Les métamorphoses du génocide

, par Alain Brossat


Il s’agit de tout sauf de dire : « circulez, il n’y a rien à voir ! ». Il y a bien quelque chose à voir, mais ce quelque chose doit être nommé et dénoncé aux conditions ordinaires d’une approche analytique, critique, généalogique – pas de ce nouvel obscurantisme nihiliste, mu par la passion du chaos et que soutient le désir obscur d’un effondrement du régime chinois, avec toutes ses conséquences prévisibles.

Dans un contexte de guerre des mondes rampante, où les désirs d’en découdre se cachent de moins en moins, les mots, certains mots, tendent à devenir des armes. Il convient, pour les préparer à cet usage, leur faire subir un retraitement destiné à les rendre opérationnels sur le champ de bataille. Les ingénieurs et les mercenaires de la nouvelle Guerre froide s’y emploient avec ardeur, et acquièrent rapidement, en la matière, un savoir d’expert.

L’un des mots-clés, dans cette nouvelle configuration, nous l’avons déjà relevé, c’est le terme « génocide ». Mais les enjeux qui se condensent autour de lui dans la guerre des discours qui prend forme, enjeux tant politiques que philosophiques, sont d’une telle importance qu’il vaut la peine d’y revenir, chaque jour venant alimenter la chronique de son redéploiement – de l’inflation d’une rhétorique du génocide inspirée par le plus acharné des nihilismes.

Le 22 avril, une poignée de membres de la Chambre des Communes (on n’a pu établir avec précision s’ils étaient cinq ou sept, en tout cas assurément moins de dix, sur 650 députés appartenant à cette auguste assemblée) a fait passer grâce à un artifice de procédure une motion qualifiant la campagne de « rééducation » de la population ouigour conduite au Xinjiang par le régime chinois de génocide et de crime contre l’humanité.

Cette motion, dépourvue de toute valeur législative et n’engageant le gouvernement britannique en rien, n’est donc qu’un coup publicitaire approximatif entrepris par un quarteron d’activistes relayant d’autres initiatives entreprises notamment aux Etats-Unis ; elle se destine, comme tant d’autres, à banaliser voire donner force de loi à la qualification de cette campagne accompagnée d’internements massifs et autres pratiques infiniment répréhensibles comme génocide. Ceci en dépit même du fait que quelques semaines auparavant, le comité juridique du Département d’état des Etats-Unis avait émis un avis selon lequel il n’existait pas d’éléments suffisants pour qualifier la politique des autorités chinoises au Xinjiang de génocide, quand bien même certaines pratiques (le travail forcé) pourraient être définies comme crimes contre l’humanité.

Qualifié de « farce » en Grande-Bretagne, le petit tour de piste du noyau dur du lobby antichinois de la Chambre des Communes devient « breaking news », et sur six colonnes, dans Taipei Times deux jours plus tard : « UK lawmakers call PRC’s Uighur policies ‘genocide » – un titre en forme de flagrante et délibérée distorsion des faits puisqu’il vise à faire accroire au lecteur que c’est une majorité d’élus à la Chambre des Communes qui a adopté cette motion. A aucun moment le nombre dérisoire autant qu’infime de députés ayant voté la motion n’est mentionné dans l’article. Ce n’est pas seulement sur les réseaux sociaux en folie que prospèrent les fakes news.

En revanche – et c’est là que cette grossière opération propagandiste devient intéressante, l’article cite l’une des initiatrices de la motion, une certaine Nus Ghani, engagée de longue date dans la campagne antichinoise à propos de la situation au Xinjiang et d’ailleurs « sanctionnée » (déclarée indésirable en Chine) pour cette raison par les autorités chinoises ; Nus Ghani, donc, profite de l’occasion pour redéfinir, de sa propre autorité, la notion de génocide et lui faire subir un radical infléchissement : « There is a misunderstanding that genocide is just one act – mass killing. That is false ». Et d’ajouter que les critères du génocide, l’intention de détruire en totalité ou partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux sont tous réunis à l’évidence au Xinjiang... [1].

