Le sexe coupable

, par Alain Brossat, Alain Naze


On ne se méfiera jamais assez des campagnes de moralisation publique placées sous le signe d’énoncés écrasants à force d’être irrécusables – ceci en particulier quand ces campagnes sont directement en prise sur la police des mœurs et la morale sexuelle.
Le genre est connu, il fait florès aujourd’hui : on ne va tout de même pas laisser rôder impunément tous ces pédophiles lubriques [1] autour de nos enfants ! On ne peut pas rester passifs face au fléau de l’inceste qui exerce ses ravages tout autour de nous ! On ne va pas laisser le champ libre aux violeurs, aux harceleurs, aux conjoints violents, aux adeptes de la polygamie et des mutilations sexuelles !
Le propre de ces énoncés est d’être formulés d’une façon telle qu’ils ne peuvent que forcer l’assentiment ; ils embarquent le public et forment de puissants amalgames, tout une police des énoncés et un régime de production des énoncés vrais (indiscutables) s’y enchaîne, et, finalement, toute une police des mœurs, une police des relations et des conduites sexuelles. C’est tout cela qu’il appartient à la pensée libre et critique non pas tant de démasquer que, plus sobrement, de déplier et d’expliciter de manière à ce que chacun.e sache à quoi s’en tenir sur ce qui en en jeu dans le redéploiement contemporain de l’ensemble des enjeux qui se rattachent à la sexualité en général, comme question politique entre autres choses.

Il convient d’abord d’être attentif à la façon dont cette campagne – désormais permanente et, dirait-on, sans cesse intensifiée – de moralisation-normalisation-répression (d’un seul tenant), se fonde sur un type tout à fait singulier de capture et mise en condition du public (celui, précisément, de la démocratie du public) ; sur des modes spécifiques d’agencement des espaces communicationnels où vont être déployées les stratégies et les tactiques destinées à promouvoir inlassablement le motif de la nécessité de civiliser les conduites sexuelles, toutes affaires cessantes. C’est dans ces espaces que vont être produits les discours, les images et les effets scénographiques qui sont la chair et le sang de la perpétuelle agitation actuellement en cours autour du thème directeur du sexe coupable, des inconduites sexuelles intolérables – la montée en intensité de ce discours se mesure aisément à la surenchère qui s’enregistre en matière de qualification des infractions : très vite, on est passé de l’intolérable à l’inexpiable et voici maintenant qu’a surgi, logiquement, l’imprescriptible (avec la revendication de certain.e.s activistes que soit inscrite dans le corps de la loi l’imprescriptibilité de certains crimes sexuels) [2].

Ce qui, pour employer un terme qui fait des ravages aujourd’hui, nous place sous l’emprise de ces discours et nous établit dans cet état de sidération où nous perdons toutes nos facultés critiques, c’est la façon dont cette campagne permanente procède par bombardements successifs d’affaires (au sens médiatico-politique du terme) à l’occasion desquelles sont cloués au pilori et brûlés en effigie des criminels sexuels allégués – Weinstein, Epstein, Matzneff, Duhamel – ou d’autres infracteurs supposés de moindre calibre. La succession ininterrompue de ces gros plans à l’occasion desquels l’indignation publique orchestrée coule à flot produit un effet de saturation dans l’opinion – en même temps que le coupable présumé est voué aux gémonies, une tonitruante leçon de morale est administrée sur un mode qui exclut toute ouverture d’une discussion ou d’une réflexion publique à l’occasion de laquelle pourraient se manifester des approches différenciée non pas tant de l’ « affaire » elle-même que des questions qui s’y associent. Ces campagnes sont en quête de broncas morales comme les apprentis dictateurs sont en quête d’acclamations. Le naïf, l’imbécile qui se laisse entraîner dans une discussion biaisée à l’occasion de laquelle il pourrait donner l’impression de « prendre la défense » du réprouvé voit immédiatement le ciel lui tomber sur la tête – ce dont, à propos d’imbécile(s), vient de faire l’expérience Finkielkraut qui, pour avoir timidement tenté de se faire l’avocat du Diable Duhamel, s’est trouvé promptement éjecté de l’émission de radio où il cachetonnait, sur une radio périphérique [3]. Ce qui lui a coûté son poste, le cas de le dire, c’est la suggestion selon laquelle il conviendrait d’opérer une distinction dans les cas d’inceste, entre les situations où il y aurait consentement et d’autres (il ne se prononçait pas sur l’affaire Duhamel mais posait une question d’ordre général).

