Les pêcheurs de lumière

, par Julian Bejko


En Albanie aussi, en ce moment-même, des étudiants des facultés publiques à Tirana – mais aussi dans d’autres villes – expriment leur indignation contre les castes élitistes et l’infertilité du modèle économique.

Depuis des jours l’écran de la Télé étatique avait la mine troublante et la tonalité de l’angoisse. Après un demi siècle d’obscurité les gens regardaient des choses fort interdites et dangereuses – des étudiants dans une grande manifestation. Avec la soif pour la lumière, les gens ont commencé à être séduits par la formule magique Liberté-Démocratie, laquelle est devenue pas à pas la plus grande escroquerie après celle de l’alliance du prolétariat avec les paysans. Devant le nouveau monde qui s’ouvrait à côté de notre réservoir primitif, j’étais encore un gamin qui n’aurait jamais imaginé que précisément l’université, les étudiants et les livres, seraient un jour les murs de ma maison.
Mais l’autoritarisme fondé grâce aux ruines a piégé tout d’abord l’école et la pensée, les premières qui ont basculés dans la décadence pendant que la société s’intoxiquait de la famine. Les signes de ce traumatisme démocratique ont fleuri particulièrement dans un printemps furieux dont il suffit de prononcer la date - 97 - pour renverser toute l’aversion non éclairée dans les sensibilités des Albanais. En 1997 j’étais lycéen au Petro Nini Luarasi, un nom bien connu pour notre culture et notre histoire douloureuse. Comme jadis dans l’époque du grand anéantissement, je passais ma journée enfermé à la maison en train de trouver dans les écrans des télés étrangères, les masques de mes compatriotes armés jusqu’aux dents tandis qu’ils tiraient en barbares contre les rêves suspendus.
Après pas mal de péripéties tant albanaises qu’italiennes, finalement le nouveau millénaire a frappé dans ma porte et ainsi j’ai choisi d’étudier la philosophie dans l’université de Tirana. La condition générale de la pensée était le même défi que celui d’aujourd’hui, trouver la lanterne perdue de Diogène dit le Cynique.
Soumis à ma volonté de connaître, je me suis lancé dans le calvaire de l’éducation et je me suis trouvé à Paris dans une réalité très précaire et souvent hostile. Pourtant j’ai réussi à m’éloigner du « hooligan » de la transition près de l’abîme pour devenir docteur en philosophie. Je suis rentré en Albanie pour travailler dans la même faculté et j’y suis toujours depuis 12 ans que j’y enseigne. Il s’agit d’une expérience qui mérite un livre à part, dont le prélude serait le refus de l’ignorance et des compromis avec la liberté de pensée et de l’action, selon mon entendement.
Pendant tout ce temps, l’éducation et la culture ont été systématiquement violées par le bureaucratisme staliniste tel qu’il a survécu, par le clientélisme oriental et le militantisme des partis. Je me souviens que depuis 1998, sur l’éducation ont été expérimentés au moins trois réformes. L’état actuel des choses témoigne que ces réformes l’une après l’autre ont tout ravagés car elles relevaient de l’intérêt d’une minorité contre l’intérêt général, obéissant au slogan « Commercialise-toi Toi-Même ! ». Après le secteur de la santé publique, c’est l’éducation le grand abîme pyramidal dans laquelle les citoyens investirent leurs capitaux (Combien de milliards ?) – ceci pour se défendre contre l’incertitude et l’inégalité d’un système injuste qui continue à étouffer le futur.

Depuis 10 jours, des étudiants des facultés publiques à Tirana (mais aussi dans d’autres villes) expriment leur indignation contre les castes élitistes et l’infertilité du modèle économique. Ils expriment leur indignation contre les castes élitistes et contre leur modèle économique. Ils se plaignent à l’Etat qui, de temps en temps doit défendre aussi les intérêts des citoyens et de ceux qui payent les impôts. Ils demandent à être traités au moins de la même façon que les arbres et les panneaux publicitaires des croisades de la Marie selon le slogan « J’encule la taxe, mon cher contribuable » – Tirana est devenue la Marie de L’Albanie, la capitale des patriciens et de misérables. Les étudiants rêvent une meilleure éducation, d’une meilleure vie, en qualités et droits. Ils protestent contre la peur, la superstition et la moquerie.
Nous sommes les témoins de l’achat-vente de la justice, du triomphe de l’esprit mercantile. Devant eux, nous sommes tout simplement des clients, les plus misérables contribuables de l’économie « libérale » albanaise, des clients qui peu importe s’ils vont à l’école, travaillent ou payent les taxes, eux ils n’arrivent jamais à réussir. Tel est le prix de nos dilemmes sur le chemin de la démocratie : en temps de paix il faut payer les taxes aux administrateurs de la cité, lesquels en temps de guerre ne sont que les pirates saccageurs qui menacent la communauté.

