Le « monde d’après », comment ?
Le discours sur le « monde d’après », pur blabla la plupart du temps, a pris le relais du « plus jamais ça » si souvent déçu - la guerre de 14/18 ne fut pas « la der des der », après l’extermination des Juifs d’Europe, des Roms, des malades mentaux et autres « sous-hommes » par les nazis, on s’entretua ou Cambodge, au Rwanda pour m’en tenir aux plus connus des génocides. Déçues aussi les espérances des lendemains des décolonisations, de l’ébullition (mondiale, pas seulement française) du printemps 68, des « printemps arabes », sauf un demi-succès en Tunisie et encore, des occupations de place… Et la magnifique « Histoire populaire des Etats-Unis » de Howard Zinn [1], qui synthétise tous les combats qui s’y menèrent depuis les débuts de la colonisation, est aussi une longue histoire de batailles perdues, pour parler comme Louis Guilloux, si acharnées eussent-elles été et les victoires, arrachées de haute lutte, toujours remises en question. Pourtant, il en faudrait, un « monde d’après », un véritable « tout monde » selon Glissant.
1- Le désir de soulèvement est réel, la quête de justice et de liberté perdure malgré les échecs répétés, la répression, les tentatives de régression quand il engendre des succès, les contre-révolutions. Les infirmières qui ont interpelé notre roitelet lors de sa visite à la Salpêtrière, le 15 mai, indiquent assez, en France, qu’une « prime » ne saurait l’éteindre. Il a d’ailleurs admis, dans un accès soudain « d’humilité », et surtout j’imagine pour se tirer d’un mauvais pas en ces heures où il est convenu de célébrer les « soignants », « l’erreur » qu’il avait faite en continuant de démunir l’hôpital public, et voilà qu’on promet d’augmenter leurs salaires. C’est qu’il risque d’exploser en même temps que le chômage (on a un peu vite enterré la classe ouvrière, même si elle n’est plus ce qu’elle était en nombre et en termes d’organisation, et les classes dites moyennes trinqueront aussi), qui multipliera les « superflus » de la « société de travail sans travailleurs » prédite par Anders [2] ou dénoncée plus récemment par Viviane Forrester dans L’horreur économique, tout ceci déjà accéléré par la robotisation et l’informatisation. Paysans, Employés, « petits » fonctionnaires mal rétribués (dans ce pays, les enseignants, pour ne prendre qu’un exemple, gagnent deux fois moins qu’en Espagne). Mais ce n’est pas seulement la maltraitance matérielle (mal logement, mal bouffe, pauvreté voire franche misère) qui le cause, c’est aussi la maltraitance psychique, le mépris généralisé, le défaut de reconnaissance, l’humiliation constante, sociale, raciale, machiste (les trois pouvant se combiner jusque chez les opprimés (voir Black féminism [3]) qui l’attisent.
« Effet collatéral », comme on disait naguère des « frappes » aériennes occidentales supposées « chirurgicales, la misère croît partout dans le monde, et avec elle les maladies, la malbouffe, la mort multiforme des pauvres, voire des peuples que l’on dit aujourd’hui « premiers », ou « autochtones », parce qu’on n’ose plus les appeler « primitifs ». Pour ne prendre que deux exemples, les peuples amazoniens ont vu fondre sur eux comme jamais les vautours, chercheurs d’or, éleveurs, cultivateurs de soja transgénique, et avec eux, outre le covid, la déforestation accélérée, les pesticides, Bolsonaro applaudissant des deux mains, bon débarras, et en Afrique noire s’accentuent les tragédies dans les lieux les plus déshérités, même si le nouveau virus l’a, dit-on, relativement épargnée parce qu’elle est « jeune » (mais les parents des jeunes d’aujourd’hui sont morts en masse du sida, il faut le rappeler). Pour les puissants, le « monde d’après » devra ressemble à celui d’avant, en pire, Sanofi témoigne que la santé c’est business first, et ça rapporte gros, les patrons réclament qu’on « travaille plus », d’aucuns ont même l’indécence de réclamer que l’État les aide à payer les salaires. La « croissance » reste sacro-sainte quand c’est « décroître » intelligemment qu’il faudrait, vivre mieux avec moins, mettre fin à l’économie généralisée du gâchis, à la dictature implacable et mortifère de l’argent [4]. Mais ce serait thème à traiter à part, que celui des « effets collatéraux » de la panique générée par le covid, j’y reviendrai peut-être une autre fois.