A l’occasion de chacune de ces affaires surdimensionnées et dont la tournure ne nous est que trop familière (une chasse à courre en grande tenue et en fanfare), une leçon de civilisation est donnée par les maîtres de la parole publique aux gens du commun ; celle-ci porte sur l’intolérable de tel ou tel écart, de telle ou telle transgression des règles de la morale sexuelle : avec l’affaire Matzneff, il s’agit de faire un gros plan sur la pédophilie, et, en la définissant comme un crime majeur, de définir une fois pour toutes le pédophile comme ennemi public ; avec les affaires Weinstein et Epstein (et bien d’autres de même espèce), c’est une forme contemporaine du « droit de cuissage » tel qu’il s’exerce notamment dans les industries culturelles qui est exposée ; avec l’affaire Duhamel, c’est un coin du voile qui est soulevé, sur le monde dérobé des pratiques incestueuses – dans le prolongement immédiat de la publication du livre de Camille Kouchner, la parole se libère, comme on dit, des victimes d’inceste(s) sortent de l’ombre pour évoquer le tort qu’elles ont subi et stigmatiser les coupables.

D’une part, donc – puisque le fil qui rassemble toutes ces affaires et les proliférations discursives qui se produisent autour d’elles est celui d’une poussée de civilisation consistant à tenter de proscrire du domaine des conduites sexuelles des pratiques barbares qui y demeurent endémiques – remarquons que ces campagnes ont une allure un peu suspecte : si l’on suit bien le schéma dessiné par Norbert Elias dans son maître ouvrage Sur le procès de la civilisation, les évolutions en matière de civilisation des mœurs (qu’Elias se garde bien de placer sous le signe univoque d’une philosophie simplette du progrès) sont en effet impulsées par les élites, avant de se diffuser, par imitation et capillarité dans les autres couches de la société. Mais ce caractère processuel est essentiellement organique, automatique, il repose sur une dynamique inconsciente, interne aux sociétés occidentales. Les choses changent lorsque c’est l’Etat moderne qui entreprend de civiliser (en même temps que discipliner, rendre éducables, mobilisables et gouvernables) les couches populaires. Dans le cas qui nous occupe ici, nous voyons bien que ce n’est pas le modèle éliasien qui est à l’œuvre, mais plutôt le modèle républicain des débuts de la IIIème République : ce sont bien les gens de pouvoir (on a bien affaire ici à une coagulation de pouvoirs où le pouvoir politique au sens courant du terme et le pouvoir médiatique jouent les premiers rôles, mais sans oublier le policier et le judiciaire, quand même) qui s’assignent à eux-mêmes le rôle de mentors en statuant sur l’intolérable et en tentant, sur un mode pédagogico-répressif, d’infléchir les conduites et d’élever le niveau d’intolérance aux écarts et infractions sexuels déclarés coupables. A cet égard, toute une branche du contemporain révèle son accointance avec les formes répressives du pouvoir – on a connu des féminismes plus inventifs !
Mais c’est ici précisément que cette posture de l’éducateur sûr de sa légitimité ( il faut entendre sur quel ton se conduisent ces campagnes de moralisation...) laisse deviner son talon d’Achille : c’est qu’en effet il se trouve que tous les petits marquis, (pâles imitateurs du grand, le seul, l’unique, le Divin...) ne surgissent pas du tréfonds des classes dangereuses mais sont issus du sérail – et des différents sérails – le gratin d’Hollywood, le monde des Lettres et des Prix et son entre soi, la noblesse d’Etat, à la jointure du pouvoir académique et du pouvoir politique... C’est, bien sûr, que l’exigence communicationnelle première est que les coupables brillent de tous leurs feux dans l’empyrée des célébrités – faute de quoi il n’y a pas d’affaire, l’oncle incestueux, l’amateur de chair fraîche s’adonnant à son douteux penchant au fin fond de son hameau, ça ne vaut pas deux lignes dans le quotidien de référence [4].
Le nœud coulant que ces éducateurs du bon peuple se passent ici autour du cou est de belle taille : ce sont des turpitudes même de leurs semblables, ceux avec lesquels ils partagent tout, les codes, les salons, le pouvoir et les maisons au bord de la mer qu’il nous faut apprendre les bonnes conduites en matière sexuelle !