En d’autres termes, selon les candidats au poste de maîtres de la langue exerçant leur empire sur les dictionnaires et les manuels de sciences politiques du monde entier, le terme “génocide” se doit d’être entièrement redéployé, déplacé et étendu. Désormais, l’intention de faire disparaître de la surface de la terre un groupe humain désigné selon sa race, son appartenance religieuse, ou nationale devient tout à fait subsidiaire. A cette notion centrale du dessein d’éradiquer, jusqu’au dernier (ce groupe, ce qui suppose la mise en œuvre réglée de son extermination), la lobbyiste britannique substitue le critère flexible à souhait qui se condense dans l’expression « to destroy in whole or in part », et qui donc vise à donner corps à la notion tout aussi plastique de « génocide culturel ».

En conséquence d’une telle dilution de la notion de génocide, n’importe quel groupe minoritaire s’estimant victime de mesures discriminatoires de la part d’un Etat, d’une autorité quelconque ou d’un autre groupe sera en mesure de se dire victime d’un projet ou d’une tentative de « génocide culturel », se destinant à porter atteinte à son intégrité, son identité, sa singularité ; les discriminations frappant les usages linguistiques, les pratiques religieuses, les mœurs, ça devient du génocide putatif ou potentiel : les fortes discriminations qui frappent les musulmans en France ou en Inde, c’est la porte ouverte au génocide ; les Catalans qui s’estiment maltraités par l’Etat espagnol, idem. Les aborigènes taïwanais dont les langues et les coutumes sont en perpétuel déficit de reconnaissance, de même ! Et, inversement, quand les ultras de l’indépendantisme taïwanais parlent de « désiniser » l’île, cela aurait, de même, un fort parfum de génocide...

Sur cette pente-là, le génocide devient le passe-partout de tous ceux qui, en tant que groupe minoritaire ou maltraité, ont un tort à faire valoir, à l’encontre d’une autorité abusive ou d’un plus puissant. La notion perd toute sa portée initiale, en même temps qu’elle se destine, dans les arrière-pensées de ceux qui se livrent à cette opération, à devenir une arme absolue contre l’ennemi du moment – le pouvoir chinois, dans le cas présent.

Lorsqu’il forgea cette notion, en 1944, Rafaël Lemkin visait principalement deux objectifs : produire le nom d’un crime sans précédent. Si génocide est un mot fabriqué en combinant une racine grecque et une autre, latine, ce n’est pas par hasard : c’est bien qu’il fallait, dans un certain état d’urgence, produire un terme destiné à désigner et épingler un crime de masse (les exterminations raciales perpétrées par les nazis) dont il apparaissait, à ce tournant de l’Histoire, lorsque les troupes soviétiques libéraient les camps d’extermination, qu’il n’était comparable avec aucun crime d’Etat du passé et qu’il n’était donc pas susceptible d’être désigné adéquatement par la nomenclature existante : bain de sang, carnage, massacre, hécatombe, pogrome, tuerie… même le mot extermination apparaissait demeurer en deçà du crime, ne rendant pas compte, ni de l’intentionnalité du crime (sa programmation et sa mise en œuvre systématique), ni de la désignation des victimes selon les critères définis par l’idéologie raciste, suprémaciste, de l’Etat criminel.

Ensuite, la production du mot génocide par Lemkin (un juriste) vise à créer les conditions d’une justice qui se tienne à la hauteur des crimes qui ont été commis par les nazis. Il faut donc notamment pouvoir statuer sur l’imprescriptibilité de certains de ces crimes et renoncer, pour ce qui les concerne, au principe général de non-rétroactivité de l’application des lois.