En tous cas, il y a matière, partout, à susciter le désir de soulèvement, mais où il existe, il risque de rester éclaté ou vite divisé malgré des tentatives de coordination, on a pu le voir avec les gilets jaunes qu’il faut saluer sans les idéaliser comme d’aucuns, miné par la défiance, largement justifiée hélas, envers la « représentation » politique, voire toute forme de représentation et les grandes institutions transnationales, ces parfaits « monstres froids », voir l’état actuel de l’Europe. Mais la démocratie directe, outre qu’elle a ses propres défauts, les forts en gueule et les manipulateurs en tous genre y fleurissent, ne saurait exister, écrivait déjà Rousseau, surtout à l’échelle du monde !
2 – Alors, quelle issue ? Le « monde d’après idéal », on peut le brosser à grands traits, à titre d’horizon, d’étoile polaire, beaucoup s’y emploient, de façon parfois intéressante, qui voient dans le virus l’occasion de tout chambouler. Mais le moyen de l’approcher, au moins autant qu’il est humainement, donc failliblement possible ? Par la dictature, écrivaient récemment Alain Brossat et Alain Naze. J’avoue considérer l’avenir assez largement en Cassandre, même si je sais que voir le verre aux trois quarts vide plutôt qu’à moitié plein ne conduit à rien. Mais comment substituer une « mondiation » positive, pour reprendre un terme dont j’ai hélas oublié l’auteur à une « mondialisation » mortifère, et pas seulement à cause des virus voyageurs qu’elle multiplie (entre autres en privant d’espace les animaux sauvages qui investissent les lieux humanisés, en les braconnant sans vergogne, ça rapporte, sur les marchés parallèles). Quelques mots sur la dictature, donc - non point à la romaine, généralement patricienne, pour se tirer de situations d’exception, non point à la stalinienne dans ses différentes versions, mais, si j’ai bien compris, « populaire ».
Déjà, le mot peuple, c’est un terme bien vague, défini selon ce qui arrange qui l’emploie : l’ensemble des citoyens pour les républicains, des « natifs » pour les partisans du sol et du sang, le populo, la populace pour les nantis, l’ensemble des opprimés pour les révolutionnaires réels ou prétendus, la « plèbe » pour vous, je crois… Mais si la plèbe exclut certes les néo-patriciens, riches ou ultra-riches, les membres de la « noblesse d’État », pour parler Bourdieu ou toutes autres catégories de « notables », qui la constitue ? Au sortie de ma hlm natale, arrivée par la grâce de mes enseignants en classe préparatoire à Lyon, j’adhérai à l’UEC et fus stupéfaite de voir à quel point le « prolétariat » dont on parlait encore alors n’avait rien à voir avec les ouvriers, frais issus des campagnes il est vrai et catholiques, parmi lesquels j’avais grandi. Plus tard, dans ma « cellule » gauchiste, je me sentis d’un autre monde, moi « transfuge de classe », que mes camarades du XVIe arrondissement, qui fréquentaient l’université flambant neuve de Nanterre « la folie ». J’admirai qu’ils fussent traitres à leurs origines, mais ça me clouait le bec –heureusement, je pouvais tout de même écrire, à défaut de parler… Mais surtout, quelle qu’elle soit, la plèbe, que voudrait-elle en positif, et qui soit « planétarisable », puisque c’est à cette échelle qu’il faut désormais penser ?
