Mayotte et la pandémie, ou l’increvable logique du « bouc émissaire »
La situation sanitaire à Mayotte est préoccupante. On le sait, et l’on craignait, depuis le début de la pandémie, l’arrivée du virus sur ce petit territoire, anticipant la catastrophe possible qu’elle constituerait. Les raisons de cette crainte sont bien connues : une population très concentrée dans certains quartiers, une grande pauvreté pour beaucoup (renforcée par la situation de confinement), avec le côté précaire des habitations qui l’accompagne (et l’impossibilité d’y rester durablement confiné), le sous-équipement sanitaire de l’île (en médecins de ville et en structures hospitalières, etc.). Aujourd’hui, Mayotte reste le seul territoire en France à demeurer confiné, du fait de l’augmentation récente du nombre de cas officiellement recensés, témoignant d’une circulation très active du virus. Le 10 mai, on dénombrait 11 décès liés au Covid 19, 46 personnes hospitalisées, dont 9 en réanimation, et le pic épidémique serait attendu aux alentours du 20 mai [1]. Or, au milieu de toutes ces difficultés, certains trouvent encore le moyen de faire porter l’essentiel de la responsabilité de cette situation, non pas sur l’Etat français, dont l’incurie est pourtant évidente, mais bien, à nouveau, sur ceux qu’ils appellent les « clandestins ».
Il est évident que Mayotte constitue un « désert médical », comme le souligne Laurent Canavate, dans un article du Monde, avec seulement 18 médecins de ville, et près de 80 médecins sur l’île, en comptant ceux du CHM (Centre hospitalier de Mayotte), à Mamoudzou, et que la forte natalité sur ce territoire explique en effet que l’activité hospitalière soit essentiellement tournée vers la maternité – et qu’ainsi, les inquiétudes sont fondées, si venaient à y affluer des personnes touchées par la coronavirus. En revanche, quand ce journaliste enchaîne les deux phrases suivantes, l’article devient beaucoup plus discutable :
« […] l’essentiel des moyens du CHM est concentré sur la maternité qui, avec près de 10 000 naissances par an, accueille surtout des femmes originaires des îles voisines des Comores. Près de 75 % des naissances sont le fait de femmes en situation irrégulière. ». [2]
En effet, si la première phrase évoque des femmes « originaires » des Comores, la phrase suivante les assimile à des personnes « en situation irrégulière ». Que le fait d’être étranger sur un territoire constitue, en soi, une situation d’irrégularité, relève d’une allégation pour le moins surprenante – il est en effet patent que nombre de femmes originaires des Comores peuvent très bien résider légalement à Mayotte. De cela, c’est-à-dire à partir de ce forçage de la réalité, l’article en conclut au fait que 75% des naissances, sur l’île, seraient le fait de femmes en situation irrégulière. Cette conclusion est tout à fait contestable, pour la raison qu’on vient de donner, mais s’avère de toute évidence fausse au regard des chiffres de l’INSEE. En effet, selon les chiffres de cet Institut, « […] 55 % des nouveau-nés de 2018 ont au moins un parent français et naissent ainsi Français ». [3] Or, l’article L313-11 6° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile stipule que :
« Sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, la carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " est délivrée de plein droit à l’étranger ne vivant pas en état de polygamie, qui est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France, à la condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par l’article 371-2 du code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins deux ans, sans que la condition prévue à l’article L. 311-7 soit exigée » [4].
Les 75% d’enfants naissant de femmes étrangères doivent donc être rapportés à ces 55% du total des naissances concernant des enfants ayant au moins un parent français, dans ces conditions, sans préjuger du nombre de femmes comoriennes donnant naissance à un enfant à Mayotte, et qui sont en situation régulière, bien que le père de l’enfant ne soit pas français, qu’il faudrait donc encore retrancher.