On voit donc bien que la production du terme de génocide comme catégorie juridique et historique, distincte de la notion de crime contre l’humanité, a une fonction tout à fait déterminée : faire obstacle à la relativisation de crimes d’Etat, crimes historiques, commis au cours du XXe siècle et dont la singularité peut s’énoncer ainsi : ceux qui conçoivent, programment et exécutent ces crimes entendent retrancher du corps commun de l’humanité une fraction de celui-ci, désignée selon des critères raciaux, ethniques, religieux ou nationaux, voire sociaux. Il s’agit dans leur esprit d’une opération de purification pour autant qu’ils ne sauraient cohabiter sur cette terre avec cette part de l’espèce humaine qu’ils entendent éradiquer aussi complètement que possible.

La notion de génocide vise à rendre pensable cette singularité d’un projet épurateur et éradicateur mis en œuvre dans des conditions générales de « modernité » ; elle vise à permettre d’entrer, en dépit de tous les obstacles, dans la voie d’une réparation du tort subi par les victimes, en évitant notamment que les génocides modernes se trouvent dissous dans une histoire générale des massacres, des violences historiques – une histoire informe, atemporelle, sans concepts. Par définition, donc, si l’on veut que « génocide » soit un concept, qu’il conserve son tranchant analytique, il convient, en tout premier lieu, de s’opposer à sa dilution et à ses usages éclectiques et opportunistes.

Or, précisément, la surenchère rhétorique à laquelle se livrent les agitateurs patentés à propos de la question ouïgoure prend exactement la direction opposée. La chose étrange et singulière, c’est que ce penchant banalisant et instrumental se donne aujourd’hui libre cours alors que nous ne sommes pas encore vraiment sortis, notamment en Europe occidentale et en Amérique du Nord, d’un autre pli, tout aussi dommageable : la production d’une sorte de religion civile de l’Holocauste (de la Shoah) dont le propre est de reposer sur une autre opération rhétorique – celle qui vise à faire de la destruction des Juifs d’Europe par les nazis le Génocide, et ainsi à faire de la Shoah (l’Holocauste) la quintessence du génocide, le référent absolu du génocide. Une opération dont l’effet est d’entraver l’identification et la reconnaissance d’autres génocides (le génocide arménien, par exemple) et d’attiser la concurrence des victimes – une spirale qui s’enclenche dès lors que la Shoah, comme catastrophe européenne, est présentée comme l’étalon du génocide. Une opération favorisée bien sûr par le fait que la genèse même du néologisme forgé par Lemkin est indissociable de l’événement criminel sans précédent que constitue la « Solution finale » mise en œuvre par les nazis.

Ce n’est pas seulement que le terme de génocide a été constamment attiré dans l’orbite de la Shoah, d’une manière si massive et pressante, que d’autres scènes du génocide se trouvaient sous-exposées. C’est aussi que, dans la phase où le discours de la singularité absolue et de l’unicité (certains allant jusqu’à pratiquer la surenchère de l’ « uniquement unique ») de la Shoah a atteint son paroxysme (les années 1990-2000), ce discours s’est nettement infléchi dans la direction d’une éthique à forte coloration théologique dont le propre était d’être réfractaire à la discussion et à la critique historique et politique (de ses présupposés philosophiques autant qu’idéologiques).

Mais en même temps, il se trouvait que cette forme discursive et le mode de problématisation de la singularité du judéocide avait une forte coloration de théologie politique – consistant pour l’essentiel à immuniser l’Etat d’Israël contre toute critique en en faisant, par association, un objet sacré. Selon ce mode d’énonciation de la singularité du génocide, celle-ci se confond avec l’unicité (l’exceptionnalité absolue) de la Shoah et tend à en faire un objet (d’horreur et de terreur) sacré. L’Etat qui se proclame héritier des victimes et se présente comme celui qui répare le tort qui leur a été infligé devient à son tour objet sacré et, à ce titre, soustrait à la critique.

Tel était le sens de l’opération discursive qui s’est agencée dans les dernières décennies du siècle dernier autour de la figure du génocide centrée sur l’Holocauste (la Shoah). Ce sur quoi nous sommes appelés à méditer aujourd’hui, c’est l’immense écart qui se creuse, en termes d’agencement des discours appelés à donner le ton de l’époque, entre cette posture et celle qui se dessine aujourd’hui, avec le redéploiement des enjeux condensés autour de ce mot infiniment puissant et dense – génocide.