Ensuite, la « démocratie » a bel et bien failli. Elle a d’ailleurs toujours été un leurre, si on prend le mot demos au sens d’ensemble des habitants de la « cité » au sens large. Pas seulement parce qu’elle ne saurait être directe, ou parce que les « représentants » du dit peuple ne peuvent que finir par se corrompre, écrivait le très pessimiste Rousseau [5] pour qui la duplicité de l’individu, membre de la volonté générale comme citoyen et volonté particulière pour le reste ne pouvait qu’entraîner la dégénérescence du « corps politique », muer le contrat social en contrat de dupes. Le « demos » grec était nanti (en tous cas ne travaillait pas de ses mains), mâle, et natif de la cité. Au XIXe siècle, il fut mâle et possédant, et quand il cessa d’être censitaire pour devenir « universel », il resta masculin, les femmes ne comptant pour rien, « incluses » qu’elles étaient en leurs époux, sous la tutelle de leur père, de leur frère ou de l’Église (d’où l’opposition du mouvement ouvrier)). Aujourd’hui, en France, tout citoyen a, en principe, le droit de vote (mais les femmes depuis la fin de la deuxième guerre seulement, et les étrangers non « naturalisés » ( !) toujours pas, même localement et installés depuis longtemps) , chacun est, en principe, éligible (mais si on est femme, « de couleur » ou pauvre, a fortiori les trois, on a peu ou aucune chance), le droit de manifester (encore qu’à ses risques et périls), de penser et de publier sa pensée (s’il le peut, ce n’est pas si simple, sous le règne de l’argent roi et de la « fracture numérique, pour ne rien dire de l’inégalité sociale que le système scolaire perpétue voire creuse), de croire en ce qu’il veut, pour peu que cela ne nuise pas à autrui (mais pas d’arborer des signes extérieurs musulmans, kippa ou croix oui, foulard non, qu’on assimile au voile ou autre tchador, quand Montesquieu écrivait quelque part qu’on ne change pas les mœurs par la loi, mais par l’exemple – or la pub favorise la femme objet dénudée, fragmentée, au sourire niais supposé aguicheur). Bref, les libertés politiques et civiles formelles ont fini par être généralisées, on y a même adjoint, dès avant mais surtout après 1945, des droits sociaux tant il était flagrant que sans ces deniers les premières ne valaient que pour une « élite » cultivée mais riche, cultivée parce que riche. En principe, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont séparés. En principe, en principe…
Parce qu’en réalité, si on a coupé la tête du roi, et malgré quelques tentatives de restauration voire d’empires, installé la République, la dernière constitution de la France l’a muée en « monarchie élective ». Le peuple - ensemble des citoyens choisit le chef de l’État au terme de campagnes électorales inégalitaires, mais ses pouvoirs sont exorbitants par rapport au Parlement, lequel est majoritairement peuplé de notables et de mâles, même si une « parité » forcée y a installé des femmes et si l’on peut trouver, en cherchant bien, quelques personnes « issues de la diversité » (!!!!) Mais où sont les prolétaires, les paysans (car il en reste), les membres de la « classe moyenne », surtout inférieure ? Et les régions sont plus que métaphoriquement des « fiefs », comme disent les journalistes. Coquille vide, la démocratie politique, d’autant qu’elle s’est asservie à la finance et à l’économie globalisée ultra-libérale, transformant nos gouvernants en représentants de commerce prêts à s’asseoir sur les prétendus « droits de l’homme » (droits humains serait mieux, mais les mâles résistent, là aussi !) pour conquérir des « marchés », but suprême. La démocratie sociale est largement en panne, et le peu de démocratie « participative » existant reste symbolique… Coquille vide, oui, malgré les droits acquis par les femmes, les minorités sexuelles, ce qui reste de l’État providence (un peu plus qu’en d’autres lieux il est vrai).
