Melons, Pastèques et popcorns

, par Julian Bejko


En 33 ans seulement de miracle démocratique, l’Albanie est passée d’un pays d’exportation d’émigrants vers l’Occident, à une destination pour d’autres émigrants de toutes sortes : des âmes errantes qui visent le nord européen à travers l’absurdité des Balkans après avoir traversé la mer ; des fugitifs transitant par les camps helléniques dans les mains des trafiquants locaux ; des marathoniens impitoyablement poursuivis par un monde sensible à la chasse aux animaux ; des esclaves qui cherchent une ligne de fuite, traqués par les légions des douanes.
Il y a quelques mois, une navette remplie d’illégaux syriens poursuivis par la police albanaise à minuit, a fini l’aventure dans un fleuve sauvage et glacé, la Vjosa, avec une dizaine de morts, certains mutilés, coincés entre la carcasse du bateau et les falaises, d’autres emportés par les torrents vers la mer, pour trouver finalement la liberté sur la plage, dans un état de décomposition avancé.
Tout cela et bien d’autres choses encore se passe en Albanie, un pays qui a toujours été une terre de refuge, une cachette, une maison ouverte aux résistants et aux âmes en danger, une caverne où rassembler esclaves et plébéiens, un point de départ mais aussi une destination pour ceux qui ne veulent pas se soumettre. La police albanaise n’aurait jamais, jamais collaboré jadis à cette chasse, et là, c’est devenu son côté le plus détestable et honteux. Ce n’est pas dans nos mœurs et traditions, la collaboration avec l’autorité étrangère, bien au contraire, c’est notre fierté morale, individuelle et collective dans l’engagement à la protection et à l’hébergement de ceux qui en ont besoin, le grand refus de participer à la soumission. C’est un vieux code d’honneur qui strictement interdit la maltraitance des faibles, un code qui a été remplacé en silence par les codes juridiques d’un proxy-state fier de collaborer avec les procédures fascistes du monde occidental.
Ce sont les Juifs des années 1940, les Arméniens des années 1930, les Çams de 1944 chassés par la Grèce et les Kosovars de 1920 et 1999, qui doivent témoigner de cette tradition ouverte à tous et pas à eux uniquement. Même à leur époque, il y a eu des procédures, des idéologies, des États fascistes et des autorités étrangères qui gouvernaient l’Albanie, et pourtant les locaux s’en foutaient complètement. Aujourd’hui on fait la publicité de cette tradition, on crée des musées pour faire valoir la fierté du passé, sans se rendre compte qu’il y a d’autres âmes errantes qui demandent notre engagement dans la continuité de l’histoire humaine et la résistance aux impérialismes.
Mais pourquoi se trouve-on devant une telle différence entre les victimes du passé et celles d’aujourd’hui ? Pourquoi le Syrien, le Palestinien et le noir africain est-il devenu un vagabond qui mérite les camps, les frontières barbelées et la police, quand l’Afghan et les moudjahidin iraniens mériteraient un autre traitement, hébergés, nourris et protégés par l’État ? Comment est-il possible qu’on ait glissé dans cet abîme d’immoralité ?

