Long live Afghanistaiwan !

, par Alain Brossat


On peut comprendre que le retrait précipité des Etats-Unis du bourbier afghan ait produit sur les élites dirigeantes taïwanaises, engoncées dans leur mentalité de protégées du grand frère d’outre-Pacifique, l’effet d’une douche glacée. Leur empressement à répéter en boucle que les situations respectives des deux pays, l’Afghanistan et Taïwan, ne sauraient se comparer donnait la mesure de leur désarroi et de leur inquiétude. Sous les formules enrobées et fumeuses se laissaient d’ailleurs distinctement entendre les plus crasses et les plus arrogantes des présomptions culturelles : comment comparer notre pays prospère, joyau du Nord global en version est-asiatique, fleurant bon les droits de l’homme et les valeurs occidentales, notre « vibrante démocratie » avec ce trou à rats tribal et obscurantiste qu’est l’Afghanistan ?! - tel était bien, pour qui sait lire, le sous-texte de tous ces articles solennels et martiales déclarations placardés à la une des journaux : « Afghanistan, not a parallel with Taiwan », « Premier dismisses Afghan comparison », « Taiwan’s fate is not Afghanistan »... [1]
Sous ce déferlement de préjugés culturalistes destinés à rassurer une opinion supposément désorientée par la déroute états-unienne en Afghanistan n’en perçait pas moins une très tangible inquiétude. Rappelant que ce retrait sans gloire avait une fâcheuse allure de remake de ces instantanés de débandade précipitée des troupes américaines, à Saïgon, aux derniers jours de la guerre du Vietnam et dont les images avaient alors fait le tour du monde, les petites mains du Taipei Times ne pouvaient pas s’empêcher de relever que, même si « The Afghan government is extremely corrupt, while Taiwan enjoys a stable democracy » - tout de même, la Beresina américaine à Kaboul attirait l’attention sur les dangers inhérents à l’extrême proximité entre l’administration taïwanaise et celle des Etats-Unis, plus précisément, l’extrême dépendance de la première vis-àvis de la seconde [2].
D’autre part, la leçon éclatante qui se dégage de la décision unilatérale prise par Biden de rapatrier les troupes américaines dans l’instant, sans consulter aucun de ses alliés (pas même le fidèle animal domestique britannique) et que les élites de pouvoir taïwanaises auront bien du mal à éluder est bien celle-ci : les Etats-Unis, aujourd’hui comme hier, ont des proxies, des obligés, des clients, des protégés, des alliés de circonstance - mais, quant au fond, ils estiment n’être liés par aucun engagement qui ne découle directement de leurs intérêts propres, par aucune obligation de loyauté à l’égard de leurs partenaires – America first, en toutes circonstances, sous Biden comme sous Trump et, pour tout dire, comme toujours. La liste est interminable des clients qui se prenaient pour des interlocuteurs et des alliés respectés et qui ont fait les frais de cet égoïsme sacré, depuis la Seconde guerre mondiale : des généraux fantoches du Sud-Vietnam aux combattants kurdes de Syrie et d’Irak aujourd’hui recyclés dans le rôle peu enviable de gardiens de ces camps de concentration où pourrissent les prisonniers djihadistes, leurs femmes et leurs enfants... Les Etats-Unis ne contractent pas avec ces supposés alliés, ils ne font que des calculs d’intérêt, petits et grands, à courte ou longue vue...
Les dirigeants taïwanais d’aujourd’hui, aussi courte et approximative leur mémoire historique soit-elle, ne sont pas mal placés pour en savoir un bout sur la question : quand ils estimèrent que tel était leur intérêt stratégique, dans le contexte de la guerre froide finissante, les hommes de Washington n’hésitèrent pas longtemps avant de reconnaître le Chine de Mao et d’abandonner en rase campagne le patibulaire dictateur présidant aux destinées de la résiduelle Republic of China...

On conçoit donc aisément que, voyant la manière tant cavalière qu’expéditive dont Biden vient de laisser tomber sa marionnette afghane, ils sentent passer le vent du boulet... Pas étonnant donc que l’on ait vu apparaître, dans ces éditos du Taipei Times où se font habituellement entendre les bruits de bottes des traîneurs de sabres professionnels, des formules ouvertement défaitistes de ce genre : « A future US administration might determine that Taiwan is a lost cause », « Taiwan could become this generation’s Czechoslovakia : a sacrificial morcel of red meat tossed to China in a futile attempt to satiate its voracious appetite » - Taiwan figurant ici, bien sûr, l’équivalent de la malheureuse Tchécoslovaquie abandonnée par la France et la Grande-Bretagne aux féroces appétits conquérants de Hitler...

