Le Xinjiang en champ et contre-champ
Pour la première fois depuis Tienanmen (1989) l’Union européenne vient de prendre des sanctions contre des responsables locaux de la sécurité publique au Xinjiang, des personnages qu’elle soupçonne d’être au cœur du dispositif d’enfermement d’Ouïgours dans des camps de travail.
Cette mesure n’est qu’un copié/collé de la politique pratiquée de longue date par l’Administration états-unienne, consistant à infliger des sanctions aux régimes dont elle estime qu’ils lui sont hostiles ou agissent contre ses intérêts et à exiger que la communauté internationale les fasse siennes, comme si, en toutes choses, les intérêts et les décrets de Washington coïncidaient avec ceux des peuples du monde entier. Dans le climat actuel des relations internationales, ces sanctions européennes ne sont qu’une pièce de plus dans le nouveau dispositif de guerre froide. Elles appelaient donc, comme par automatisme, les contre-mesures immédiatement annoncées par Pékin, frappant notamment l’omniprésent activiste déguisé en chercheur Adrian Zenz et l’eurodéputé médiatique français Raphaël Glucksmann, fils et successeur de son père, le « nouveau philosophe » anticommuniste professionnel et maoïste retraité André Glucksmann, aujourd’hui décédé.
Plutôt que se placer dans le sillage de l’Administration états-unienne (à l’instar du Royaume uni et du Canada), l’Union européenne aurait mieux fait de demander, dans les formes requises mais avec insistance, aux autorités chinoises qu’une délégation formée de députés européens de tous horizons politiques soit autorisée à visiter ces fameux camps, au Xinjiang, et se rendre compte sur place de la réalité des types de formations qui y sont dispensées aux personnes qui y sont assignées, des conditions de vie qui y sont les leurs à l’occasion de leur « séjour » dans ces institutions. Le raisonnement propre à soutenir cette demande est d’une solidité à toute épreuve : puisque vous nous dites que ces camps ne sont pas du tout ce qu’en dit la presse de nos pays et ce que rapportent de nombreuses personnes qui y ont séjourné, c’est donc que vous n’avez rien à cacher – laissez-nous donc visiter ces camps, nous informer sur place, parler avec ceux et celles qui y séjournent, de manière à ce qu’enfin nous puissions nous forger une opinion fondée sur des informations directes et solides. Soulignons cependant au passage une différence, qui n’est pas sans importance, entre l’approche européenne et celles de l’Administration américaine : l’UE parle de « graves atteintes aux droits de l’homme » au Xinjiang, pas de génocide, comme le font, en dépit de tout bon sens historique ou juridique, les responsables états-uniens.
Bien sûr, pour être totalement légitime, ce genre de demande, adressée à un Etat souverain, à une puissance étrangère, se doit d’être assortie d’une condition de réciprocité. Il conviendrait donc d’anticiper sur l’hypothèse (hautement improbable, malheureusement…) selon laquelle, les responsables chinois, soudain beaux joueurs et convertis à la Glasnost en version pékinoise, rétorqueraient : c’est entendu, mais à la condition que préoccupés comme nous sommes, de notre côté, par les atteintes portées aux droits de l’homme dans l’Espace européen, ceci dans plus d’un domaine, nous soyons à notre tour libres d’envoyer nos propres délégations visiter les camps où se trouvent bloqués les demandeurs d’asile en mer Egée, notamment celui de Lesbos, de si mauvaise réputation, qu’il nous soit permis d’enquêter sur les pratiques pilotées par l’agence européenne Frontex , consistant à repousser les migrants hors de l’espace européen, en toute illégalité ; qu’également nous puissions visiter librement dans différents pays européens ces centres de rétention administrative où sont enfermés les étrangers en situation irrégulière en instance d’expulsion, dans des conditions dont il se dit qu’elles font souvent bien peu de cas de la dignité humaine ; nous serions également très désireux de pouvoir nous rendre compte de visu de l’état des prisons dans un certain nombre de pays de l’UE, la France, par exemple, dont il se dit avec insistance qu’il est si alarmant que, de manière répétée, des détenus en appellent aux instances européennes pour dénoncer auprès d’elles les atteintes à leurs droits élémentaires dont ils sont victimes. Pas de transparence sans réciprocité ! Car tout nous porte à penser qu’en matière de « graves atteintes aux droits de l’homme », vous pourriez, responsables européens, commencer par balayer devant votre propre porte. Après tout, ce ne sont pas des responsables chinois malintentionnés mais bien des organisations humanitaires européennes qui, à propos de la politique de rejet des migrants orchestrée par l’UE, notamment en Méditerranée, parlent de crime contre l’humanité...
Mais on imagine bien le tollé : comment cela, des députés chinois se mêler de la façon dont nous réglons nos problèmes avec l’immigration clandestine en Europe et, il faut bien l’avouer, dont nous avons, au fil des années, transformé de ce fait la Méditerranée en cimetière marin ! Il ne manquerait plus que cela ! Et en quoi la surpopulation de nos prisons, ou, aussi bien, nos violences policières, les libertés que prennent nos gouvernants avec l’ordre constitutionnel de nos pays, en temps de pandémie, en quoi tout cela les concerne-t-il, les Chinois ? Entendu… mais alors, de quoi vous étonnez-vous lorsqu’à vos « inquiétudes » quant au bien-être et à la sécurité de la population du Xinjiang, les gens de Pékin vous répondent : mêlez-vous de vos affaires si vous ne voulez pas que nous nous mêlions des vôtres !
Le jour où les Européens, tout particulièrement les élites qui les gouvernent, auront compris que la question des droits de l’homme est un dangereux boomerang susceptible de leur revenir en pleine figure autant de fois qu’ils en font usage en vue d’administrer des leçons de bienséance morale et politique à d’autres (toutes sortes d’autres), ils auront franchi un pas décisif dans le nécessaire abandon de leurs présomptions narcissiques et identitaires. Mais autant leur demander, dans la mauvaise séquence historique où nous sommes présentement englués, de sauter par-dessus leur ombre.
(1ère publication en anglais sur The Invisible Armada)