Notes sur la guerre en Ukraine (2/3)
3- Aussi étrange que cela puisse paraître, je suis prêt à défendre l’idée selon laquelle du point de vue d’une ontologie du présent, la connaissance et la compréhension aussi approfondie que possible des tenants et aboutissants historiques, culturels et politiques du conflit opposant la Russie à l’Ukraine n’est pas, pour nous, disons, citoyens de nulle part, le principal enjeu de cette affaire. Ce n’est pas une dispute ordinaire à propos de territoires, de populations et de langues, c’est un différend immémorial que saisit bien le cliché de livres scolaires – « l’Ukraine, berceau de la Russie » [1]. Une fois qu’on aura surpeuplé le tableau de ce différend de toutes sortes de dates, de références et de souvenirs, anciens et récents, on n’aura pas avancé de façon décisive dans la compréhension de la situation présente et des ressorts réels de cette guerre. S’il est un objet dont on peut dire qu’il n’existe qu’à travers les différentes manières de le raconter, c’est bien celui-ci ; des manières de raconter que sont aux prises en une mêlée inextricable où l’observateur extérieur sera bien en mal de se retrouver.
Voyez seulement quelques-uns des films prétendument documentaires consacrés au mouvement de Maïdan, en 2014, et vous comprendrez comment, à défaut de pouvoir y saisir une quelconque vérité de l’événement, l’observateur sagace pourra, tout du moins, repérer les plus évidentes des falsifications et manipulations [2]. Le mieux que nous puissions faire, de l’extérieur, c’est toucher du doigt la dureté granitique du différend – mais encore une fois, celui-ci n’explique rien, en particulier, à propos du conflit présent – pourquoi il éclate aujourd’hui plutôt qu’il y a cinq ans ou dans dix...
Juste un indice, puisqu’il est de bon ton, ici, que chacun y aille de sa référence savante : en 1943, avant même que l’Armée soviétique ait achevé de libérer le territoire du pays, Alexandre Dovjenko, l’un des grands noms de la première génération du cinéma soviétique, met la dernière main à un film documentaire intitulé, déjà, L’Ukraine en flammes, Victoire en Ukraine soviétique [3]. Un film en forme de montage lyrique et propagandiste d’images de guerre tournées essentiellement par des opérateurs de l’Armée soviétique [4], mettant en avant les horreurs de l’Occupation allemande, les village brûlés, les civils massacrés, la douleur des femmes... et exaltant la résistance d’un peuple à coup de belles collections d’images de visages de paysans, soldats, paysans-soldats, prolétaires-soldats, sans oublier quand même force officiers, généraux et dignitaires médaillés, le vibrionnant Khrouchtchev (l’enfant du pays) omniprésent, en uniforme et étoilé jusqu’au menton, et puis, tout aussi envahissants, les hommages à Staline, le Père de la Victoire, sous toutes formes et à toutes les sauces... Eh bien, ce film sulpicien dans lequel, au reste, on chercherait en vain la moindre mention de l’extermination des Juifs par les Allemands et leurs alliés locaux, pas davantage, évidemment, que des épreuves subies avant la guerre par la population ukrainienne, notamment la grande famine du début des années 1930 – ce film archi-stalinien dans son explicite même, fut alors promptement interdit par décret du sommet de l’Etat soviétique pour « nationalisme ukrainien ». Son seul tort étant finalement, mais majeur et impardonnable, d’envisager l’Ukraine en guerre non pas comme un objet séparé de l’Union soviétique, mais du moins, singulier : si Khrouchtchev y parle russe, évidemment, les paysans, eux, parlent ukrainien.
Dovjenko, c’est le lyrisme de la terre – le titre même du film par lequel son nom s’inscrit dans les annales du cinéma mondial [5]. Avec L’Ukraine en flammes, il s’essaie donc à réaliser une suite tragique de son film, où il est question de la terre ukrainienne et de ses habitants martyrisés par l’Occupation allemande et les malheurs de la guerre. Mais c’en est déjà trop pour Staline et sa clique qui ne peuvent ignorer que toute évocation des souffrances imposées à ce pays par un maître brutal, un envahisseur, est susceptible de véhiculer plus d’un message subliminaire... Exit donc le film de Dovjenko – lui-même d’origine ukrainienne.
Cette petite pierre ajoutée à l’amas d’histoires documentant la profondeur abyssale du différend ukraino-russe ne jette pourtant qu’une bien faible lueur sur les événements d’aujourd’hui – tant il est évident que ce qui est essentiel pour leur compréhension, c’est la connaissance de la structure globale de l’affrontement qui surdétermine cette crise armée – ou bien, réciproquement, de l’antagonisme aujourd’hui ouvert, et dont cette guerre est le microcosme. C’est bien cela qui est, de loin, le plus accablant dans la guerre actuelle en Ukraine : son caractère si manifeste de partie d’un tout, sa puissance inaugurale et prédictive, son caractère de signe diagnostique et pronostique dans notre présent – bref, tout ce qu’elle nous annonce et nous promet (comme on dit : ça promet !).
