Pas de retour à la normale !

, par Philippe Roy


Que nous sommes loin de cette époque pas si lointaine où on pouvait entendre des énoncés joyeux du type "rien ne sera jamais plus comme avant ! ". Il semble en effet que nous soyons dans un temps où il est plutôt question d’un désir de retour au plus vite à la normale. Le ton s’inverse en celui d’une lamentation : ah ! maintenant, rien ne sera jamais plus comme avant...(1) C’est qu’en effet, l’état actuel de nos vies politiques considérées sous leur seule forme gouvernementale, consiste à vivre avec la montée en accélération constante du Front national (montée qui est plutôt une chute...) et la menace terroriste. Je m’en tiendrai ici à la réaction de ceux qui auraient en commun avec leurs gouvernants (et autres politiciens) de vouloir que les choses redeviennent normales : retrouver leur vie normale d’avant les attentats et ne pas trop risquer d’être gouvernés par ce parti anormal qu’est le Front national. C’est ce qui s’agrège sous l’idée d’un front républicain.
Plus précisément, je voudrais montrer que ce désir de retour à la normale est celui du geste gouvernemental. Il appartient à ce geste. Commençons par ce qui semble être une trivialité. Le désir de retour à la normale est le désir des normalisés. Les hommes normaux républicains désirent retrouver leur forme de vie, ou du moins que cette forme ne soit pas trop perturbée, car on ne peut pas dire qu’ils l’ont perdue. Si on peut bien comprendre pourquoi la menace terroriste perturbe leur forme de vie en tant que la sécurité est un attribut de celle-ci, la question se pose de savoir pourquoi la montée du Front national la perturbe aussi. La réponse est donnée par les normalisés eux-mêmes (dont se disent les politiciens républicains) : le Front national c’est le rejet de l’étranger, le racisme, l’ultra-nationalisme. C’est une perturbation morale. Les hommes normaux républicains ne veulent pas vivre avec mauvaise conscience, ils ne veulent pas entendre tous les jours des discours ultra-nationalistes et de rejet se dire en leur nom (puisque ce seraient leurs gouvernants, leurs représentants qui pourraient s’autoriser à les énoncer). Ils auraient honte.

C’est sur ce point qu’il faut alors un peu s’arrêter. Les partis de droite et de gauche dits républicains (se réclamant des valeurs de la République) qui se sont succédés au pouvoir depuis les années 1980 n’ont-ils pas de plus en plus conduit des politiques de rejet des étrangers, de stigmatisation des populations issues de l’immigration, de nationalisme exacerbé où tout le monde se doit d’aimer la France ? La menace de l’étranger, de l’immigré ou de l’issu de l’immigration n’est-elle pas sécrétée par ces partis qui disent s’opposer à la montée du Front national ? Ou pour aller droit à ce que je veux affirmer : la montée du Front national n’a-t-elle pas en commun avec les supposées populations dangereuses d’avoir été produite par les pouvoirs en place comme représentation d’une menace pour la République ? Comprenons que je ne veux pas dire que la montée du Front national est une conséquence des politiques discriminatoires menées ces trente dernières années mais que la voix du FN a été nécessaire pour que ces politiques aient lieu. Le front républicain contre le Front national est un pare-feu discursif contre les critiques, afin de mener ces politiques. En montrant du doigt les mauvais nous insinuons que nous sommes moralement bons (nous, les Républicains). Toutefois il importe, pour que ce stratagème de gouvernementalité s’exerce, que la menace ne dépasse pas un certain seuil. Or, ce dépassement qui se traduirait par une accession du Front national au pouvoir semble devenir possible avec la montée de la menace terroriste liée aux attentats de 2015. C’est pourquoi ce qui motive le front républicain est surtout, derrière ce qui se présente comme une perturbation morale, une volonté de retour à la normale, c’est-à-dire une politique sécuritaire avec un Front national seulement menaçant et contre lequel il faut se positionner en allant voter. La bonne conscience de qui fait barrage au Front national en votant (dans le cas où c’est pour cette seule raison morale, mais qu’est-elle d’autre à présent ?), est aussi celle de celui qui entrevoit la continuation d’une vie normale, peu perturbée moralement, protégée, quand bien même la politique de rejet est mise en œuvre par les gouvernements élus. Le rejet des individus soi-disant menaçants étant justement la condition de sa sécurité. N’est-ce pas symptomatique qu’en même temps qu’il a été demandé de faire barrage au Front national lors de ces Régionales 2015, nos gouvernants multipliaient les mesures pour fermer encore plus l’Europe aux migrants (parmi lesquels il pourrait de plus y avoir de dangereux terroristes). Le barrage d’un côté, la forteresse de l’autre. Combien de fois ai-je entendu des personnes s’indigner de la montée du FN et rester pratiquement de marbre quand je leur faisais remarquer que la politique actuelle n’est pas si éloignée de celle du FN. On crie au fascisme du FN alors que bon nombre se satisfont actuellement d’un état d’urgence aux contours extensibles et fait pour durer (une démocratie policière). Il y a là des symptômes qui méritent une attention particulière.

