Le gouvernement français joue les « pousse-au-crime » à Mayotte
Ce texte devait être publié dans la rubrique Idées du journal Libération, comme cela avait été convenu le lundi 19 mars. J’avais donc renoncé à le publier ailleurs. Depuis, la publication, imminente, avait été repoussée au mercredi 28 mars, et j’apprends ce soir (n’ayant pas eu confirmation de la publication, je m’en suis inquiété) que l’article ne sera pas publié. Il se trouve ainsi étouffé au niveau national (trop tard pour le proposer ailleurs). Les raisons ? Une actualité surchargée (attentat et affaire libyenne). Une actualité dont on ne peut pourtant pas dire qu’elle ait été négligée par les médias. Mayotte peut donc aller se faire voir, si je traduis le sous-titre du choix éditorial de Libération, qu’on puisse s’y égorger demain, on verra bien – et il sera toujours temps d’en parler. J’avais choisi d’en parler quand il était encore temps de lancer une alerte.
Lorsque le gouvernement français, par la voix d’Annick Girardin, établissait un lien entre immigration dite irrégulière et délinquance, il désignait à la vindicte mahoraise une catégorie des habitants de l’île, n’ayant déjà, sans cela, que trop tendance à être utilisée comme bouc émissaire : les Comoriens, particulièrement les Anjouanais (dénomination devenue parfois une forme d’insulte, du moins dans l’usage qu’en font certains « Mahorais »). Au lieu d’apporter des solutions pour les nombreux maux dont souffre Mayotte, au premier rang desquels la pauvreté, la ministre s’est contentée de souffler sur les braises. Au train où vont les choses, on ne peut plus écarter le pire, et si des affrontements devaient conduire à l’irréparable, si le sang devait couler, ce gouvernement en porterait la responsabilité, de façon écrasante – ce qui ne dédouane en rien les précédents gouvernements, ayant eux-mêmes participé à cette coupure entre Mayotte et les autres îles de l’archipel, et ainsi préparé la situation actuelle.
S’il y a lieu d’utiliser un ton de lanceur d’alerte, c’est que les indices d’un déchaînement prochain d’une violence inter-ethnique (aussi fantasmatiques que soient ces supposées ethnies, comme toujours [1]) à Mayotte ne manquent pas aujourd’hui. Dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, des sortes de milices auto-proclamées de citoyens « mahorais » se sont déployées dans le nord de l’île, du côté de M’tzamboro notamment, pour « chasser » des « clandestins » (des personnes venues des Comores et soupçonnées de ne pas être en situation régulière), au moins pour les intimider, et leur annoncer de futurs « décasages ». Comment ne pas faire le lien entre ces actions punitives et les discours gouvernementaux sur l’immigration et ses supposés effets en matière d’insécurité ? Comment ne pas envisager que ces « miliciens » aient pu se sentir encouragés à une action devenue pour ainsi dire « citoyenne », puisqu’en cela il se serait agi, au fond, de seconder la police, dans les fonctions que la ministre des Outre-mer lui a attribuées dans son discours (déloger les « clandestins » et détruire leurs habitations – soit donc une légalisation du « décasage »).
Mon propos est exagérément alarmiste ? Regardons alors les faits. En deux jours, 192 personnes dites en situation irrégulière ont été « éloignées du territoire », de façon immédiate, autrement dit, expulsées. Or, malgré cela, et parce qu’en la matière la logique veut qu’on n’en fasse jamais assez (si le problème de l’insécurité est lié à l’immigration dite « clandestine », comme la ministre le soutient elle-même, c’est l’ensemble des personnes en situation irrégulière qui devient alors cause du « problème »), des menaces ont été adressées à des étrangers en situation supposément irrégulière par des « citoyens mahorais ». Des menaces suffisamment précises et inquiétantes pour que des Comoriens décident, d’eux-mêmes, de se livrer aux forces de l’ordre ! Or, que peuvent-ils craindre à ce point sinon quelque violence à leur encontre, une manière de lynchage ? Reprenons les mots de l’Agence AFP :
« […] selon la gendarmerie, une vingtaine d’étrangers en situation irrégulière se sont spontanément rendus aux forces de l’ordre jeudi à Mtsamboro (nord de l’île) en raison du climat communautaire [je souligne] tendu dans l’île. D’autres Comoriens auraient demandé à être reconduits à la frontière vendredi. Selon une source proche du dossier, ils étaient une cinquantaine à la mi-journée. “Vu la situation, ils préfèrent partir […] Ils ont peur de la violence”, indique la gendarmerie de Mayotte qui a précisé que ces individus auraient subi des menaces de la part des villageois » [2].