Tout d’abord nous ne sommes plus les Albanais du XIXe ou du début du XXe siècle. Certes, ce n’est pas si loin, on parle la même langue, on partage toujours certaines valeurs et mœurs, mais face à nos grands-pères on tomberait dans la honte de l’impuissance. Ils n’auraient jamais abandonné les affaires du vivant dans les mains de l’État, mais nous, nous avons délégué la contingence de l’être à l’État des débiles. À ce monstre qui nous impose des somnifères moraux et qui s’occupe de la vie par le moyen d’un vaste système de mécanismes et des dispositifs de soumission, qui a la capacité de s’introduire dans les mœurs et les corps pour réformer, émanciper, moderniser, démocratiser, c’est-à-dire anéantir le terrain de l’humain par l’artificialité, le détachement, l’illusion, la fabrication et le maintien idéologique du réel.
Bref, les émigrants qui passent chez nous ne sont plus une source d’inquiétude, de ressemblance, de partage, d’échange et de révolte. Ils sont devenus invisibles, rendus invisibles par les filtres du réel, par une esthétique fasciste qui efface les détails et tous les potentiels émotionnellement capables de se lier avec le monde. Ils peuvent mourir, crever de faim, c’est l’affaire de l’État, c’est le gouvernement qui s’en occupe.
Sous le régime communiste on était éduqués à penser et agir dans un horizon établi par l’État, et pourtant sur un sol traditionnellement sensible aux faibles, aux minorités et à leurs causes. Mais les processus démocratiques à l’occidentale ont poussé les choses dans une autre dimension vers l’effacement du seuil nécessaire à l’autonomie. Au nom d’une alternative au totalitarisme rétrospectivement manipulé, le gouvernement libéral nous a livré une concentration de réalité dont l’un des résultats est l’indifférence, entendue comme le prix politique et émotionnel à payer pour vivre dans les camps du total-world. C’est la droite libérale qui gère nos vies avec l’extrême droite, sa petite maîtresse toujours jalouse, possessive et en colère, celle de l’art policier et militaire érigée sur le piédestal. La conséquence est une vie neutre, plate, médiocre, impuissante, insensible, fatiguée et en proie à la solitude, un vide qu’on a du mal à remplir avec l’argent, la marchandise, la télé ou l’internet.
Les camps de travail forcé, les prisons et les goulags de l’ancien régime étaient loin du visible, derrière les slogans et l’idéologie. C’était une réalité dont on n’aimait pas trop parler, et le régime non plus. Peut-être y avait-il une certaine pudeur à montrer son côté le plus sombre ou bien c’était un moyen pour faire peur. Aujourd’hui nos prisons se trouvent partout, c’est une total-démocratie carcérale où il y a dix fois plus de prisonniers, la prison et le camp restent un bon moyen de dressage libéral.
On passe juste devant le camp des moudjahidin iraniens pour aller à la plage, les Afghans sont en pleine station balnéaire de Shëngjin et ils se promènent paisiblement, protégés et nourris par l’État albanais, financé par les USA. Ils ont le statut de réfugiés de guerre qui fuient leur pays à cause d’une guerre que l’Occident a conduite chez eux. Mais les Syriens, les Palestiniens et d’autres malheureux, est-ce qu’ils passent les mers et les montagnes en mode vacances ? Désormais l’affaire des émigrants c’est une affaire d’État, même en Albanie, et donc il ne faut pas s’en mêler.
Pas loin du Shëngjin des Afghans, on est en train de se construire un centre de rétention réservé aux émigrants africains qui traversent la mer pour aller en Italie. Le gouvernement des melons a signé un accord avec le gouvernement des pastèques pour faire venir les émigrants en Albanie et accomplir les formalités bureaucratiques chez nous. Le coût de l’affaire c’est des millions d’euros pour l’Italie, comme d’habitude l’Albanie ne touche et ne gère rien, au moins officiellement, car elle y participe pour une question de principe et d’honneur vis-à-vis de l’Italie.
Les deux gouvernements ont le culot de faire la publicité de cet accord et de dire ouvertement que c’est un modèle, un exemple à suivre pour les autres pays de l’UE qui ont des soucis avec les émigrants noirs. Dans les médias on n’en parle pas trop ou bien dans l’indifférence tragicomique des Albanais. L’ambiance populaire est celle d’une société qui ne réagit pas, gouvernée par une oligarchie qui devient le grand patron du pays et sans que se dessine une réelle alternative politique. On laisse faire, et c’est une façon typique albanaise d’accélérer le parcours du mal et en venir aux frottements violents comme le dernier acte politique dans une société mourante.
Le nord du pays, sur la côte adriatique, n’a pas le charme du ghetto des patriciens qu’on trouve dans le sud, sur la côte ionienne. On voit de façon nette et claire le projet de discrimination et de stigmatisation de la démocratie albanaise copié sur celle qui prévaut en Occident, dans l’administration du territoire et de la société. Le nord du pays ressemble encore à l’Albanie des années 1990, le chaos urbain, la négligence et l’abandon des vivants, souvent tombés dans la criminalité et les affaires de vendetta, une Zomia à l’intérieur d’une autre, plus grande encore, à laquelle on y ajoute les émigrants dans les camps gérés pas les euro-fascistes.
Mais dès qu’on passe au sud, on voit apparaître des ouvriers étrangers qui construisent les palais des patriciens. Ils bossent 24 heures sur 24 sur un fond de réalité contrastée par la mer turquoise, la plage où débarqua César pendant la guerre civile romaine, le ghetto des riches à 500 000 euros la boite en béton armé, la poussière du tunnel qui perce le col de Llogara en dévastant le parc national, la chaleur digne de l’Afrique saharienne et les bunkers de la guerre froide.
Les ouvriers viennent de loin, Inde, Turquie, Sri Lanka, Afrique du Nord, grâce aux contrats de l’esclavage moderne. Le soir ils passent le temps avec le peu de locaux qui sont là, picolent le raki, dansent sur les rythmes albanais – la preuve matérielle de la musicalité des esclaves libérés et des plébéiens qui partagent le même passé. À la fin des travaux ils vont partir ailleurs mais sûrement quelques-uns vont rester sur le sol de leurs ancêtres ironiquement dit des Albanais.
Souvent je parle avec eux sur les chantiers des patriciens, dans les stations-service, dans les restaurants et partout où ils peuplent le pays. Certains font venir leurs familles déjà, les enfants jouent avec les Albanais dans les écoles des banlieues, ils se mélangent en silence, ils apprennent la langue selon l’accent de la région, ils comprennent nos bonnes blagues sur eux et avec le sourire nous montrent que dans ce pays, on est tous des émigrants.
Finalement ces nouveaux Albanais africains et asiatiques auront le parcours naturel qui les porte à remplacer les vieux, car mes ancêtres ont parcouru le même chemin, avec d’autres anciens plébéiens de leur époque.
C’est le théâtre vivant de l’histoire qui se répète en plein soleil devant moi. Je vois mes ancêtres et je respire l’air de jadis à travers les ouvriers étrangers qui restent, se mélangent et s’intègrent sans avoir besoin des procédures, de l’État ou des codes de civilité. Il s’agit d’un microscope qui montre le stoïcisme puissant de la vie sociale dont chaque cellule travaille avec détermination pour rendre possible une nouvelle toile de collectivité succédant aux précédentes, qui travaille à réparer et à trouver la continuité abimée par le carnage multidimensionnel des élites impériales. Là où s’impose la décadence et la brutale tentative de destruction, je vois aussi l’arrière-plan dansant, la prise de forme d’un nouveau peuple qui jette les fondements de l’être à venir. Pour cette raison seulement, il faut que les émigrants viennent à s’épanouir dans cette terre des popcorns, chez nous, chez eux !

Julian Bejko