On nous dit que la publication du livre de Camille Kouchner a « libéré la parole » d’une multitude d’internautes qui, sur Twitter et autres dispositifs d’expression instantanée, témoignent d’expériences personnelles traumatisantes liées à des pratiques incestueuses dont elles disent avoir été victimes. La question serait de savoir en quoi cette prolifération discursive s’inscrivant parfaitement dans le sillage de ce que Foucault décrit dans La volonté de savoir comme cette propriété du sexe, dans nos sociétés, d’être intarissable, a une fonction effectivement réparatrice, pour ceux-celles qui se décrivent comme victimes ; elle serait aussi de savoir sur quel type de redressement du tort elle débouche ; enfin, elle serait de savoir quelle est leur fonction régulatrice et préventive, dans le présent et l’avenir. La parole qui se libère, ce sont des règlements de comptes publics annoncés, ce qui certes a un effet purgatif, mais dont on ne saurait affirmer qu’il soit en toutes choses salutaire – comme le montre assez distinctement la puanteur qui émane de la sinistre tragédie des Atrides (chez les parvenus de la Rive gauche) dont le livre de l’héritière Kouchner a constitué la prémisse [5]. La notion d’une vertu thaumaturgique de « la parole qui se libère », c’est une idée médiatique, une idée communicationnelle, c’est-à-dire une idée soluble dans les calculs d’intérêt – une idée-marchandise. Ce qui est premier et constant, ici, c’est que les sinistres affaires des uns font les bonnes affaires des autres (des marchands de papier et de sensation(s), entre autres).
Il en faudrait sans doute un peu plus, et autrement que par le biais d’une chasse à l’homme médiatique, pour que les blessé.e.s de l’inceste (qui est, à n’en pas douter une question sérieuse et qui, pour cette raison même, mérite de meilleurs avocats que des princesses en mal de notoriété et des psys en phase de lobbying intense) voient leurs blessures cicatriser.
Toutes les questions sociales, culturelles (etc.) qui font l’objet de litiges et qui divisent sont politisables – et donc, parmi elles, les questions ayant trait à la police des mœurs et les conduites sexuelles. Mais on voit bien ici que la campagne de moralisation de l’ordre et du désordre sexuels entreprise depuis un certain temps par les gouvernants et éducateurs de tout poil effectue cette politisation par le pire biais. Les évolutions normatives requises, les déplacements des lignes de partage entre l’acceptable et l’inacceptable sont promus sur le mode le plus vil qui soit : en mettant systématiquement en avant les gestes répressifs (la bâton, la prison), en activant les affects les plus bas (le ressentiment, l’esprit de vindicte, la joie maligne, la honte, la boue jetées sur l’autre...), en mettant en place des dispositifs de traque, d’exposition, d’exécution qui nous replongent dans une espèce de mascarade sinistre du temps des supplices – en cultivant les délices de la mémoire longue, celle qui n’oublie rien et ne pardonne rien, cette mémoire acharnée qui est le ressort propre à une condition subjective et affective servile. Là encore, rappelons-le, bien des féministes des années 70 n’entendaient pas arrimer leurs réclamations en matière de torts subis à la politique répressive de l’Etat. Elles voulaient inventer des formes nouvelles de réparation, déconnectées de la justice rétributive (pénale).

En d’autres termes, ce qui se présente ici comme civilisation des mœurs sexuelles va avancer par le pire des « bouts », celui où, distinctement, cette progression qui se perçoit elle-même comme portant la marque incontestable du progrès moral rejoint ici le régime brutal et ressentimental du gouvernement des vivants contemporain – de la démocratie policière d’aujourd’hui. On va faire la chasse au monstre sexuel, on va fabriquer toutes sortes de figures de réprouvés dans le domaine sexuel (une époque qui éprouve un besoin si pressant d’exposer des réprouvés est une époque qui pue), de la même façon exactement qu’on va fabriquer du réprouvé de l’ordre « républicain » (de l’islamiste, du terroriste) ou de l’indésirable dans la sphère autochtoniste de la vie commune (le migrant). C’est précisément cette homogénéité des formes (la chasse, la capture, l’exposition, l’expulsion ou le vomissement) dans les deux domaines ici en question – celui où l’on « civilise » la sexualité, celui où l’on défend l’intégrité du corps de la nation entendue comme sphère autochtoniste [6] – qui doit nous mettre à la puce à l’oreille et nous inciter à dire haut et fort : nous ne voulons pas de la seconde, en conséquence nous ne voulons pas de la première non plus ! – entre autres choses parce que les chasses à l’homme et les pratiques émétiques (on vomit le pédophile comme on vomit l’islamiste), très peu pour nous – for the least.

