Le culte du Moix
Certains, parmi ceux qui regardent encore la télé tard le soir lorsque des primates (pardon, mes amis les singes...) et des coprophages s’empoignent sur les plateaux transformés en rings par la grâce de Ruquier et de ses semblables, certains s’étonnent d’apprendre que l’un de ces agitateurs, omniprésent autant que surgi de nulle part et dont l’une des spécialités est de faire rempart de son corps devant l’Etat d’Israël et son destin, que cet énergumène, donc, ait excellé, jeune homme, dans la caricature et l’invective antisémite à la Céline et ait, plus récemment, assidûment cultivé la fréquentation de proches du négationniste en chef Faurisson et autres judéophobes déclarés.
C’est qu’ils s’imaginent sans doute que l’on ne saurait être tout à la fois antisémite et supporter inconditionnel de l’Etat d’Israël.
Ce en quoi ils se trompent lourdement : on peut parfaitement éprouver une aversion reptilienne, tribale, atavique pour les Juifs comme peuple et culture, faire son petit Rastignac sur la scène médiatique, être prêt à tout pour décrocher un prix littéraire et ne pas avoir lu une ligne de Kafka tout en ignorant jusqu’au nom d’Elias Canetti – ceci tout en éprouvant une affinité spontanée, sans bornes avec cet Etat conquérant – son culte de la force, ses généraux sur le pied de guerre, ses colons fascistes, sans oublier le suprémacisme racial qui en constitue le fondement...
Ce n’est pas seulement qu’on peut jouer sur les deux tableaux, c’est même que, par les temps qui courent, ce genre de profil – celui de l’indéfectible suppôt d’Israël dont l’enthousiasme peine à masquer les clichés et préjugés antisémites qui le poussent à adopter ce parti, ne peut que prospérer. L’exemple vient de haut : comme le relevait tout récemment Le Monde, Trump est ce « meilleur président pour Israël dans l’histoire du monde » (sic) dont un nombre croissant de Juifs, états-uniens ou non, préféreraient se passer. N’ayant pas craint de déclarer récemment, l’œil rivé sur la présidentielle de novembre 2020, que tout juif américain qui vote démocrate est « déloyal envers le peuple juif et très déloyal envers Israël », Trump a manifesté très clairement la haute idée qu’il se fait du peuple juif assigné par ce type de déclaration au destin d’une tribu obscure et compacte, vouée à la loyauté la plus aveugle à son chef – comprenez l’indéfectible allié de Trump, « Bibi », roi d’Israël, tel que le désignent dans la fièvre des campagnes électorales les plus exaltés de ses supporters. Le bon Juif – le seul qui en mérite le nom en vérité – c’est celui qui vote Trump aux élections américaines et Netanyahou aux élections israéliennes. Ceux qui ne se plieront pas à cette règle inflexible ne seront pas privés de leur carte de Juifs, la chose n’étant pas encore possible en l’état actuel de choses, mais déclarés déloyaux, c’est-à-dire exclus de la communauté la honte au front.
Dans le genre abondamment fourni des fantasmagories antisémites, on n’avait guère fait mieux depuis les nazis. Eux aussi étaient portés à penser, eux aussi, que les Juifs étaient une tribu soudée dont la cohésion était entretenue par toutes sortes de liens secrets et les agissements solidement encadrés par quelques chefs – les Rothschild, la finance juive, entre autres. Trump inverse les signes – c’est qu’il aime les Juifs, lui (surtout quand ils votent pour lui), mais le cliché demeure inchangé.