Avec tout cela, cependant, et au-delà de ces signes tangibles d’inquiétude, il faut bien admettre, si l’on passe à l’examen des conditions géopolitiques présentes, que le rapprochement entre l’occupation ratée des Etats-Unis en Afghanistan et le protectorat exercé par ceux-ci sur Taïwan a ses limites. Comme l’on relevé de nombreux observateurs, l’irruption militaire des Etats-Unis sur le théâtre afghan a été entièrement surdéterminée par le 11 Septembre, événement déclencheur de la campagne sans fin conduite par le marshall américain contre Al Quaida et le terrorisme islamiste mondial – une action typique de représailles animée par la soif de vengeance et la présomption infinie du redresseur de torts. Pour le reste, les intérêts stratégiques de l’hegemon américain dans cette partie du continent asiatique, peu pourvue en matières premières et aussi enclavée que possible, ne sont pas visibles à l’œil nu. L’Afghanistan, ce n’est pas l’Irak, et pas seulement parce qu’on n’y trouve pas de pétrole.
Inversement, tout tend à indiquer, maintenant qu’Israël semble mieux armé que jamais pour assurer de manière relativement autonome la police de l’ordre occidental au Proche-Orient, que le recentrement stratégique de la politique de restauration globale de l’hégémonie états-unienne autour de l’enjeu chinois et de la mainmise exercée sur ce grand espace vital qu’est la façade maritime de l’Asie orientale est appelé à se poursuivre, s’accélérer, se durcir. Biden s’est fait élire en campant, en toutes choses le rôle de l’anti-Trump – à l’exception d’une seule : la poursuite de la politique de containment de la Chine et l’intensification des efforts pour l’isoler dans l’espace régional est-asiatique. Biden est sur le chemin de la reconquête, dans cette partie du monde, tout comme Trump.
Tout se passe désormais comme si, pour les Etats-Unis, l’objectif de contain and roll back la Chine, fût-ce au prix d’une épreuve de force de calibre imprévisible, était devenu la priorité des priorités ; tout se passe comme si la Chine, telle qu’elle est aujourd’hui, était définie par les gouvernants (et plus généralement les élites de pouvoir) des Etats-Unis comme une menace existentielle ; et tout se passe comme si cette menace, incarnation de la question vitale - to be or not to be the hegemon - , se condensait, se cristallisait autour des enjeux de puissance situés entre terre et mer, de la péninsule coréenne à l’archipel indonésien.
Selon cette vision des choses, Taiwan représente évidemment une pièce centrale sur l’échiquier est-asiatique et pacifique, et c’est là, précisément, qu’est la limite du rapprochement entre les conditions et statuts respectifs des famuli tuorum afghans et taïwanais.
Mais c’est ici, précisément, que les choses se compliquent. Si, selon toute probabilité, les dirigeants états-uniens, ne sont pas près, selon les calculs d’intérêts rationnels (de leur point de vue) de considérer Taïwan comme une « lost cause » et de retirer leur soutien à ses dirigeants, de tourner casaque comme ils l’ont fait piteusement en Afghanistan, ils ne sont pas nécessairement prêts pour autant à s’engager dans une épreuve de forces au débouché imprévisible à propos du statut de l’île. Moins encore, la population des Etats-Unis n’est prête à « mourir pour Taipei ». Tel est le double lien dans lequel ils se trouvent pris à propos de cet enjeu : pour poursuivre leur politique d’endiguement de la progression de la puissance chinoise, il leur faut constamment augmenter la pression, accroître les incursions de bâtiments de guerre dans le détroit de Taïwan, multiplier les « petits gestes » allant dans le sens d’une reconnaissance accrue de l’indépendance de facto de l’île, accentuer la pression sur les installations chinoises en mer de Chine méridionale, poursuivre la politique régionale visant à dresser les voisins de la Chine contre elle, encourager ouvertement la fuite en avant des élites néo-nationalistes et militaristes au Japon (etc.), tout en sachant que l’ensemble de ces initiatives accroît jour après jour le risque d’un incident débouchant sur une confrontation dont ils ne sont pas tout à fait sûrs de se tirer à leur avantage – même si leur supériorité militaire demeure constante et incontestable.
Symétriquement, les dirigeants chinois sont empêtrés, à propos de Taïwan, dans le même type de double lien : pour des raisons multiples autant qu’évidentes, ils ne peuvent pas baisser pavillon et lâcher l’affaire à propos de l’île, mais plus ils demeurent intraitables sur cet enjeu face à l’activisme occidental (et pas seulement états-unien), plus ils s’exposent à se trouver entraîner dans une confrontation directe dont ils ont toutes les raisons de craindre les conséquences [3].
Ces contraintes qui pèsent structurellement sur les deux principaux protagonistes de cet affrontement amplement cristallisé autour de Taiwan est ce qui, paradoxalement, tend à suspendre indéfiniment les hostilités. Mais indéfiniment ne veut pas dire ici à tout jamais et il ne faudrait surtout pas se bercer de l’illusion que les stratégies respectives des adversaires en présence reposant sur des calculs rationnels d’intérêt, cela équivaudrait à un traité de paix perpétuelle : l’expérience historique montre le contraire exactement ; les calculs rationnels d’intérêt n’ont jamais empêché les sorties de route et les marches à l’abîme – les chancelleries d’aujourd’hui ne sont pas plus éclairées à ce propos que celles qui n’ont pas su empêcher, en Europe, la catastrophe d’août 1914.