Ce dont cette crise est le condensé est distinct : c’est l’impasse dans laquelle se trouve enfermé un monde placé sous le signe d’un principe unique, d’une norme universalisante dont il se trouve qu’elle coïncide avec un bloc de puissance(s) et des intérêts particuliers. Ce qui conduit droit dans le mur, c’est cette passion de l’Un-seul à géométrie variable et à visages multiples, cette figure d’un universel à facettes, tantôt Démocratie majuscule, tantôt « monde libre », tantôt « valeurs » (libertés, droits de l’homme) , tantôt Occident, mais aussi bien, sur le terrain OTAN, une alliance militaire défensive en tant qu’offensive – mais qui, sous ces masques, demeure constante dans son parti de déclasser tout ce qui diffère d’elle, se tient hors de ses prises, lui résiste, s’oppose à elle. L’universalisme impérialiste de la démocratie contemporaine est totalement allergique à l’altérité, toute forme d’altérité, ce qui a pour effet tant automatique qu’inéluctable que toute différence ou toute adversité devient pour elle une figure de l’ennemi. Et comme l’ennemi, dans cette configuration mentale, ne l’est pas seulement sur le terrain mais aussi dans l’empyrée des valeurs, alors il ne peut être qu’un criminel et non un adversaire honorable. Ergo, Poutine, avançant ses pions en Ukraine après avoir dit et répété que le passage de celle-ci sous la coupe de l’OTAN serait pour la Russie casus belli, et dans un contexte où les gens au pouvoir à Kiev s’activaient plus que jamais à faire basculer leur pays dans le camp occidental (atlantiste), Poutine, ce faisant, ne peut qu’être un criminel de guerre et un ennemi de l’humanité, un despote à détrôner au plus vite (Biden).
Or, ceux qui incarnent cette vertu, ces principes, cette démocratie infrangible, ces valeurs, ce sont ceux qui jamais dans le cours de leur histoire jalonnée de crimes impériaux de toutes espèces, n’ont reconnu le moindre de ceux-ci ni, moins encore, accepté de rendre des comptes devant une quelconque juridiction internationale.
La guerre en Ukraine, en ce sens, c’est l’écueil sur lequel vient enfin se briser la présomption des promoteurs de la démocratisation du monde comme fin heureuse de l’Histoire et avènement de la Raison. Poutine, pour les raisons indiquées plus haut, ne saurait d’une façon quelconque être considéré comme un ami ou un allié, mais du moins sa sinistre campagne ukrainienne produit-elle cet effet de réveil et de retour au réel : elle vient rappeler aux somnambules de la démocratisation du monde, avec la présomption infinie qui soutient leur fantasmagorie, qu’une puissance humaine, dans son expansion, finit toujours par se heurter à une autre puissance, qu’il n’est ni Histoire ni politique sans altérité ni adversité. Poutine est « rogue », assurément, mais comme l’est la sonnerie du réveil qui vient nous tirer de la plus voluptueuse des rêveries pour nous reconduire au réel – il va bien falloir se lever et faire face aux obligations du jour.
Le propre du récit du monde agencé par les « grands narrateurs » de la théodicée démocratique contemporaine, c’est de raconter le présent comme un roman noir ou un western – avec ses bons, ses redresseurs de torts ses flics épris de justice, ses bons juges impartiaux et toute la galerie des méchants, criminels sadiques, violeurs pervers et autres criminels en série. Cet infantilisme moralisant du récit du présent manifeste parfaitement l’effondrement de la légitimité même de cette fable et de ses étais – la coïncidence alléguée de l’hégémonie et de l’universalité des valeurs. Pour que la fable tienne un peu la route, une condition élémentaire est que le sheriff, le justicier, le flic intègre aient une certaine tenue, aient, en un mot, de la gueule. Mais quid, quand le sheriff devient carrément rogue (Trump, anticipé par plus d’un film de Clint Eastwood) ou gâteux (Biden) ? Le double lien est ici évident, et c’est lui qui livre la clé de la situation dans laquelle trouve son exemplarité la guerre en Ukraine : plus la fable universaliste impérialiste de la démocratisation du monde placée sous le signe de la Raison dans l’Histoire fuit de tous les côtés, et plus se multiplient, dans les jeux de force et la fabrication des récits (la propagande) mis en œuvre par les puissances occidentales, les forcings et les passages à l’acte – on n’écoute pas, on ne regarde ni à gauche ni à droite, on fonce droit devant soi, propulsé par la main invisible de la Providence démocratique...