A mon sens on peut suivre cette logique inconsciente en faisant l’hypothèse que le Front national et l’étranger (plus largement le non assimilable) sont deux objets d’un même geste gouvernemental (effectué par les gouvernants et les gouvernés). Le geste qui s’effectue à même la société, sous sa forme policière (qui concernent donc aussi les mesures gouvernementales), rejette le non assimilable. Et dans le cadre démocratique des élections (et plus largement de la politique des Partis), ce rejet a pour objet le Front national. Le geste sélectif social, normalisateur, prend une autre tournure avec son effectuation dans cette matière idéelle qu’est celle des valeurs de la République. Le rejet passe du non assimilable au non républicain (ce pourquoi la permutation des objets a un sens : le non assimilable est considéré comme ne partageant pas les valeurs de la république et le FN est inassimilable à cette république). Et puisque le discours politique, et ce qu’on donne à entendre de ce que serait la politique, se situe au niveau des partis et des élections (et de toute leur médiatisation), c’est la bonne conscience du premier rejet (accompagné d’un saupoudrage de lois et de discours défendant les inassimilables) qui assure le déni du second.

On comprendra alors pourquoi le geste politique de rejet du FN, dans le champ des valeurs louables (telle l’égalité dont se réclame l’opposition au racisme) est efficace : il possède la manière d’être du geste de normalisation des conduites sociales. Il "parle" aux normalisés républicains. L’objet n’est que secondaire puisqu’il est corrélatif de la matière dans laquelle s’effectue le geste. Par exemple, et dans un tout autre registre, le geste de soulever peut avoir comme objet un meuble mais aussi un problème (je soulève un problème...). C’est la raison pour laquelle les électeurs ont régulièrement l’impression que voter c’est "voter contre". Ainsi va la grande monotonie de la politique actuelle : il faut lutter contre, contre le chômage (voire les chômeurs), contre le cancer, contre l’insécurité, contre les Etats totalitaires, contre le réchauffement climatique etc. Ce geste en variation est intrinsèquement constitué par le rejet. Le FN faisant jouer un rejet contre un autre. Le rejet du chômage se fera par le rejet de ceux qui viennent prendre le travail aux Français.

Certains objets sont même privilégiés car ils permettent au geste d’avoir une solution de continuité entre le champ des valeurs et celui des conduites sociales. Ainsi l’idée de laïcité permet à la fois de rejeter discursivement ceux qui s’opposent aux valeurs de la République et de rejeter les conduites des individus qui seraient inassimilables (parce qu’ils portent un foulard ou qu’ils ne mangent pas certains plats...). Au point qu’on en arriverait presque à croire qu’être laïc c’est ne pas porter de foulard et ne pas ne pas manger de porc... L’identité "France" est, elle aussi, à la fois ce qui se dirait des valeurs de la République et qui de fait, permet un tri social entre ceux qui sont français et ceux qui ne le sont pas. Les objets "Laïcité" et "France" sont donc des objets de jonction plus nets du geste s’effectuant par les discours républicains et par les pratiques normalisatrices de pouvoir (ils sont même parfois indiscernables quand on évoque la laïcité à la française...).