On est bien ici face à une forme de terreur exercée à l’encontre d’une population, qui préfère se livrer à la gendarmerie, de façon à échapper à la vindicte de villageois chauffés à blanc. C’est là que je dis à nouveau que le gouvernement a déjà les mains sales, en ayant ouvert les vannes à cette haine communautaire, qu’il ne pouvait pas ignorer, qui a déjà surgi épisodiquement sur l’île. En désignant les Comoriens (« l’immigration irrégulière » dans les termes de la ministre) comme fauteurs de troubles, les dirigeants de notre pays n’ont pas hésité à mettre en danger des personnes en situation précaire, pour flatter l’opinion locale, et obtenir un retour au calme (et si possible la tenue d’une élection législative partielle ce dimanche).
Radio Kwezy, que j’ai déjà comparée à Radio Mille Collines [3], de sinistre mémoire dans les massacres du Rwanda, vient de relayer sur son site d’ « information » l’appel d’un « Collectif » de « citoyens du nord » à ce qui s’apparente à une chasse aux « clandestins ». Sans aucun recul critique, le site reproduit l’affiche de ce collectif, portant les indications suivantes :
« Collectifs Citoyens du Nord
Acoua – Mtsangadoua – Mtzamboro – Hamjago – Mtsahara
Nous sommes ensemble pour sécuriser nos villages nos familles. Sur ce fait nous nous obligeons à mener certaines actions communes dorénavant
Ratissage des zones suspectes à toutes activités illégales
Monter les gardes afin d’appréhender les coupeurs de route
Anéantir des constructions de bangas sauvages
Surveiller les entrées des kwassa kwassa ».
Appel que le site se contente de faire suivre d’un bref commentaire de la rédaction :
« Depuis hier ils ont débuté leurs actions avec les décasages dans les différents villages du Nord. Des dizaines de personnes ont ainsi été délogées puis conduites à la gendarmerie de Mtsamboro en vue d’une reconduite à la frontière » [4].
Comme on le voit, l’appel de ce collectif vise clairement – bien que les cibles ne soient pas désignées explicitement – à des actions en direction des personnes dites en situation irrégulière, auxquelles on attribue uniment, et comme en passant, la responsabilité des actions menées par les « coupeurs de route ». Or le site qui relaie cet appel, non seulement ne met pas en garde contre la constitution de telles milices, contre leurs dangers et leur caractère parfaitement illégal, mais décrit la création d’un tel collectif de façon tout à fait neutre, validant ainsi de telles opérations de « décasage ». En cela, Radio Kwezy reste conforme à sa « politique », puisque c’est ce même média qui avait déjà relayé, naguère, des appels à opérer des décasages – que les forces de l’ordre, d’ailleurs, laissaient alors s’effectuer, sans intervenir.
