, copie à peine atténuée du programme des fascistes en la matière, pour prendre la mesure des continuités qui s’établissent aujourd’hui. La poursuite du démantèlement de l’Etat social, la montée des schèmes répressifs et autoritaires, le règne de la police, la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif, la stigmatisation des populations d’origine étrangère – bref l’addition de tout ce qui tend à la dévitalisation de la démocratie libérale c’est d’ores et déjà la pente sur laquelle les gouvernants et, plus généralement les élites de pouvoir, sont irréversiblement engagés. Si les fascistes arrivaient aux affaires, il n’y aurait pas rupture de continuité mais aggravation – différenciée, bien sûr, selon les catégories sociales, les appartenances culturelles et ethniques, les situations...
Dans tous les cas, il ne serait pas vrai que de Macron en Marine, on passerait d’un régime « normal » à un régime placé sous le signe de l’exception – les lignes de continuité entre le mauvais gouvernement tous azimuts du premier et le gouvernement plus ouvertement punitif et rétrograde de la seconde sont trop marquées pour que l’on valide un tel récit. Tout au contraire, on comprend trop bien comment, dans les conditions où le premier se retrouve aux abois et s’effondre sous l’accumulation de ses palinodies et reniements, la fabrication de ce récit (« Au secours, les barbares sont aux portes ! ») repose avant tout sur la construction d’un mythe négatif, d’une fantasmagorie destinée à amalgamer une foule alarmée afin de l’interposer entre les gouvernants réduits aux extrémités et les fascistes piétinant aux portes du pouvoir. Mais il s’agit bien là, au fond, d’une fantasmagorie politique destinée à rendre indiscernables les affinités toujours plus tangibles entre différentes variétés d’illibéraux, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire de promoteurs d’une variété autoritaire, répressive, liquidatrice, néo-bonapartiste et obscurantiste de démocratie – des illibéraux mal nommés, au demeurant, puisqu’ils sont en même temps tous adeptes, dans des formes à peine différentes, du crédo ultra-libéral.

Ce qui sous-tendait l’opération « front républicain » était donc, implicitement, un pacte faustien par excellence : donnez-nous votre sang électoral, vos bulletins de vote et, en échange, nous ne vous donnerons rien que notre mépris et notre haine de classe – ou plutôt, si, quand même, quelque chose : l’assurance que nous continuerons à nous opposer de toutes nos forces à la moindre de vos velléités de vivre mieux, de respirer plus librement, de voir s’alléger le poids du talon de fer qui vous écrase. Toute la question est donc de savoir si cela valait la peine (pour celui que nous avons appelé ici l’électeur décent) d’en passer par ces conditions, à tous égards draconiennes, pour éviter l’arrivée aux affaires des homologues de la Meloni, elle-même d’ores et déjà amplement « normalisée » à tous les échelons, à celui de l’Europe communautaire notamment.
La question, encore une fois, n’est pas de savoir si le prochain premier ministre sera de teinture NFP ou crypto-macronienne (on sait déjà tout de la fosse d’aisance dans laquelle toutes ces pauvres intrigues vont s’engloutir), la question est aujourd’hui de savoir comment, au fil de quels enchaînements et circonstances, de quelles luttes et mobilisations populaires peut émerger un peuple de la lutte et de l’émancipation. L’une des conditions pour qu’un tel peuple prenne corps et acquière une puissance propre, c’est que les gens d’en-bas, ceux qui votent comme ceux qui ne votent pas ou plus, changent enfin, à la vue de ce pauvre spectacle, de dispositions – qu’il leur devienne évident que ce n’est pas sur ces tréteaux que se joue leur destin, mais que celui-ci est entre leurs propres mains ; qu’il dépend de la mobilisation et du déploiement de leurs propres énergie et puissance.
La question reste ouverte de savoir si, à l’épreuve du choc produit par l’arrivée aux affaires de nos fascistes, l’électeur décent, à l’égal de tous les autres qui ont déserté le champ électoral, ne serait pas, enfin, devenu ou redevenu sensible au motif de l’intolérable – celui qui, en général, met en mouvement les masses, leur redonne le goût de la lutte et de l’émancipation. L’arrivée des fascistes au pouvoir, en France, cela fait monter des effluves de guerre civile, d’une guerre civile plus ou moins effective ou mimée – au sens où Mai 68 fut une révolution mimée. Et peut-être faudra-t-il en passer par là pour que les termes de la conversation politique changent enfin, pour de bon.
En attendant, c’est le pire qui s’éternise, sur le mode benjaminien, cumulatif – les ruines de la politique vive qui, chaque jour, viennent s’empiler sur celles de la veille. En dissolvant l’Assemblée, Macron a opté sciemment pour la stratégie du chaos qui consiste en premier lieu à paralyser durablement les institutions, à exacerber les tensions, à rendre le pays ingouvernable – ce qui lui laisse les mains libres dans le rôle de l’homme de la situation, l’Un-seul qui, dans ce naufrage, conserve la main sur l’exécutif. Est-il bien sûr que la phase (de durée indéterminée, l’apprenti sorcier ayant tout intérêt à ce que ça s’éternise) de gouvernement au chaos qui s’inaugure vaille mieux qu’une saison en enfer marino-jordaniste à l’occasion de laquelle, qui sait, la tradition des opprimés aurait pu reprendre vigueur ?
Cela mérite réflexion, le pire n’étant jamais la seule option en lice.

Alain Brossat