Sous le régime précédent, celui qu’on désignera, pour aller à l’essentiel, comme le régime lanzmannien, l’accent est placé sur l’indicible, l’indescriptible d’un Crime majuscule qui résiste à l’analyse et à la description et à propos duquel on ne peut que témoigner – les survivants, témoins directs et ceux-celles qui témoignent pour les victimes, témoins muets. L’affect qui accompagne ce geste, c’est la piété, la mémoire tend à devenir indistincte du culte, toute discussion autour du Génocide comme fait historique est vouée à devenir une impiété, voire une insanité que vont dénoncer avec la dernière des véhémences les gardiens de la mémoire. Mais cet intégrisme de la mémoire du Crime incomparable est suspect – il emporte dans ses bagages toutes sortes de non-dits politiques. Pour dire les choses abruptement, dans l’œuvre du cinéaste Claude Lanzmann son film à la gloire de l’armée israélienne (Tsahal) ne se sépare guère de l’œuvre qui constitue la clé de voûte du discours éthique agencé sur la théologie de la Shoah – le monumental film du même nom.
Quel contraste entre les tons graves et les accents métaphysiques, les intensités philosophiques qui soutenaient cette police des énoncés concernant le Génocide et la frairie discursive actuelle autour de la question du Xinjiang ! Ici, ce ne sont plus du tout des philosophes respectés et parfois vénérés (Lévinas, Blanchot, Ricoeur...) qui donnent le ton mais des influenceurs financés par des fondations louches, des aventuriers politiques rogues à la Pompeo, des professionnels de l’agitation antichinoise, des journalistes en uniforme ou en livrée. Au temps où les gardiens de la mémoire montaient la garde devant le discours de la Singularité, quiconque suggérait que « les choses » pourraient se dire autrement ou tentait de repérer les failles et les angles morts de cette police des énoncés se trouvait exposé au risque de se voir accablé d’épithètes infamantes destinées à le mettre au ban de la discussion. C’est que le Mal avec lequel il était aussitôt soupçonné de pactiser s’écrivait alors avec une majuscule géante [2].

L’agitation autour du « génocide ouïgour », elle, ne s’embarrasse pas de ces lourds équipements métaphysiques, elle voyage léger et va droit au but : trouver le défaut de l’armure par lequel pourrait pénétrer le trait empoisonné susceptible de faire chanceler la puissance chinoise. En termes simples, on dira que, dans le contexte de la guerre des mondes qui s’envenime sans fin, l’Occident donneur de leçons s’est vu récemment infligé par la Chine une si magistrale raclée (en termes d’efficience biopolitique) par la Chine, à l’occasion de la pandémie Covid 19, qu’il est devenu urgent et vital pour ses agences multiples d’organiser des diversions destinées à remettre en selle le discours des valeurs et des lumières dont il serait et demeurerait le porte-parole de par sa destinée manifeste. Telle est en tout premier lieu la vocation et la fonction de l’actuelle danse de saint-guy autour du génocide ouïgour.

Encore une fois, le décorticage de cette opération discursive (ou campagne idéologique, comme on disait au temps de Saint-Marx) n’équivaut ni ne vise en rien à éluder le « problème » que constitue, dans le présent, la politique conduite par les dirigeants et l’administration chinois au Xinjiang ; il s’agit de tout sauf de dire : « circulez, il n’y a rien à voir ! ». Il y a bien quelque chose à voir, mais ce quelque chose doit être nommé et dénoncé aux conditions ordinaires d’une approche analytique, critique, généalogique – pas de ce nouvel obscurantisme nihiliste, mu par la passion du chaos et que soutient le désir obscur d’un effondrement du régime chinois, avec toutes ses conséquences prévisibles.