L’un des (nombreux) talons d’Achille de la démocratie taïwanaise si pathétiquement acharnée à se présenter comme exemplaire et unique dans son contexte régional, c’est le niveau déplorable du débat public qui s’y constate. Le choc qu’a produit la piteuse retirada états-unienne d’Afghanistan a stimulé les divagations les plus navrantes de la part des fonctionnaires de la cause indépendantiste, tant officiels qu’officieux. Non, ce n’est pas à l’Afghanistan que se compare Taïwan en tant qu’allié des Etats-Unis, c’est à Israël ! Les armements toujours plus performants que nous fournissent nos puissants alliés en témoignent, tout comme le rôle qu’ils nous ont confié, celui d’une vigie, d’un poste avancé face à l’ennemi chinois – tout comme ils se reposent sur l’Etat d’Israël pour endiguer toute velléité d’émancipation des masses arabes au Moyen-Orient. Taïwan sera de plus en plus, dans sa relation privilégiée aux Etats-Unis, l’Israël de l’Asie orientale, hourrah, trois fois hourrah...
Brillante analogie qui, simplement, se brise sur le récif de deux « détails » : premièrement, il y a contradiction, flagrante, entre la réclamation bruyante du statut de démocratie modèle (« vibrant democracy ») pour Taïwan et ce rapprochement avec Israël qui, Etat fondé sur l’apartheid et le suprémacisme ethnique, Etat-colon expansionniste et raciste dans ses fondements même, est le modèle même de qui se désigne comme une rogue democracy - le « modèle » états-unien, en pire, si c’est possible. D’autre part, l’administration états-unienne n’acceptera jamais le type de proximité et parfois même d’imbrication existant entre Etats-Unis les hautes sphères politiques de Washington et Tel Aviv, telle que cela ne s’est guère démenti depuis le mandat de Clinton – et spectaculairement renforcé sous Trump avec les missions du proconsul Jared Kushner, M. Gendre, en Terre Sainte, au service de la colonisation israélienne de la Cisjordanie ; ceci pour la bonne raison que la crainte ne se dissipera jamais, à Washington, que ce qui se confierait à Taipei, armements sophistiqués, moyens de communication et autres secrets d’Etat pourrait avoir tendance à fuiter du côté de Pékin... On voit bien à ces menus détails que ce qui caractérise constamment les fonctionnaires de la pensée indépendantiste sous protectorat états-unien, c’est l’amateurisme et le wishful thinking avant toute chose...

