Le patient zéro, c’est moi (mais ne le répétez pas à ma femme, elle n’est pas au courant !)

, par Maurice Johnson


Confession

Le patient zéro, c’est moi : j’ai passé un mois exactement, du 20 avril au 20 mai 2019 sur un campus universitaire, dans la ville de Wuhan.
La chose est facile à vérifier : j’ai publié, sur un site de langue française et de réputation internationale, un récit de ce séjour, intitulé, non sans une touche de préciosité, Journal d’en Chine.
J’ai beaucoup travaillé. Pendant la journée, je faisais des cours de philo, de cinéma aussi, en anglais, devant un public réduit, formé d’étudiants d’élite, tous plus brillants les uns que les autres et avides de discussion avec l’invité venu d’ailleurs. Epuisant.
Le soir, après avoir dîné dans une des innombrables cantines du campus, je rentrais chez moi et m’installais sur mon balcon un peu délabré, histoire, à la nuit tombante, d’y jouir de la vue sur le magnifique tulipier en fleur dont les branches se déployaient en lacis dense devant les fenêtres de la guesthouse.

C’est ainsi que nous nous sommes connus, Séraphine et moi.

Séraphine : une jeune et accorte pipistrelle, bien à tort dite « commune » dans les manuels de zoologie, et qui, nichant dans les sommets de l’arbre, devint tout naturellement mon aimable voisine puis, au fil du temps, mon amie, ma confidente et – pourquoi le cacher plus longtemps ? – mon béguin, mon amoureuse...
Les préliminaires furent un peu longs, compliqués : d’un naturel timide et réservé, Séraphine dont je ne fus pas long à remarquer le manège, alors qu’elle me fixait intensément de ses yeux rouges, immobile, bien calée dans l’anfractuosité d’une grosse branche, Séraphine se garda bien de faire le premier pas. Affectant de ne pas la remarquer, je fredonnais comme pour moi-même des rengaines de chez nous, du Baschung, du Thiéfaine et même un peu de Cabrel – vous voyez le genre. Séraphine ne bronchait pas, mais je voyais bien l’éclat rougeoyant de son regard s’intensifier au fur et à mesure qu’avançait la soirée et que l’obscurité s’abattait sur le campus.
La plaie, c’était les moustiques que je n’osais chasser de peur d’effrayer, par un mouvement trop brusque, ma muette compagne – ils s’en donnaient à cœur joie sur mon délicat épiderme.
Je me creusais la tête : comment rompre la glace ? Profitant d’une des rares brèches ouvertes dans la muraille électronique destinée à me tenir éloigné de Google, j’avais pu vérifier que Séraphine (qui ne s’appelait pas encore Séraphine à ce stade-là de nos relations) appartenait à l’espèce pipistrellus pipistrellus, laquelle s’établit à proximité de l’habitat humain, se nourrit de petits lépidoptères nocturnes et de moustiques, a une espérance de vie moyenne de dix-sept ans et, last but not least, atteint sa maturité sexuelle entre la première et la seconde année. Beau parti, m’étais-je dit aussitôt, en disciple superlatif de Donna Haraway que j’ai toujours été (quand je dis disciple superlatif, j’entends que les choses soient claires : partisan inconditionnel et enthousiaste des amours interspéciques, mais totalement allergique à la bave de chien et autres nuisances associée à la promiscuité avec les animaux domestiques).

Comment rompre la glace, donc ? A tout hasard, abandonnant à regret ma chaise longue pour aller me coucher, la nuit noire ayant, depuis longtemps déjà, enveloppé le tulipier, je disposais, bien en évidence sur le rebord du balcon, miettes de pain, grains de riz, raisins secs et autres menues offrandes destinées à la jeune personne – le lecteur voudra bien me passer cette licence toute poétique. Las ! Le lendemain matin, au réveil, je trouvais mes présents intacts, ignorés, que dis-je – méprisés.

Et puis l’inattendu, l’inespéré, survint un soir alors que, sentant une douce somnolence me gagner tandis que la belle dardait sur moi ses yeux de braise plus ardents que jamais – et que je m’apprêtais à me lever et prendre un congé muet – l’imprévisible, sous la forme d’un matou fourbe qui, ayant repéré depuis un moment ma (déjà) fidèle compagne, avait entrepris de s’en rapprocher, furtif autant que sournois, glissant silencieusement de branche en branche. L’apercevant alors qu’il se trouvait bien près de bondir sur sa proie, je poussai un cri dont l’écho alla se perdre dans le feuillage touffu de l’arbre géant, mais suffisant pour alerter Séraphine, qui, prenant aussitôt son envol, s’engouffra dans mon salon par la porte-fenêtre demeurée entrouverte. La suivant aussitôt, je refermai la fenêtre avec un hennissement de satisfaction, tel le mauvais nain claquant la porte de son antre sur les pas de Souricette...
– Haha !, lançai-je d’une voix caverneuse, en direction de Séraphine (ainsi désignée, une fois encore, par anticipation) posée en équilibre sur l’écran plasma de ma télé, haha !, fis-je donc, imitant le ton sarcastique du nain pervers, vous êtes ma prisonnière !
– Bon, ça doit pouvoir s’arranger répondit avec flegme la future Séraphine, du tac-au-tac, en ultra-son et d’un ton engageant – désarmant une fois pour toute ma joie maligne autant que puérile.