Mais pourquoi aller chercher de l’autre côté de l’Atlantique ? Les palinodies de Yann Moix, que sont-elles d’autre qu’une variation de plus sur le motif du passage en douceur de la judéophobie d’ancien style (incluant les blagues sur les chambres à gaz et les calembours sur les fours crématoires) à l’israélophilie sans réserve - glissement dont la dynastie Le Pen nous a donné un exemple admirable, de père en fille, de FN de facture néo-nazie, pétainiste, OAS, en FN puis RN relooké, débarrassé des plus voyants de ses bouffeurs de Juifs et confit d’admiration devant le suprémacisme israélien... ? Si le passage peut se faire en catimini, sans retournements exhibés, de l’un à l’autre, c’est que l’esprit du suprémacisme blanc, le goût pour les ségrégations violentes, le culte fasciste de la force et l’esprit de conquête y trouve son compte – on change de mauvais objet, les « parasites » juifs sous le régime discursif de l’antisémitisme pétainiste-nazi, les Palestiniens (Arabes) « en trop » des territoires occupés que spolient et persécutent les colons auxquels on s’identifie sous celui de l’israélophobie cultivée par les évangélistes états-uniens et les post-néo-fachos français. Dans la langue d’Hannah Arendt (La tradition cachée) nous dirons que la fille Le Pen révère, dans chez les Juifs la figure du parvenu (dans sa concrétion étatisée), comme le père bavait sur le paria.
Il nous faut au moins reconnaître ça aux imbéciles, petits et grands, à la Moix et à la Trump : ils mettent à mal aux yeux de tous la fausse évidence selon laquelle un soutien plein et entier accordé à l’Etat d’Israël serait la manifestation par excellence, de la part de non-Juifs, de bonnes dispositions à l’endroit des Juifs en général. C’est tout le contraire qui est vrai : plus les soutiens accordés à cet Etat sont inconditionnels et sans failles, plus ils le sont pour les pires raisons – telles celles qui motivent ces évangélistes états-uniens qui forment les gros bastions du lobby pro-israélien sur les terres de Trump. Ce sont ces gens-là qui, en soutenant et encourageant de manière fanatique la fuite en avant et la plongée dans l’obscurantisme de l’Etat hébreu, prennent en otages les Juifs, où qu’ils vivent. Sans parler de tous les autres qui, au Proche-Orient et ailleurs, se trouvent dans le rayon d’action de cette machine de guerre en pilotage automatique.
La comédie du grand pardon accordé par BHL, grand seigneur, au pénitent Moix (il a beaucoup péché, il s’est beaucoup repenti, il lui sera beaucoup pardonné, c’est beau comme du Montherlant) ouvre les portes à la réintégration du pseudo-Céline en chemise brune lacérée dans la sphère médiatique et éditoriale – le voici en piste pour le Goncourt de l’an prochain ou la suivante et prêt, la singerie de l’acte de contrition bien torchée, à braire à tue-tête, en inquisiteur-né et au service de la cause du plus-offrant, sur les plateaux de télé. Cette pantalonnade en dit long sur l’inflexibilité des convictions et la qualité des « valeurs » dont les pardonneurs qui, en cohortes serrées, ont emboîté le pas au Pape BHL sont les tenants : d’un nazillon venu à Canossa et prêt à tout pour leur manger dans la main, d’un Rastignac aux dents de vampire rêvant de faire carrière dans la littérature industrielle tout en continuant à éructer sous les feux de la rampe, ils feront volontiers leur client, à la romaine, leur « ami », comme ils disent, dans les salons.
Leur intransigeance, leur esprit de vindicte, leur capacité de nuisance, ils préfèrent les réserver à ceux qui ne se lassent pas de qualifier l’Etat d’Israël et ses dirigeants comme ce qu’ils sont : un Etat conquérant fondé sur le suprémacisme et la ségrégation, miné par l’obscurantisme religieux, une bombe infernale logée au cœur du Moyen-Orient et, pour le reste, une nouvelle variété de fascistes de la même eau que Trump et Bolsonaro. Là, « pas de pardon, pas d’oubli », on ne rigole plus, tous les moyens sont bons, à commencer par l’amalgame perpétuel entre dénonciation du sionisme (ce n’est pas nous, mais ses fondateurs qui ont défini Israël comme l’Etat sioniste) et antisémitisme.
En un sens, on peut les comprendre : un antisémite qui se prête à la comédie du repentir, à la Moix, on le tient en laisse, il fera où on lui dit, il s’en tiendra docilement à la règle du jeu. Ceux qui ne lâchent rien sur Israël, ses colonies et son apartheid institué, c’est une autre paire de manches...