Les injonctions qui ponctuent la campagne de moralisation de la sexualité et qui accompagnent les images choc dont celle-ci se nourrit ne sont que le sommet de l’iceberg. Il y a, sous leur ligne de flottaison, toute cette restauration morale, cette contre-révolution dans les mœurs qui poussent leurs pions. La bassesse de l’époque, telle qu’elle nous embarque, nous endommage et nous afflige, ne saurait être circonscrite au domaine de la vie politique, dans le sens restreint du terme, à la culture, au débat public – elle trouve inévitablement son expression dans le domaine des mœurs, les enjeux liés à la sexualité en particulier en sont partie intégrante. On voit bien par exemple que dans l’activisme des partisans de la criminalisation à outrance des relations sexuelles (de quelque espèce qu’elles soient), entre adultes et mineur.e.s, travaille sans relâche l’ambition de faire de toute sexualité pré-adolescente, une activité coupable ; de la même façon, la promotion du mariage pour tous a, au fil du temps, adopté des accents normalisateurs, familialistes qui tendent à en faire la bouée de sauvetage de la conjugalité institutionnelle et de la famille monogamique tant soit peu à la dérive ; les campagnes contre le harcèlement, le viol, les violences conjugales, la pédophile, l’inceste se placent toutes et avant tout sous le signe de la criminalisation et de la répression accrue des infracteurs. Mais qu’en est-il d’une agitation qui se réclame volontiers de nouvelles Lumières, étendues à la sphère de l’intime, et qui ne jure que par la police, les juges, la prison ?

La ligne de force qui porte tout cet activisme éducateur, normalisateur et répressif est de plus en plus distincte : c’est un rêve éveillé qui, comme c’est bien souvent le cas, nous entraîne dans les eaux d’une dystopie. Ce dont il s’agirait, au fond, ce serait de dissocier radicalement et définitivement le domaine de la sexualité de celui de la transgression. Nettoyer les écuries d’Augias de la sexualité de toutes les ordures et les inconvenances qui l’encombrent, en faire un domaine aussi transparent que possible et où prévalent des normes strictes et que toutes et tous se sont appropriés.
Une affaire récente montre bien comment prend tournure cette fantasmagorie : on s’avise que sur le site Pornhub, l’un des plus fréquentés du monde et une véritable mine d’or pour ses propriétaires, circulent des « contenus » pas bien catholiques, des vidéos d’agressions sexuelles, des viols, du revenge porn, impliquant souvent, circonstances aggravante, des mineur.e.s... A l’initiative du New York Times va donc se développer toute une campagne de dénonciation de cet état des choses scandaleux, débouchant à son tour sur la mise en place par les responsables du site de dispositifs de contrôle et de surveillance destinés à faire de Pornhub un site diffusant des millions d’images pornographiques en tout bien tout honneur et conformément aux canons de la plus impeccable des moralités. Encore un pas de plus et les pensionnats de jeunes filles se verront proposer des abonnements promotionnels.
Au-delà des péripéties de l’affaire, on voit bien l’impasse dans laquelle se trouve enfermée la campagne orchestrée autour du motif du sexe coupable : comme il n’est pas question de faire tourner la roue des mœurs à l’envers, on ne va pas revenir aux normes victoriennes ou puritaines : donc la pornographie, surtout industrielle, c’est bien, c’est la liberté d’expression, c’est la démocratie – c’est comme Griveaux dont c’est le bon droit de se faire le vidéaste de sa bite et d’en faire profiter sa dernière conquête – pas sa faute si ça fuite ensuite... Mais attention, toute cette pornographie estampillée du sceau de l’esprit démocratique, il faut qu’elle soit moralement irréprochable, du cul industriel et désinfecté, garanti sans adjuvants litigieux et pas dopé à la transgression pour un sou. Mais c’est là évidemment que le jeu avec la transgression disparaît, quels que soient la forme et les artifices dont se pare celle-ci, cela devient d’un sinistre absolu, le porno sous triple blister [7], pas besoin d’avoir fréquenté Hocquenghem pour le comprendre...
Cette idée d’une sexualité totalement moralisée, même quand elle se tient sur des bords un peu litigieux (comme c’est, quand même, le cas de la pornographie, même peignée et étrillée) – mais il en irait de même pour la prostitution là où celle-ci est légale – est un rêve de société de caserne. La sexualité a part liée avec la transgression, pour le meilleur et pour le pire, c’est un fait – et c’est de cela qu’il faut partir et parler plutôt que s’abandonner à des fantasmagories éradicatrices. Il y aura donc toujours de ces zones litigieuses où le sexe échappe à la norme, devient irrégulier, buissonnier, scandaleux, où il produit du trouble, s’associe parfois au crime. Ce n’est certainement pas en multipliant les règlements de police, les lois s’inspirant d’un esprit de prohibition que l’on se tiendra à la hauteur de cet état des choses, lequel est inhérent à notre condition [8].