Ce qui est grave avec cette légèreté dont Le Monde fait preuve, c’est d’abord cette absence d’un travail sérieux, mais aussi, et peut-être surtout le fait qu’en procédant ainsi, le journaliste se contente de reprendre ce qui se dit sur l’île, non certes partout, mais plutôt du côté de ceux qui revendiquent l’appartenance à une « identité mahoraise », et qui ont tôt fait d’assimiler tout étranger (par-là, ce sont les Comoriens qui sont essentiellement visés) à un intrus. Concernant l’hôpital, on comprend bien que la reprise, sans critique, des chiffres qui circulent fait le lit d’une nouvelle réduction des Comoriens au rôle de bouc émissaire : si les capacités sanitaires de l’île se trouvent débordées en raison de la pandémie, il sera alors facile de faire porter la responsabilité du désastre sur les étrangers, censés encombrer l’hôpital, avec ces femmes en supposée « situation irrégulière ». La suite de l’article montre bien que les sources (si l’on peut parler de sources – pseudo-connaissances par ouï-dire, plutôt) utilisées sont pour le moins unilatérales…
Evoquant les violences qui ont eu lieu ces derniers jours à Mayotte, le journaliste écrit :
« La faim et le désordre entraînent une explosion de violence. Les pillages de plusieurs magasins, les bandes de dizaines de jeunes, armés de machettes, de barres de fer, agressant les passants, cambriolant les domiciles, ont fini de révolter les Mahorais. Le Collectif des citoyens de Mayotte s’est insurgé contre cette situation, et des groupes de citoyens vigilants ont de nouveau été mis en place pour surveiller les rues la nuit ».
Dans ce passage, qui devrait être factuel, on parle des « Mahorais », qui seraient révoltés – si ce sont « les » Mahorais qui sont révoltés, comme il est écrit, cela sous-entend, logiquement, que ces faits de violence proviendraient d’étrangers à Mayotte -, et l’on évoque la réaction du « Collectif des citoyens de Mayotte », dont on se souviendra qu’il n’était pas étranger (c’est une litote) aux actes de « décasages » ayant eu lieu, périodiquement, à Mayotte, contre des Comoriens, ou présumés tels [5]. Si le dénuement dans lequel elles se trouvent, accentué par la crise sanitaire actuelle, pousse certaines personnes à cambrioler des maisons (notamment celles désertées par des fonctionnaires venus de Métropole), ou des magasins, ou encore à détrousser des passants, sous la menace de machettes, comment savoir si les auteurs de ces actes sont de nationalité française, ou étrangères ? Si la misère est bien le terreau de cette violence, dira-t-on que les citoyens français de Mayotte y réchappent ? Dans la suite de l’article, l’auteur évoque encore des « ligues de défense citoyennes », mais aussi une pétition réclamant « l’état d’urgence sécuritaire » pour obtenir – il cite le texte de cette pétition :
« le renforcement des mesures de lutte contre les violences urbaines, contre l’immigration clandestine […] et le renforcement des effectifs permettant de garantir la sécurité des biens et des personnes en nombre suffisant afin de maintenir l’ordre public et garantir la sécurité publique ».
Que ces collectifs et autres ligues soient évoquées ainsi, sans la moindre remarque sur leur caractère xénophobe, cela revient tout simplement à valider leur discours. Citant sans distance cette pétition, l’article reproduit l’attribution de ces « violences urbaines » aux seules personnes issues de « l’immigration clandestine », le texte en question les plaçant sur le même plan, une simple virgule les séparant. Et lorsqu’une parole pourrait rappeler le caractère illégal de ces milices, le Commandant de gendarmerie se contente de souligner qu’il ne « cautionne » pas de telles initiatives – ne pas cautionner et s’y opposer fermement, ce sont deux choses bien différentes, la première ouvrant sur un laisser-faire des gendarmes, déjà observé par le passé, lors d’exactions contre des étrangers ou supposés tels, en situation irrégulière, ou supposée telle.
Ce qui se profile, une nouvelle fois à Mayotte, c’est la reconstitution de milices, qui n’ont en fait jamais désarmé, et dont l’importance et la dangerosité ne semblent pas être bien mesurées en Europe. De tels groupes (vigilantes en anglais) constituent un phénomène mondial, dont on peut trouver des exemples notamment en Inde, ou encore en Chine, lors du début de l’épidémie, lorsque des villages ont opéré alors un repli sur soi [6]. Dans le contexte, néocolonial, de Mayotte, on comprend que l’Etat français ne prenne pas fermement position contre ces milices, trop content de ce détournement de l’attention vers une population étrangère, le bénéfice étant pour lui, qu’à la différence de ce qui se passe en Métropole, ce ne sont pas les incompétences françaises dans la gestion de la présente crise sanitaire qui seront mises en avant.
Illustration : photographie d’Alain Naze