Mayotte, une rafle suivie d’une déportation
J’ai enseigné à Mayotte, de 2015 à 2018. Dans ces trois années, j’ai repéré des indices inquiétants, faisant signe vers une possible guerre civile. Nous y arrivons quasiment aujourd’hui. Les indices repérés tenaient essentiellement à un développement fantasmé d’une « identité mahoraise ». En effet, les Comoriens, ou les Mahorais d’origine comorienne se trouvaient rejetés du côté de l’étranger indésirable – à preuve ces Français d’origine comorienne dont les papiers d’identité française étaient déchirés, lors de décasages menés par des milices mahoraises, supposément centrées – ce qui n’était pas plus défendable – contre de supposés immigrés « illégaux ». La question est alors, de façon absurde, devenue une question de type ethnique (absurde lorsqu’on sait combien les familles, dans cette région, unissent réputés Comoriens et réputés Mahorais). Aujourd’hui, bien des discours de Mahorais favorables à l’opération menée par Gérald Darmanin en viennent à caricaturer les Comoriens, comme on le fait généralement lors de conflits armés, où l’ennemi est identifié à un monstre. Ils deviennent, selon les mots d’Estelle Youssouffa (députée mahoraise LIOT), des « illettrés », mais aussi des « bébés barbus » (image évidente du « monstre », et surtout façon de remettre en cause la minorité des élèves en … CP). Et je ne parle pas de Salime Mdéré, premier vice-président du Conseil départemental de Mayotte, appelant à « tuer » des Comoriens – Comoriens assimilés à des terroristes –, sans quoi, soutient-il, ils vont continuer à « oser » [sous-entendu : oser défier la loi]. Où est la barbarie dont parle Estelle Youssouffa, du côté des Comoriens essayant de survivre et de faire vivre leur famille, ou bien du côté de celles et ceux qui réfutent les liens ancestraux unissant les habitants des quatre îles (je dis bien des quatre îles) constituant l’archipel des Comores ? Une tragédie se joue en ce moment à Mayotte, et la question est de savoir qui saura se tenir à la hauteur d’une fraternité comorienne. Faire appel à l’occupant pour se libérer de ses frères et sœurs moins fortunés (de façon très relative), cela revient à se désolidariser de la plèbe, pour en tirer des bénéfices, fussent-ils hypothétiques.
L’opération Darmanin a connu ce matin un deuxième revers (après le refus des autorités comoriennes d’accepter sur leur sol les résidents expulsés de Mayotte), en ce que le Tribunal judiciaire de Mayotte s’est opposé à la destruction de bangas (habitats de fortune), entravant ainsi cette opération de police. La destruction était prévue, non pas le relogement systématique. Le préfet fait cependant appel. En cela, on est au cœur du sujet : la France toujours revendique « l’état de droit », et ne cesse pas, cependant, de pester contre ces tribunaux empêchant l’action de l’Etat. Les choses sont pourtant claires, en ce que Mayotte, pourtant département français, subit d’importantes discriminations au regard de l’égalité dite républicaine : RSA minoré par rapport à la métropole, restrictions au droit du sol, etc., toutes choses permettant de saisir une partie du problème actuel. L’étonnement relatif à cette décision judiciaire tient dès lors au fait que pour une fois (pour combien de temps ?) on (le pouvoir judicaire) ait tenu compte des objections émanant d’associations attentives aux droits humains. A cet égard, les interrogations actuelles de l’exécutif quant à la légitimité de continuer à subventionner des associations comme la LDH en dit long sur l’illibéralisme du gouvernement français. Ce gouvernement veut mener, au nom de « l’Etat de droit », une opération de police qui a plus à voir avec le maintien de l’ordre en Algérie, au moment de son exigence d’indépendance, qu’avec une simple opération de restauration de la supposée « égalité républicaine ». C’est là que se révèle la contradiction interne de cette logique « républicaine » : soit « l’état de droit » est reconnu par l’instance judiciaire, et là, tout va bien, soit l’instance judiciaire prend des décisions, formellement en accord avec le droit, mais empêchant l’action (supposée légitime) de l’Etat, et là, ce serait un scandale, réclamant des aménagements du droit.
Lorsqu’on parle de l’appartenance de Mayotte à la France, on oublie les résolutions de l’ONU, empêchant une puissance d’effectuer un référendum à partir d’un élément isolé d’un archipel, lequel constitue un tout. Que Mayotte, à rebours des autres îles de l’archipel, ait choisi le rattachement à la France, cela n’aurait pas dû empêcher de considérer le résultat global, du moins si l’on se revendique d’un « état de droit ». Disons-le : la France a annexé illégalement (au regard du droit international) Mayotte. Que l’Etat comorien revendique comme une de ses parties Mayotte n’a donc rien de scandaleux, au regard de ce droit international. Et c’est en cela qu’on retrouve à Mayotte, sur la forme et sur le fond, au travers de son gouvernement par la France, la logique propre à une puissance colonialiste.
Dans les limites de cet article des pistes de solution ne pourront être évoquées, mais au moins pourrait-on envisager une simple direction : que la France (qui a créé un déséquilibre évident dans cette région du monde) prépare son retrait, non sans prendre en compte le devenir des Comores – j’y inclus Mayotte – (déstabilisateur, l’Etat français devra assumer sa part, notamment financièrement, presque comme un dédommagement), non comme une manière de se retirer de ce qui ne la concerne pas, mais bien plutôt dans le sens où celui qui est à l’origine du trouble ne peut se laver les mains de ce qui advient après lui. A rebours d’un post-colonialisme (la France, toujours omniprésente en Afrique), il s’agirait d’inventer une responsabilité de fait, s’interdisant cependant toute intervention politique, ou, pire encore militaire. Peut-être une responsabilité éthique, au sens de Lévinas – une « crainte pour l’autre ».
Alain Naze