Il y a peu, on jugeait à Paris un ex-commissaire de police qui s’était fait prendre à filmer les dessous des clientes du BHV à l’aide de micro-caméras fixées à ses chaussures. A l’issu d’une carrière irréprochable, ce « cyberflic », spécialiste des technologies de surveillance, était parti à la dérive, une fois à la retraite et s’était lancé dans le upskirting (la pratique consistant à regarder sous les jupes des filles) pour combattre la dépression qui le submergeait. Au cours de l’audience, le flic fait profil bas et se déclare incapable d’expliquer son geste « absurde ».
C’est très précisément là où l’infracteur sexuel se trouve absolument débordé et embarqué par une conduite tant sinistre que grotesque que se dévoilent les liens intimes que la sexualité entretient avec la transgression. Le peeping tom approximatif [9] – son appareillage est si voyant qu’il le condamne à se faire repérer au plus vite par les surveillants du grand magasin – est emporté par un rêve infâme mais irrésistible, un mouvement de violente désubjectivation qui l’arrache à lui-même et le voue à atterrir brutalement devant des magistrats perplexes – comment un policier au « parcours exemplaire » et que l’expert psychiatrique déclare parfaitement normal peut-il se métamorphoser en pied nickelé du voyeurisme ? Boîte de Pandore de la sexualité... [10]

Deux choses encore.

Dans tous les pays du Nord global, de l’Occident global, l’envahissement des écrans, tous les écrans, mais ceux du cinéma en particulier, par des intrigues et des récits tournant autour des mutations se produisant aujourd’hui dans la sphère des mœurs sexuelles refoule avec constance la lutte des classes entendue à la fois comme champ et comme discours. Tout se passe comme si la multitude des affrontements et des luttes agencées autour des relations entre les sexes, des questions de genre, des violences sexuelles rendaient de plus en plus indiscernables les contours de ce que l’on appelait encore naguère la question sociale, l’irréductible différend entre maîtres et serviteurs, patriciens et plébéiens, exploiteurs et exploités. Pour un certain cinéma est-asiatique d’aujourd’hui, le héros de l’époque, c’est le transgenre qui se bat pour faire valoir ses droits et combattre le préjugé. L’universelle « tolérance » remplace la lutte des classes, cette pauvre vieille chose – c’est quand même plus cool. Nous n’oublierons cependant pas la dimension de luttes intersectionnelles qu’emporte avec elle toute une partie du mouvement queer, fidèle en cela à l’enseignement de Hocquenghem. A cet égard, la revue en ligne Trou noir constitue un exemple tout à fait parlant d’une articulation des formes de sexualité aux gestes politiques.

Enfin, le climat actuel est à la restauration forcenée de la famille, de ses prestiges écornés, de ses prérogatives, de son idéologie et de sa fonction dans la production de l’ordre social. C’est là la toile de fond imprésentable comme telle mais néanmoins envahissante de l’activisme contemporain autour de la pédophilie, de l’inceste, des désordres familiaux de toutes sortes. Du coup disparaît complètement du paysage la critique de l’ordre familial comme élément constitutif de tout discours de l’émancipation. La famille se doit d’être à nouveau sanctuarisée, dans une atmosphère qui, parfois, souvent, est saturée d’effluves néo-pétainistes et parcourue d’intensités micro-fascistes.
Se pourrait-il que nous ayons oublié si vite Mars, de Fritz Zorn ? Et donc, lorsque vous emboîtez le pas à Vanessa Springora, comment donc pouvez-vous être aussi assuré.e.s que vous ne faites pas, n’avez fait autant ou davantage de mal à vos enfants que leurs éventuels amant.e.s passagers ? C’est qu’il ne faudrait tout de même pas l’oublier : vous, parents, avec vos stocks inépuisables de névroses et de défaillances, c’est à perpétuité que vous les leur faites subir et en payer les conséquences. Et à notre connaissance, si les cabinets de psys de tous poils ne désemplissent pas, c’est quand même pour l’essentiel qu’ils sont fréquentés par des gens dont la simple infortune est d’avoir eu des parents [11], plutôt que des malheureux-ses traumatisés à vie par un prédateur sexuel.