Ce qui s’est substitué à la connaissance de l’universalité de la division sous toutes ses formes, dans la tête des gouvernants occidentaux et des élites en tous genre qui en sont inséparables, c’est la passion holiste de la totalité fermée, de la clôture – la totalisation démocratique de la planète comme fin de l’Histoire et parachèvement du progrès moral et politique de l’humanité [6]. Ce fanatisme de la clôture fondé sur le déni de la division et de l’existence de limites à l’empire de ceux qu’habite et met en mouvement cette compulsion présente de solides affinités avec les fantasmagories fascistes qui ont sinistré le XXème siècle. Les élites occidentales alignées sur la machine de guerre états-unienne rêvent aujourd’hui d’une clôture « total-démocratique » de la planète comme les dirigeants nazis rêvaient d’une Europe allemande et se voyaient bien près de l’avoir réalisé lorsque leur empire s’étendait de l’Atlantique à la Mer Noire...
Ce qui a changé, c’est l’échelle de la fantasmagorie holiste : les chefs nazis n’étaient pas équipés mentalement pour penser leur ambition de la clôture à l’échelle de la planète, l’Axe formé avec le régime militaro-fasciste et expansionniste japonais était une alliance militaire et stratégique classique, chaque partie s’activant en vue de son expansion dans son propre grand espace ; les fantasmagories holistes des dirigeants du IIIème Reich comme celles de la clique militariste japonaise au temps de Pearl Harbor se déploient à l’échelle régionale, continentale, pas au-delà. La démocratie impérialiste universaliste d’aujourd’hui, elle, rêve la clôture à l’échelle de la planète. Plus elle s’enfonce dans l’impasse de cette présomption mortifère, plus elle devient policière, « autoritaire », placée sous le signe de l’urgence et de l’exception, plus elle fonctionne à la rhétorique de l’ennemi. C’est bien là une raison suffisante pour envisager les démocrates du présent, ceux qui président aux destinées des démocraties du Nord global, comme les fourriers d’un fascisme démocratique en devenir. Ce n’est pas pour rien qu’avec Trump, le plus sinistre des néo-fascismes d’aujourd’hui s’est écrit sur le palimpseste de la démocratie en Amérique.
Mais on pourrait dire aussi bien que ce rêve (intrinsèquement fasciste) de la clôture démocratique indissociable de l’hégémonisme occidental ne date pas d’hier. On discerne aisément sa prémisse dans le désastre obscur de Hiroshima-Nagasaki : le militarisme japonais terrassé, le léviathan états-unien sait que le monde, dorénavant, lui appartient et le rêve de la clôture est déjà là, avec son ombre portée : désormais, tout (nous) est possible, tout est permis. Le passage à l’acte atomique, répété, comme pour certifier que le premier urbicide nucléaire n’était pas une inadvertance ou un accident, transmet ce message même : désormais, tout nous est permis, le monde nous appartient et il sera modelé à nos conditions – celles de la démocratie impérialiste universaliste. Simplement, la mise en œuvre du projet holiste va, pour quelques décennies, se trouver différée par la consolidation d’une force qui y oppose sa propre expansion et trace des limites à la colonisation du monde par l’empire et la civilisation états-uniens – la superpuissance soviétique. Dès que cette hypothèque se trouve levée, avec la chute de l’empire soviétique au tournant des années 1980, le projet holiste se relance à toute vapeur et nous sommes désormais les otages de sa pleine expansion – le vent souffle en tempête dans les ailes de l’ange de l’Histoire démocratique devenue folle.
Ce qui est très précisément la raison pour laquelle Boaventura de Sousa Santos, en diagnosticien lucide du présent, peut écrire que « Cent ans après la Première guerre mondiale, les dirigeants européens sont en train de se diriger en somnambules vers une nouvelle guerre totale (« a new, all-out war ») [7]. Si la guerre en Ukraine pourrait bien être tout le contraire d’un conflit limité et localisé, mais la mèche où s’est allumée une conflagration généralisée (que l’on appellera éventuellement Troisième guerre mondiale...), c’est bien justement parce qu’elle est l’embranchement où s’ouvre le sentier de la guerre sur lequel sont engagés les somnambules qui nous gouvernent. Pour le sociologue portugais, la comparaison s’impose avec le déclenchement de la Première guerre mondiale : en août1914, les somnambules de l’époque étaient convaincus que l’affaire serait réglée en quelques semaines. Elle a duré quatre ans et a coûté 20 millions de morts...