Le paradoxe est ainsi qu’un mouvement de grève « contre la violence » trouve son accomplissement, du moins du côté du « Collectif des citoyens mahorais » (à distinguer de l’intersyndicale), dans des actes de violence et d’intimidation. Il n’est pas possible de faire tomber une à une les frontières entre un discours, au moins un discours, conforme à ce qu’on nomme « état de droit » et un discours fascistoïde sans devoir un jour en assumer les conséquences. Que l’Etat se soit en fait constamment assis sur les règles du droit commun, notamment en ce qui concerne les territoires et départements d’outre-mer, la chose est bien connue. Qu’il suffise de demander au nom de quoi un Comorien en situation régulière à Mayotte n’a pas le droit de se rendre en métropole, sans l’obtention d’un visa. Et l’on pourrait donner cent autres exemples.
Que l’Etat enfreigne son propre droit, ce n’est pas une nouveauté, c’est même un grand classique. En revanche, que l’Etat revendique ouvertement la violation de son propre droit, et c’est alors la porte ouverte à des exactions conduites par des particuliers – et le pire, c’est que cette conséquence détient sa propre légitimité : en quoi des policiers et gendarmes conduits à exercer des exactions (expulsion d’habitation et destruction des logis sans procès) se distingueraient-ils encore (du point de vue même de l’Etat, par lequel il s’octroie le « monopole de la violence légitime ») de simples citoyens ? Or, le discours de la ministre des Outre-mer, à Mayotte, relayant celui de Gérard Collomb, s’apparente bien à un appel à la violence, précisément contre une population désignée.
L’histoire nous a montré bien des exemples où les gouvernants ont utilisé les antagonismes entre groupes humains (quand ils ne les ont pas construits de toute pièce) pour parvenir à leurs fins. Dans le cas présent, l’intention n’était même pas de conduire la population à des exactions contre les dits « clandestins », mais seulement de montrer que ce gouvernement était pragmatique, n’hésitant pas à désigner les supposées « vraies causes » des problèmes, autrement dit, ne niant pas qu’il y ait un « problème » de « l’immigration irrégulière », ne laissant pas ces questions à l’extrême-droite, etc. Là est le calcul politique criminel de ce gouvernement : en acceptant d’aller dans le sens d’un lien entre immigration dite « clandestine » et insécurité, parce qu’il est facile d’ordonner des expulsions d’étrangers, et de mettre sous les verrous quelques fauteurs de troubles dans certains quartiers, au lieu de s’attaquer aux vraies difficultés de Mayotte, ce gouvernement a commis une faute impardonnable. Avec un tel discours, les Comoriens sont désignés comme les responsables des malheurs de Mayotte – que la ministre ait précisé qu’un autre volet viendrait compléter ce dispositif sécuritaire n’a rien changé à l’affaire, le simplisme des annonces ayant déjà fait son œuvre.
Je ne demande qu’à être démenti dans mes craintes, mais il me semble, hélas, que le mécanisme d’une violence extrême est à présent enclenché à Mayotte. L’actuel gouvernement, au fond, se situe seulement au bout de la chaîne, dans ce processus de déstabilisation de l’ensemble de la région, provoquée par la présence de la France. Il n’en reste pas moins que c’est lui qui vient d’allumer la mèche qui pourrait bien embraser l’ensemble de l’île.
Étrangers dits en situation irrégulière, expulsés vers l’Union des Comores, qui n’a pas voulu qu’ils débarquent – à leur retour, ces personnes (entre 52 et 69 selon les sources) ont donc été parquées dans le "centre de tri sanitaire", derrière des barreaux comme on peut le voir. Ce sont des associations qui leur apportent savon et dentifrice, les autorités n’ayant rien prévu en la matière. Leur situation administrative est donc celle de personnes non expulsables (aussi longtemps que les Comores s’opposent à leur arrivée sur le sol comorien), et considérées comme non régularisables. Le juge des libertés et de la détention avait refusé le maintien en zone d’attente de ces ressortissants comoriens ; le parquet a fait appel, et a obtenu gain de cause : la Cour d’appel a autorisé leur maintien en zone d’attente, pour une durée de 8 jours, renouvelable une fois. Ils dépendent donc de (sont "placés sous la responsabilité de") la PAF pendant toute cette période.