Et c’est ainsi que s’engagea un badinage qui ne s’éteignit qu’à l’aube lorsque, sur les douces instances de mon adorable conquête, j’entrouvris la porte-fenêtre et qu’elle voleta sans bruit jusqu’à l’embranchement où elle avait élu domicile.
Inutile de dire que mes cours du lendemain ne furent pas des plus enlevés, les étudiants s’inquiétant à plusieurs reprises de savoir si mon sommeil avait été troublé par des cauchemars, le mal du pays, les haut-parleurs diffusant les consignes diurnes autant que nocturnes, etc. Mais qu’importe.

De ce jour, et jusqu’à ma toute dernière nuit sur le campus s’installa une délicieuse routine : mes cours terminés, je me hâtais vers la cantine la plus proche, avalais mécaniquement, la tête ailleurs, mon assiette végétarienne ou mon plat de riz sauté et regagnais rapidement mon studio. A peine avais-je entrouvert la porte-fenêtre qu’un furtif bruissement d’ailes venait m’avertir de la présence de Séraphine. Elle se perchait sur l’antenne de la télé, la tête en bas, me dévisageant intensément, ses yeux incandescents grands ouvertes.
On fait toute une histoire de la communication par ultra-sons telle que la pratiquent les chauves-souris. Mais c’est avant tout une question de concentration et de bonne volonté, un idiome bien moins difficile en tout cas que le chinois – surtout avec l’accent de Wuhan...

Au bout de peu de jours, j’entendais passablement le charmant babillage de Séraphine (son nom s’étant imposé un matin où, ouvrant ma messagerie électronique, j’avais vu apparaître sur l’écran : « 27 avril – St Sérafin »), un babil, donc, où il était question des variétés de moustiques dont elle se nourrissait, de la fourberie des chats du voisinage, et, bien sûr, de quelques chagrins d’amour précoces... Je lui racontais mes cours, les échanges passionnés avec les étudiants, la vie quotidienne en France sur les ronds-points, au temps des Gilets Jaunes... Les nuits passaient comme en rêve et chaque jour, mes cours se faisaient plus pâteux, erratiques et mon anglais plus évanescent...

Les adieux furent déchirants. La toute dernière nuit, toute distance sociale ou spécique abolie, fut un enchantement. Des souvenirs épars qui m’en restent, cette image, à tout jamais gravée dans ma mémoire : Séraphine nichée au creux de mon épaule et me murmurant à l’oreille dans un bruissement d’ultra-sons : « Emmène-moi, emmène-moi... » – et moi, terrassé par l’émotion, trouvant à grand peine la force de répliquer : « Mais non, Séraphine, tu sais bien que ce n’est pas possible... ».

Au retour, dans l’avion, une petite toux sèche me prit – elle ne m’a guère lâché depuis. J’ai traversé les continents, fait escale dans deux ou trois aéroports, célébré mes retrouvailles dans force bars et restaurants, avec mes amis, mes proches, dispensé des cours, donné des conférences, participé à des tables-rondes, fréquenté des libraires, fait mes courses dans des supermarchés, vu quelques films dans des cinémas d’art et d’essai, été invité à dîner en ville, à la campagne... et toujours cette petite toux sèche et, souvent, un peu de fièvre, le soir. Très occupé pendant toutes ces semaines, ces mois, je ne me souciais pas autrement de ce petit désagrément – je suis solide comme un roc, et j’ai mieux à faire que fréquenter les cabinets de ces emmerdeurs de médecins.
Un jour que je parlais de Séraphine (dont le souvenir lancinant ne m’avait pas quitté depuis mon départ de Wuhan) à mon ami le plus proche, mon confident de toujours, celui-ci lâcha froidement cette remarque qui me laissa pantois, dévasté : « Et comment peux-tu être aussi sûr que Séraphine n’est pas un Sérafin ? Ce n’est pas parce que pipistrelle est un mot féminin que toutes les pipistrelles sont des femelles ! »

Le lendemain, ma toux s’aggrava et je sentis monter, inexorable, la dépression – le mal qui, régulièrement, m’envoie au tapis et me jette pour des mois dans un état crépusculaire.
J’en sors à peine. Ma toux s’est atténuée, je sens les alvéoles de mes poumons se déplier à nouveau. Je suis immunisé. Mais ma conscience me taraude : le patient zéro, c’est moi, cela ne fait aucun doute, et la responsabilité de toute la catastrophe qui s’en est suivie repose sur mes épaules !

Et tout ça pour une petite chauve-souris de rien du tout et qui, peut-être, n’était pas mon genre !