Le conformisme familialiste qui revient au galop aujourd’hui est l’un des traits les plus saillants de la bassesse de l’époque. Heureusement, nous restent la littérature, le théâtre (moins au temps du Covid), le cinéma... Mauriac, Julien Green, Louis Malle, Pasolini, c’est encore en vente libre, profitons-en, tant que ça dure. C’est quand même autre chose que Springora/Kouchner...

Notes

[1La prudence à laquelle nous invite notre temps devrait sans doute nous inciter ajouter à ajouter : « pléonasme ».

[2Voir sur ce point, par exemple, la tribune frénétique de la psychiatre Muriel Samona : « L’omerta de l’inceste pourrait bien se briser », Le Monde du 13/01/2021. Que Brigitte Macron se déclare, à titre personnel, favorable à l’imprescriptibilité de l’inceste, c’est peut-être une imprudence de sa part – qui nous dit que le détournement de mineur ne subira pas un jour le même sort ?

[3Une anecdote subalterne qui, quand même, donne une petite idée de l’évolution des rapports de forces dans le champ des pouvoirs – un académicien se fait licencier comme un laquais par une chaîne de télé qui, dans l’ordinaire des temps (d’antenne), se tient à hauteur de caniche.

[4Ou alors il faut des crimes (ou supposés tels) hors normes pour qu’on en parle, comme dans le cas d’Outreau, où les fantasmes sur les mœurs des gens du Nord ont proliféré, reproduisant ainsi une forme de stigmatisation à mi-chemin entre lutte des classes et lutte des races. On se souviendra de la banderole déployée lors du match PSG-Lens, en 2008 : « Pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les Ch’ti ».

[5Une observation dictée par le bon sens s’impose ici : pourquoi faudrait-il donc que nous, gens ordinaires, devions nous instruire et apprendre à amender nos conduites au spectacle des infamies de ce qu’il faut bien appeler la haute pègre des sommets de l’Etat, des institutions académiques, culturelles ? Ce qui assigne ces affaires aux castes qui en sont le site, c’est que les plaignants y sont en général assez louches – Camille Kouchner, au prénom d’héroïne romaine et qui se substitue à son frère dans un impressionnant numéro de ventriloquie n’échappant pas à la règle – mais c’est sans doute que Camille est un prénom qui se décline aussi bien au masculin, ce qui lui permet de se transgenrer en cet autre Camille héroïque que nous a transmis l’histoire (la mythologie) romaine... Dans un registre moins noble, on peut aussi penser au Camille de la publicité de Gillette…

[6La résonance entre ces deux niveaux avait bien été perçue par Guy Hocquenghem, qui avait porté comme sous-titre à son livre La beauté du métis celui de Réflexion d’un francophobe.

[7On peut penser aussi aux vidéos gays de barebacking accompagnées d’une mention selon laquelle le site ne promeut pas cette forme de sexualité – un peu l’équivalent du « Il faut bouger » accompagnant les spots publicitaires de barres chocolatées.

[8« O ma frégate des hauts fonds / Petite frangine du mal / Remettez-vous de la passion / Venez que je vous fasse mal » (Léo Ferré, « L’amour fou »).

[9Qui n’est pas sans rappeler la dimension partiellement burlesque de L’histoire de l’œil, de Georges Bataille.

[10Rassurez-vous : reconnu coupable, le flic aux yeux d’Argus a été dispensé de peine, au vu de ses états de service, de la contrition appuyée qu’il a su manifester durant l’instruction puis à l’audience et du suivi psychologique dans lequel il s’est engagé... Tout est bien qui finit bien.

[11Imagine-t-on Jean Genet dans le cabinet d’un psy ?