Pourtant, la « dictature » me pose problème, et pas seulement en raison des « révolutions trahies » du passé et du présent. Je me suis dite léniniste, dans ma jeunesse militante, mais je préférais tout de même Rosa Luxembourg, et l’histoire m’a appris non seulement que la dictature du prolétariat l’était déjà, sous Lénine et Trotski, « sur » le prolétariat, le parti bolchevik étant seul à même de guider le peuple inéduqué, inexpert, comme le bon berger platonicien son troupeau. Certes, ce devait être un « État disparaissant », mais les circonstances historiques n’expliquent entièrement sa consolidation, sa transformation en néo-despotisme, si lourdes eussent-elles été. Les soviets, montre Ferro [6], se bureaucratisèrent par le haut et par le bas, même si les partis les investirent très tôt, si le parti bolchevik dominant tua vite, de surcroît, toute démocratie interne. Donc, je ne crois pas plus à une « dictature populaire », si j’ai bien compris ce dont il s’agit, qui ne finisse par dégénérer, qu’à celle du « prolétariat ». Une fois le système balayé par un soulèvement qu’il faudrait tendanciellement mondial, même s’il devra bien commencer quelque part, il lui faudra s’institutionnaliser, sauf impasse et chaos permanent, inclure et contrôler la masse d’experts et autres scientifiques que nécessitent les sociétés hyper-complexes et connectées qui sont désormais les nôtres, et le danger bureaucratique reparaîtra, ou technocratique. Il lui faudra surtout accepter la pluralité des points de vue, même pour faire primer l’intérêt général, et donc la libre discussion de toutes choses, ce que Marx ne vit pas, qui idéalisa la Commune de Paris (laquelle, n’ayant duré que 3 mois, n’eut pas le temps de dégénérer, mais, divisée entre proudhoniens majoritaires, « marxistes » et quelques autres, l’aurait fait je le crains). Il refusa de penser le et la politique « d’après » au nom de l’auto-émancipation des masses, mais prit comme Owen la fabrique pour modèle, si je me souviens bien, et voulut comme Saint Simon substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. Gouvernement des hommes il faudra, donc espace politique public et libre discussion, sauf dictature despotique s’auto-entretenant. Et il faudrait surtout que chacun veuille (et puisse) se mêler en permanence de politique, ou du moins contrôler ceux à qui il s’en remettrait, bref, inventer les formes d’une authentique « démocratie », une fois qu’il n’y aurait plus de financiers, de multinationales, de capitalistes grands et petits à « terroriser », pour empêcher que les « dictateurs populaires » ne s’installent aux affaires. Arendt, dont les parents étaient luxembourgistes, tenta d’imaginer un mixte de la pyramide des conseils et des communes américaines originaires – mais, outre qu’elle coupa le politique du social voué à la vie biologique, qui relevait du privé pour elle (il y a beaucoup à contredire sur son Essai sur la révolution [7]), elle buta sur l’absence du désir de tous de « faire de la politique », d’aucuns préfèrent écrire des romans, peindre, faire de la musique, ou cultiver leur jardin…
Je conclurai sur cette citation de L’institut Benjamenta, magnifique texte de Martin Walser, contemporain de Kafka avec qui il a un indéniable « air de famille » : « C’est la liberté, dit la maîtresse, elle est hivernale, et on ne peut la supporter longtemps. Il faut toujours se donner du mouvement, comme nous le faisons en ce moment, il faut danser dans la liberté (souligné par moi). Elle est froide et belle. Mais ne va pas t’en éprendre ! Ça ne ferait que te rendre triste, car on ne peut séjourner que des moments, pas plus, dans les régions de la liberté. (souligné par moi). Nous sommes déjà restés un peu trop longtemps. Regarde comme la piste sur laquelle nous glissons se défait lentement. Maintenant, si tu ouvres les yeux, tu pourras voir la liberté mourir. Plus tard, tu assisteras encore plus d’une fois à ce spectacle navrant » [8].
Jusqu’ici, l’histoire lui a donné raison, hélas.
Denise Avenas.
Illustration : Lo Hui-Chen