Les deux corps du PS
Lors de l’ultime débat des primaires du PS, opposant les deux « finalistes » Martine Aubry et François Hollande, ce n’étaient évidemment pas les désaccords programmatiques qui faisaient la différence. Ils sont, c’est notoire, aussi infimes qu’évanescents, et ceci en dépit des efforts un peu pathétiques de la candidate moins bien placée dans les sondages pour camper la « gauche forte » contre la « gauche molle ».
Non, ce qui faisait la différence, car il y avait bien une pour qui savait se rendre attentif au niveau subliminal de ce débat, ce n’étaient pas des arguments, des propositions, des engagements - bref, l’ordinaire d’un positionnement politique ; c’était un élément plus subtil, plus indistinct – mais où venait au fond se concentrer tout ce qui est encore susceptible d’opérer un partage entre les deux concurrents : une question de corps, un jeu avec le corps, avec l’incorporation de la politique, à défaut d’une véritable incarnation.
Tout au long de la soirée, tandis que papillonnaient dans le studio petites phrases bien sonnantes et développements tirés au cordeau (soigneusement répétés avec les équipes de campagne), l’important se jouait ailleurs : non pas dans l’affrontement de deux corps, bien sûr, l’empoignade demeurant on ne peut plus policée, entre gens du même cru, mais dans la confrontation de deux imaginaires corporels, de deux jeux très contrastés avec l’incorporation.
La détermination de Martine Aubry à se présenter aux yeux du public et par contraste avec son rival, comme la représentante d’une gauche plus combative, plus en prise avec les aspirations populaires que dans ses versions antérieures, plus déterminée à faire payer aux puissances financières une partie au moins des frais de la crise en cours, l’a conduite, durant toute la campagne des primaires et singulièrement à l’occasion de cette soirée cruciale, à tenter de redonner corps à une figure dont on sait, par ailleurs, que la social-démocratie mitterrandienne a été le plus diligent des fossoyeurs – celle du militant. Langage direct (les gens en ont assez de se faire « empapaouter », risqua la maire de Lille), éthique de la conviction affichée à tous les détours de phrase, légitimation par la tradition de l’engagement, appel au peuple de gauche – toute la soirée durant, le téléspectateur fut le témoin, légèrement sceptique, forcément sceptique, de l’ effort inlassable produit par la challenger de Hollande pour souffler sur les braises du militantisme noyées dans les eaux froides du social-libéralisme ; pour tenter d’incorporer, en dépit de tout, la figure du peuple de gauche qui se bat, qui résiste, qui dit non aux trafiquants d’austérité...
Difficile, ô combien difficile tentative, résistible mise en scène, quand on sait qu’elle émane de la fille de l’ un des acteurs décisifs de la conversion de la social-démocratie française au néo-libéralisme, une filiation dont elle ne cesse par ailleurs de se targuer, – comme si les liens de Jacques Delors avec la tradition du christianisme social et les pseudopodes associatifs ou syndicaux de celui-ci suffisaient à rendre plausible la métamorphose de la reine-mère en Louise Michel présidentiable.
Tout autre fut, sur le plateau de France 2, le jeu du favori des sondages – et non moins périlleuse sa tentative de transsubstantiation. Longtemps campé dans le rôle de boute-en-train et de faiseur de bons mots en marge des congrès du PS, d’éternel élu de sa Corrèze d’adoption, bon vivant rondouillard, François Hollande a eu l’intuition, depuis quelque temps, que lui poussait un destin présidentiel, un destin d’Etat... Las, il lui fallait, pour répondre à l’appel, davantage que de solides appuis et une ambition sans faille – un corps. Depuis lors, l’ancien premier secrétaire travaille sans relâche à s’incorporer le rôle, la stature, les postures, l’allure, la tenue présidentielles – il a gommé ses rondeurs, changé de costumes et de lunettes et surtout, il travaille, inlassablement, à camper, à faire vivre son rôle de Président in progress... Mais comment donner un corps à l’Etat, comment faire coïncider un pauvre corps humain avec celui de l’Etat tout entier, de l’Un-seul étatique – puisque telle est la contrainte qu’impose l’hyperprésidentialisme du système français ?
C’en était, mercredi soir, d’un pathétique qui, parfois, était bien près de susciter une franche hilarité : le menton dressé, le regard impérieux, le buste droit, l’intonation virile, le ton charismatique (« sous mon égide, rassemblez-vous ! ») , la parole « responsable » - tout était là pour donner une tournure plausible à la notion d’un corps présidentiel, d’un concentré physique de l’autorité ( à défaut de lustre...) de l’Etat. Le rôle de composition que notre acteur travaillait ici désespérément à rendre convainquant sentait la sueur et le labeur – la petite lucarne est un impitoyable miroir...
Référence incontournable pour l’observateur de ces touchants efforts pour donner un épaisseur physique, une apparence de vie, une tournure singulière à une politique en perte de substance, le philosophe Claude Lefort attire notre attention sur le problème majeur, structurel de la démocratie moderne – l’impossibilité pour elle de faire coïncider ce qui la légitime et lui donne son sens avec quelque réalité substantielle que ce soit, et, singulièrement, tout corps particulier que ce soit. Dans notre présent, celui de cette grosse fatigue perpétuelle de l’institution démocratique dont nous sommes tous témoins, ce trait prend une tournure dramatique : l’application avec laquelle nos deux candidats, nos deux comédiens, s’activaient, mercredi soir, à tenter de se donner, chacun, le corps qu’il avait choisi et à les faire se mesurer, se défier, ce zèle désespéré de comédiens improbables en dit plus long que tout un discours de campagne sur l’état de volatilité auquel se trouve réduit aujourd’hui la démocratie du public...