Aujourd’hui on proteste contre cette réalité inamissible.
Parfois des étudiants en malaise ont cité ouvertement des professeurs, cette fois-ci pour les dénoncer et les discréditer devant le public, pour leurs péchés. Des mégaphones multicolores ont annoncé des noms et des prénoms ; des lettres de dénonciation (comme jadis pendant l’époque des fameux Dazibao) ont été affichés sur les murs et les barrières du Ministère de l’Education, la seule place de la jeunesse. En attendant, le gouvernement et les nouvelles institutions de la justice doivent s’interroger et donner justice vis-à-vis des grands abus fait à l’échelle nationale pendant trois décennies, d’abord par les hommes de l’éducation.
C’est la première fois, pour le meilleur et pour le pire, que les voix des professeurs et des étudiants deviennent sensibles pour les oreilles de l’opinion publique et de la société entière. Et cette bataille a été gagnée ! Les étudiants sont diplômés de façon exemplaire et naturellement ils refusent d’aller plus loin, car la démocratie et la justice ne pourraient pas être négociées entre un groupe et le gouvernant. Il s’agit d’une question bien plus large et universelle. Ils ont confirmé à la société, au gouvernement et à tous les facteurs politiques, que la démocratie ne s’arrête pas dans la camera obscura des votes. Eux-mêmes sont la preuve de toutes les erreurs commises dans le passé en mettant le doigt ferme sur la source de la douleur, les inégalités sociales grandissantes lesquelles doivent s’adoucir et à s’harmoniser le plus vite possible à travers les lois et les institutions. C’était la meilleure leçon que les étudiants pouvaient donner à la société prise en otage et contre la démocratie corrompue par la fécondation du communisme avec le féodal-libéralisme.

Mais ces voix en commun ne doivent pas être de nouveau, le monopole de la politique envieillie et de l’interprétation des partis politiques, mais seulement de la raison statuant sur ce qu’on doit régler de façon durable et juste. Bien-sûr que cette collectivité et ce potentiel de changement peut être manipulé par les étudiants ou bien par certains épicentres qui regardent avec grand profit l’incendie pour leurs faibles motifs, c’est-à-dire remplacer celui qui récolte les taxes et qui négocie la république. Je pense que la société est la garantie majeure pour que le silence et l’indifférence envers les victimes de la transition ne se répète plus jamais. L’intérêt commun ne devrait pas être fondé sur l’illusion criminelle de la rotation politique, dont les acrobaties sont bien connues pour les survivants. Il semble que cette fois-ci, la société demande la présence et l’attention du gouvernement direct et moins de doublage et des formes de représentation futiles du genre make-up. Sur ce point je suis convaincu que la solution ne serait pas la re-re-reformation du système d’éducation mais l’ouverture du débat sur le contrat social envers l’intérêt général et de la république à venir, laquelle doit vivre plus longtemps qu’un mandat de 4 ou 14 ans. Seulement ainsi, le gouvernement actuel, les partenaires et les citoyens coïncideraient avec les idéaux de la renaissance albanaise et donneraient l’occasion de se souvenir finalement pour le bien.
Il faut dire aussi que cette jeunesse a dénoncé quelque chose plus grande que l’éducation, la dictature des taxes qui appauvrit économiquement et moralement le parent et l’enfant, le maître et l’élève, le professeur et l’étudiant, le citoyen et le gouvernant. Ce n’est pas du hasard que ce sont encore des étudiants ceux qui demandent le certificat de décès officiel du communisme comme mentalité et pratique. Après 74 ans troublés, cette période et ces hommes ne plus rien décider. Le temps du communisme et de l’anticommunisme c’est fini !
Il y a vingt ans qu’un professeur de beaux-arts est rentré au pays pour devenir ministre de la culture et pluri-maire de Tirana, mais surtout a placé la jeunesse au centre de l’attention et de la démocratie. Le professeur anticonformiste était sur le bon côté pendant les années 1990, quand moi j’étais gamin. Aujourd’hui le Premier ministre est lourdement confronté avec les dilemmes de la démocratie dans laquelle lui a été parmi les acteurs les plus importants. Sera-t-il de nouveau avec nous, la jeunesse du futur ou bien il ne passera pas l’examen de l’historiographie de la transition communiste ? Celui qui est abandonné par les événements, a garanti à soi-même la place du néant – écrit un philosophe-témoin des grandes crises mondiales.
A la fin, je reste ferme sur l’idée que l’enseignement public doit être gratuit et doit servir en tant que soupape de la société contre le danger des inégalités et des autoritarismes, tellement présents parmi nous. Sur cela il faudra réfléchir et s’engager avec la partie digne et juste de la société.
Quant à moi, je serai comme d’habitude en disposition et en soutien du futur, de la liberté et de la raison.

Dr. Julian Bejko
julianbejko@yahoo.com
Faculté des Sciences Sociales – Université de Tirana
14 Décembre 2018