Ce qu’il y a à voir, c’est une campagne d’assimilation forcée, de style et d’esprit néo-colonial, une campagne d’acculturation portant atteinte au plus intime de la vie des gens, dans ses fondements culturels et religieux. Une de ces « grandes campagnes » inspirée par une conception « planiste », brutale, simplificatrice et expéditive, de l’action politique et gouvernementale. A ce titre, la campagne en cours au Xinjiang se comparerait à celle qui, pendant la Révolution culturelle, a consisté à expédier des millions de jeunes urbains, étudiants et lycéens notamment, dans les campagnes. Ceci, déjà à l’époque, à des fins de « rééducation », de mise au pas et de mise au travail d’une jeunesse destinée à être formatée idéologiquement et disciplinée à outrance. C’est la main de plomb d’un pouvoir au cerveau embrumé (aujourd’hui) par le vertige du succès et totalement inepte dans son traitement d’une question où est en jeu le différend, aujourd’hui devenu global, autour de l’Islam (et du retour du colonial).

Mais assimiler ce problème (sérieux, et pas près d’être réglé, au train où vont les choses et vu la manière dont la bureaucratie de l’Etat chinois manie le pavé de l’ours) à la Grande Terreur soviétique ou aux exterminations nazies, par décret, sans références et sans argumentation, équipé de la seule référence au passe-partout orwellien 1984, c’est du nihilisme pur, dans le ton de l’époque.

C’est ce qui est en train d’ouvrir toutes grandes les portes de la carrière universitaire à une génération d’opportunistes ambitieux et fraîchement diplômés et qui n’ont pour tout capital académique que leur haine irraisonnée de la Chine ; des jeunes gens dont les maîtres à penser sont Mike Pompeo et Adrian Zens, qui ignorent tout de la littérature classique sur les systèmes concentrationnaires soviétique et nazi ; et qui, aveuglément confiants dans la fonction performative de la propagande et de la répétition, ne doutent pas qu’à force d’asséner qu’un génocide est en cours au Xinjiang et que celui-ci est de même espèce que ce qui se subsume couramment sous les noms d’Auschwitz et de Goulag – ce mantra va se transformer en vérité de fait inoxydable ; des docteurs en guerre froide frais émoulus – tout comme on trouve un peu partout, dans les pays occidentaux, de ces piaffants politiciens de troisième rang désormais spécialisés dans l’activisme anti-chinois et dont l’espoir ardent est que le pouvoir chinois les épingle, dans l’espoir d’y trouver un providentiel surcroît de renommée – et ça marche [3].

Ce qui frappe, quand on réfléchit sur la condition des discours et la police des énoncés dans leur rapport avec les questions politiques fondamentales, avec les problèmes de rapport de force, c’est ceci : la très étroite combinaison entre deux modalités qui, pourtant, devraient s’exclure ; d’une part, cette règle générale : ce que l’on pourrait appeler les énoncés vitaux, ceux qui, dans une configuration donnée, découpent le territoire du vrai – ceci se présente et s’affirme sous le régime de l’indiscutable, immunisé contre la critique. Prêter, naguère, le flanc à l’accusation de vouloir « relativiser la Shoah », c’était la pire des choses qui ait pu vous arriver dans la topographie discursive où prévalait la motif de l’Unicité (l’absolue singularité) de la Shoah. Donc, cette intolérance ou cette tournure dogmatique des intitulés matriciels dans une police des énoncés donnée.