Mais pas seulement : davantage que l’esprit de la propagande chevillé au corps, la persévérance dans le mensonge délibéré aussi : quand le seul quotidien de l’île en langue anglaise publie en bonne place une tribune nébuleuse intitulée « Taiwan and Poland tied by love of democracy », il sait ce qu’il fait [4]. Ceux qui y officient ne sont pas à ce point ignares qu’il ignoreraint que la Pologne de Jaroslaw Kaczinski, aujourd’hui, c’est, avec la Hongrie de Viktor Orban, précisément, la honte illibérale de l’Europe qui se dit démocratique, le pays où sont sanctionnés les juges non alignés sur le pouvoir exécutif et où les administrations locales de villes et régions se vantent de leurs campagnes et programmes antihomosexuels (l’homosexualité étant, dans ce contexte, constamment associée à la pédophilie), rêvant d’une Pologne débarrassée des gays, ce qui ne va pas sans rappeler les nazis rêvant d’un Reich débarrassé des Juifs (judenrein).
Et ce sont ces gens-là, je veux dire ceux qui publient ces pathétiques incantations dans le Taipei Times, qui s’indignent à grands cris de la prospérité des fake news... Et ce sont les mêmes qui viennent nous présenter comme une formidable percée diplomatique, pour la cause taïwanaise, le vote par une commission des affaires étrangères du Parlement européen d’une « recommandation en faveur d’investissements bilatéraux et d’une intensification des efforts (de l’UE) en faveur du maintien de la paix dans le détroit de Taïwan » - motion adoptée par une majorité de 60 députés contre quatre abstentions... Dans les colonnes du Taipei Times, ce genre de non-événement, résultant, on l’imagine, d’une laborieuse activité de lobbying, est décrit comme s’il s’agissait d’une tournant stratégique de la politique européenne en faveur de Taïwan (et donc contre la Chine). Ce n’est pas de l’information, c’est de la magie noire – et, encore une fois, ces gens savent ce qu’ils font, habitués qu’ils sont désormais à confondre leurs rêves de grandeur et leurs incantations en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de Taiwan (agrémentée de bases militaires « américaines » [5]) pour la réalité. Sous la plume d’un petit malin d’étudiant dont la prose se publie sous le titre vindicatif « Taiwan is China’a sworn enemy », dans les mêmes colonnes, le petit coup de publicité du lobby pro-taïwanais à Bruxelles ou Strasbourg prend des couleurs grandioses : « On Wednesday last week, the European Parliament (sic) passed the EU-Taiwan Political Relations and Cooperation report and related proposals by a landslide (sic) 60-4 vote, with six members abstaining. The proposals urge the UE to bolster political ties with Taiwan and rename its European Economic and Trade Office the ’EU Office in Taiwan ».
Au cas où le rédacteur de ces lignes l’ignorerait : le Parlement européen compte plus de 700 députés, après même le récent retrait des députés britanniques...

Continuons : dans un éditorial intitulé « ’one China’ compromise crumbling », on nous annonce à coups de trompes que la cause de Taïwan à l’ONU progresse irrésistiblement et que les jours du véto chinois opposé sa reconnaissance par la communauté internationale sont d’ores et déjà comptés. La preuve ? Le Wall Street Journal vient de s’aviser que « a Colorado high school, a French nature society called ’The Association of the 3 Hedgehogs’ and at least five other groups » venaient de prendre crânement position en faveur de l’entrée à l’ONU de Taïwan. Une brève recherche sur internet suffit à découvrir que la micro-structure locale intitulée « Les 3 trois hérissons » et dont rien n’atteste qu’elle est autre chose qu’une dent creuse (il existe en France des milliers d’associations fantômes) est sise à Carpentras, alma mater du néo-fascisme à la Le Pen... Les voies du lobbying pro-Taïwan sont, en France comme ailleurs, insondables... On a là un cas d’école de fuite dans l’imaginaire en forme de fabrication de toutes pièces d’une réalité-bis – l’irrésistible mouvement en faveur de la promotion de Taïwan sur la scène internationale...

Rien n’est plus dangereux que les gens qui s’enferment dans une réalité virtuelle – surtout quand ils se mêlent de politique. Rien de plus dangereux que les somnambules qui se prennent pour des prophètes. Réveillez-vous, lecteurs du Taipei Times !

Notes

[1Taipei Times, 17/08/2021, 18/08/2021, 04/09/2021.

[2« Some are saying it should serve as a warning to Taiwan, not to get yooclose to the US, and even use it as a taunt about China mounting a military a military invasion of Taïwan », Chen Yun-peng, député DPP, majorité gouvernementale, cité dans « Afghanistan not a parallel... », article cité supra.

[3La symétrie établie ici entre les doubles liens dans lesquels se trouvent pris les deux adversaires en lice ne revient nullement ici à les renvoyer dos-à-dos : il suffit d’ouvrir un livre d’histoire et de regarder une carte de géographie pour saisir que leurs « raisons » et les causes qu’ils soutiennent ne se valent pas.

[4Emilia Chen, 15/09/2021.

[5« US should have bases in Taiwan », Kenneth Wang, Taipei Times, 31/07/2021.