Objection
Dans la mesure même où le texte La gloire des pitres se présente comme une opinion, un libre propos, ouvert à la discussion, j’aimerais y opposer l’objection suivante : dans son livre sur Anders Breivik, Richard Millet fait entendre tout sauf une « voix discordante », il fait tout sauf « sortir du lot », il fait tout sauf se « désolidariser du troupeau ». Tout au contraire, il ne fait que parer des (pauvres) prestiges de son statut de littérateur et d’éditeur un énoncé, pas même un position, qui tient en peu de mots et qu’il partage, notamment, avec cette poussière d’humanité recuite de ressentiment et d’esprit de vindicte et qui voit dans le Front national l’annonciateur des temps nouveaux : c’est par l’Islam et tout ce qui s’y rattache que proviennent tous les maux qui nous accablent, et toute notre politique consistera à multiplier les exorcismes, les vitupérations et les quarts d’heure de la haine contre ce détestable objet.
En ce sens même, Millet n’est pas la voix qui dérange, il est tout au contraire le visage distingué (c’est-à-dire pour le coup spécialement abject) du troupeau en proie aux passions les plus basses. Si donc nous nous considérons comme bien fondés à la traiter en ennemi, ce n’est pas en premier lieu pour des raisons morales (nous ne sommes pas des dames patronnesses effarouchées par ses audaces et son anticonformisme supposés), mais bien parce qu’il se fait le propagateur d’une xénophobie particulièrement vitupérante et vociféroce (pour parler comme son maître en chemise brune) dans des temps où cette peste prospère urbi et orbi. Lorsque nous disons que Millet est un ennemi, ce n’est pas aux droits de la littérature à « tout dire » que nous nous en prenons. De ce point de vue, l’auteur du pamphlet en défense et illustration de Breivik n’a rien à faire aux côtés de Sade, Lautréamont et Rimbaud persécutés pour l’immoralité supposée de leurs écrits. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas la littérature mais un écrit politique dont le statut est le même que celui d’une action, d’un tract, d’une voie de fait : il ne saurait réclamer pour lui-même ni pour son auteur les droits immunitaires qui reviennent à la littérature et à l’écrivain qui, comme le Flaubert de Madame Bovary, choque le bourgeois de son temps. Un agitateur politique est exposé au droit commun quel que soit son statut, trivial ou pomponné. Je ne serais donc pas autrement choqué que ceux qui s’estiment diffamés, injuriés par le livre de Millet portent plainte contre lui et me réjouirais qu’ils obtiennent sa condamnation. Le Céline des pamphlets n’est pas un écrivain de génie persécuté pour son anticonformisme et ses opinions un peu fortes, c’est un polygraphe nazi appelé à rendre des comptes pour sa participation par l’écrit à une persécution raciale qui a débouché sur une extermination planifiée. Que je sache, l’auteur du Voyage n’a jamais été inquiété comme tel.
Pour le reste, le texte de notre intervenant touche juste lorsqu’il souligne la faiblesse de ce qui, dans l’institution littéraire et éditoriale, vient s’opposer, sur le mode de l’indignation convenue, aux insanités de Millet. Des scouts, dit-il, et la formule n’est pas mal trouvée. Mais de quoi cette faiblesse (cette mièvre résistance) est-elle faite ? De l’inconséquence, tout simplement, de ceux qui, s’indignant aujourd’hui des « excès » de Millet, se réjouissaient à haute voix du retour aux affaires, à la tête de l’Etat et au gouvernement, d’un personnel « normal » et « civilisé ». Or ce sont ces civilisés qui, tout l’été durant, se sont appliqués à persévérer dans la droite ligne de la politique des énergumènes d’avant, en poursuivant les persécutions contre le Roms, les contrôles au faciès, les expulsions expéditives de sans papiers, etc. Le pli xénophobe, (routinier, obstiné, administratif pour les uns) (tonitruant, théâtral, apocalyptique de l’autre) – c’est bien ce que les socio-libéraux de gouvernement et le facho de papier de Gallimard ont en partage. Chacun sa manière, chacun son style. Il n’y a du coup guère lieu de s’étonner de l’infirmité des réactions de cette fraction morale de la gent littéraire qui traite Millet d’énergumène mais détourne la tête quand Valls rase les camps roms à coups de bulldozers...