Et puis, d’autre part, ce qui heurte de front toutes les présomptions attachées à cette modalité apodictique, un régime de parfaite discontinuité – on tourne les pages, voire on les déchire et on passe à un nouveau chapitre, on oublie, au besoin on efface les traces, mais plus généralement, même pas : on passe à autre chose d’un cœur léger, en toute insouciance. Le Génocide était devenu le vecteur du tournant éthique et théologique de la philosophie politique ; le voici redéployé, hâtivement repeint en « génocide culturel » (mais le plus souvent, on abrège en génocide tout court), perpétré par le pouvoir totalitaire chinois, et cette fois, c’est une coalition hétéroclite de politiciens, de journalistes et de jeunes universitaires formatés qui s’y colle. Les actionnaires du temps présent [4] passent à l’ordre du jour, toujours sur la brèche : aujourd’hui, la priorité c’est de contain and roll back la puissance chinoise, par tous les moyens, feu sur le Quartier général ! – tandis que l’Ethique et les Etudes lévinassiennes sont reléguées à l’arrière-plan...
La notion de génocide a toujours été exposée à l’instrumentalisation, la chose est entendue, mais, avec l’indifférence affichée à son sens élémentaire (« génocide : extermination systématique d’un groupe humain, national, éthique ou religieux » – Larousse, 2006), un nouveau palier est franchi. Malheureusement, ceux qui pratiquent cette surenchère consistant à infecter les mots pour en faire des ustensiles politiques et des armes de guerre sont ici en bonne compagnie : lorsque le 24 avril dernier, Joe Biden reconnaît officiellement le génocide arménien au nom des Etats-Unis, ce n’est pas l’amour de la vérité ni le désir ardent de payer son tribut aux victimes qui l’inspire ; bien plus trivialement et sinistrement, il s’agit surtout de punir la Turquie et son leader Erdogan pour certaines inflexions récentes de la politique étrangère et militaire de ce pays, que les Etats-Unis ne trouvent pas à leur goût.

Il est bien difficile d’imaginer chose plus lugubre que cet usage du génocide, au service de la poursuite de la politique ou de la guerre... « par d’autres moyens » (pour parodier une formule célèbre).

Dans un entretien accordé à un journaliste du New York Times, Noam Chomsky dit ceci : « Prenons ce qui se passe avec les Ouïgours. Bien difficile d’en avoir des preuves solides (to get good evidence), mais nous en avons suffisamment pour savoir qu’une très sévère répression est conduite là-bas. Mais permettez-moi de vous poser une question toute simple : est-ce que la situation des Ouïgours, ce million de personnes qui sont passées par des camps dits d’éducation, est-elle pire que, disons, celle que subissent les gens de Gaza qui sont deux fois plus nombreux ? Je veux dire : est-ce qu’on détruit et bombarde régulièrement les centrales électriques, les équipements de retraitement des eaux usées des Ouïgours ? Pas à ma connaissance.
Donc, oui, [ce qui se passe au Xinjiang] ne devrait pas avoir lieu. Nous devons protester contre. [Mais] il y a une différence cruciale avec Gaza. C’est le fait que, dans le cas des Ouïgours, nous n’y pouvons malheureusement pas grand-chose. Dans le cas de Gaza [en revanche], nous pouvons tout, dans la mesure même où nous en sommes responsables, nous pouvons faire que ça s’arrête demain. C’est ça la différence ! Donc, oui, [ce qui se passe au Xinjiang] est une très mauvaise chose parmi tant de mauvaises choses qui se produisent [actuellement] dans le monde. Mais dire que c’est là ce qui nous menace, c’est tant soit peu biaisé (is a little misleading) [5]. »

Voilà qui, adressé au public états-unien en tout premier lieu, n’est pas mal dit du tout...

Notes

[1« C’est faire un contresens sur la notion de génocide que le réduire à la dimension d’une action unique - des tueries massives. C’est faux ».

[2Je ne parle évidemment pas ici de la petite secte négationniste - son nihilisme radical et pervers l’a toujours placée en dehors du champ de la discussion sur ces questions.

[3Voir par exemple : « Le député belge qui défie Pékin sur le sort des Ouïgours du Xinjiang - Simon Cogolati a déposé une proposition de loi accusant la Chine de génocide », par Jean-Pierre Stroobans, correspondant du Monde à Bruxelles (Le Monde du 24/04/2021)

[4J’appelle « actionnaires du temps présent » ceux qui habitent ou plutôt occupent ce présent selon le principe boursier : plus les choses vont mal, plus les marchés financiers prospèrent et leurs « actions » avec. C’est ainsi que l’action « génocide ouïgour » n’a jamais été aussi bien cotée qu’au temps où la pandémie exerce ses ravages à l’échelle globale.

[5New York Times, 23/04/2021