La chose étrange et dérisoire est que, du côté des fabriques du récit du présent, sur notre versant du monde, tout le monde s’affaire déjà à tirer les leçons du conflit en se réjouissant bruyamment d’y voir Poutine enlisé, discrédité, affaibli et, qui sait, engagé dans un processus au fil duquel se joue sa survie politique. Mais c’est là supposer que cette guerre reste circonscrite dans les limites où souhaiteraient le voir demeurer les donneurs de leçons, précisément, ceux qui voient d’un cœur léger l’Ukraine être la terre du sacrifice sur laquelle le despote russe se voit battu, humilié et renvoyé à l’inanité de ses ambitions. Et c’est ici que le wishful thinking unilatéraliste et autarcique trouve ses limites : la première des leçons réalistes qui se dégage de ce conflit, à l’heure actuelle, est qu’il est parti pour durer, voire s’éterniser et qu’il constitue désormais (bien davantage encore que la guerre de dix ans en ex-Yougoslavie) une plaie purulente au flanc de l’Europe, constamment susceptible de se gangrener et de s’étendre. Et puis, toujours d’un point de vue réaliste, la leçon qui se tire du conflit est que le processus d’intégration dans l’OTAN dans lequel, de fait, les dirigeants ukrainiens avaient déjà engagé leur pays est, pour le moins, enrayé : ce n’est pas demain que l’Ukraine entrera dans « les frontières de l’OTAN » – ou alors si elle le fait, ce sera au prix d’une escalade guerrière mettant cette fois les Etats-Unis et leurs alliés et subalternes directement aux prises avec la Russie.
C’est en ce sens que la détestable opération entreprise par Poutine produit un effet de réveil en sursaut sur cette opinion occidentale anesthésiée par le roman rose de la démocratisation du monde ; oui, il y a encore non seulement de l’altérité politique, idéologique, historique et le pacte militaire occidental comprenant trois puissances nucléaires n’est pas le seul prétendant au rôle de narrateur du présent. Bien sûr, dans l’immédiat, la diabolisation de celui par lequel le scandale du retour au réel arrive va son train et ce qui tient désormais lieu d’opinion dans les démocraties du Nord global trottine derrière des joueurs de flûte atlantistes et gobe les pires insanités, y compris celles qui tournent autour de l’assimilation de Poutine à Hitler, et de la Russie d’aujourd’hui à l’Allemagne nazie, au mépris de ce qui constitue l’un des fondements objectifs du grief aujourd’hui nourri par les dirigeants russes à l’endroit des Etats-Unis et des dirigeants ouest-européens : l’oubli et le mépris souverain dans lesquels sont traités par ceux-ci la part déterminante prise par l’Etat soviétique dans la destruction de la puissance nazie et l’ampleur des sacrifices consentis par la population soviétique dans le cours de cette épreuve.
Bref, la page d’histoire qui s’écrit aujourd’hui en Ukraine pourrait bien être quelque peu plus compliquée que celle qu’imaginent les auteurs de contes de fées qui voient le présent comme voué par décret d’une Providence que l’on n’ose plus trop dire divine (mais c’est du kif) au parachèvement de la démocratisation du monde et à la mise au pas des derniers bastions du despotisme qui s’y opposent. A tous égards, ce conte porte la marque de la sénilité de ceux qui s’appliquent à le graver dans le marbre. Après 2000 morts officiellement décomptés depuis le début de la guerre en Ukraine, Biden, collant à Zelenski (dont c’est le métier de faire monter les enchères) déclare gravement que l’on est là face à un cas flagrant de génocide – le coup du Xinjiang en version post-soviétique. Si c’est un génocide, alors, à ce compte, de combien de génocides les Etats-Unis se sont-ils rendus coupables depuis Nagasaki, de la guerre de Corée à celle d’Irak en passant par le Vietnam et l’Afghanistan et sans même compter les proxy wars comme au Timor, en Palestine et au Yémen ?
Sur ce point, les dirigeants nord-coréens, « adeptes du parler-vrai » ont eu parfaitement raison d’attirer récemment l’attention sur l’affligeante sénilité du président des Etats-Unis. Le problème est que celle-ci est une parfaite métaphore – le détail qui rassemble le tout d’une politique (d’un régime) du discours de l’impérialisme démocratique totalement erratique – il n’y a pas si longtemps, le mot génocide était pratiquement réservé à la désignation de l’événement unique, dans l’ordre de la catastrophe et du Crime absolu, la Shoah, et le voici maintenant voué à jouer les utilités dans la propagande de (nouvelle) guerre froide de plus bas étage... Le somnambulisme n’épargne pas la langue, ni l’ordre des discours.
Alain Brossat
[à suivre]