La mauvaise conscience, la honte qui pointent quand le FN monte un peu trop est donc la conséquence de l’impossibilité d’avoir encore bonne conscience puisqu’il vient aux yeux et aux oreilles ce que les images et les discours des politiciens républicains étaient censés contenir en n’en montrant peu et n’en parlant qu’à mi-mots... La protection psychique, tenant à l’écart entre le discours des valeurs et la normalisation des conduites, cède. Le FN dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit, le saupoudrage discursif et législatif n’est plus. Dans ces conditions on concevra que la solution n’est donc pas de voter contre le FN, de constituer un front républicain pour un retour à la normale, puisque front républicain, normalité et FN se disent d’une variation autour du même geste. Ce qui d’ailleurs nous permettrait de mieux comprendre pourquoi le front républicain, lors du second tour des présidentielles de 2002, n’a en rien évité la montée du FN. Le front républicain est le front des bien lotis, de ceux qui ont une vie normale ou qui veulent en avoir une. Leur rejet du FN prend le relais d’une indifférence au rejet de ceux qui sont très différents d’eux : les inassimilables. Car leur normalité repose sur ce rejet, l’inassimilable étant une menace identitaire, économique, sanitaire etc. Ce rejet inavouable se sublime en rejet républicain du FN. C’est donc une sublimation qui n’a rien de sublime et dont la laideur perce à chaque nouvelle appropriation par certains partis républicains des idées du FN ou même par le choix de ce Parti par des bien lotis quand ils se sentent trop menacés (même si cette menace est fantasmatique, mais là n’est pas le problème). C’est aussi cette laideur qui perce dans cette haine des bons Républicains à l’égard des abstentionnistes (2). Les élections avec happy end républicain évitent d’avoir à se positionner pour ou contre les réelles pratiques politiques. Les élections épargnent l’homme normal républicain de toute action politique. La honte de la possible accession du FN au pouvoir compose avec la peur d’avoir à prendre position politiquement contre un gouvernement d’extrême droite, de s’engager véritablement ou pas, la peur donc de ne plus vivre tranquillement sa vie d’homme normal en dissertant de temps à autres sur les vertus de la démocratie.

Il ne faut donc rien attendre d’une quelconque solution électorale. Il ne sert à rien de faire cause commune avec la bonne conscience. Il ne s’agit pas bien sûr de se sentir coupable mais de prendre les choses en main. Ni Front national, ni front républicain. Laissons ces deux fronts s’appuyer l’un sur l’autre dans un tête à tête sans fin, les yeux dans les yeux dans leur miroir glacé. Laissons-les compter leurs voix comme des vieillards avares comptent leurs sous et sont prêts à tout pour obtenir l’unité supplémentaire. La politique d’Etat n’est plus qu’une affaire de comptables. Misère de ceux qui veulent faire du chiffre. Et misère de ceux qui passent leur temps à essayer de les interpréter. Du vide additionné à du vide. Ne comptons pas sur la majorité. Au rejet des fronts il faut substituer le refus de cette politique. Puisqu’il est de plus en plus difficile d’affronter l’Etat, suivi comme son ombre par ses armées et services policiers, proposons par exemple de passer par des gestes de refus pervers. Qu’est-ce qu’un geste politique pervers ? C’est au sens masochiste du terme, pousser le geste gouvernemental sur des points où il se retourne contre lui. Comme si un geste s’effectuant à deux mains était tel que le geste d’une des mains ne fut plus compatible avec celui de l’autre. Dernièrement Alain Brossat (avec l’appui et la collaboration d’autres personnes, dont je fais partie) a pu donner l’exemple d’un geste discursif pervers en publiant une lettre ouverte au ministre de l’intérieur, faisant office de pétition, intitulée "Assignez-moi !" (3). Puisque vous assignez tous azimuts alors il n’y a pas de raison que nous n’y soyons pas aussi, en tant que nous faisons ce que vous valorisez par ailleurs : nous exprimer librement sur des choix politiques. Autre exemple : imaginons que nous allions en ses périodes de fête à l’entrée des grands magasins en empêchant les gens d’y rentrer au nom de la sécurité anti-attentat... Ou alors, inondons le web et les réseaux du slogan "j’aime la France" (comme avec "je suis Charlie"), en faisant aussi des montages vidéo des politiques et vedettes en tout genre le prononçant, pour rendre indigeste ce syntagme qui suinte constamment de leurs bouches (4). Ou encore, retrouvons-nous devant le parc des Princes pour demander qu’il n’y ait pas en France que des migrants économiques qataris... Exigeons qu’il existe un décompte transparent du nombre d’armes vendues par la France chaque année, en indiquant vers quelles destinations, pour pouvoir nous en féliciter comme il faut avec nos gouvernants. Qui inventera une émission TV où des dirigeants d’entreprise viendront faire un peu de pédagogie pour nous expliquer pourquoi il est normal que leur rémunération moyenne soit cent fois supérieure à la rémunération moyenne des salariés ? (5) Bref, le temps est venu de se laisser aller à la multiplication de gestes politiques pervers. Rien de tel pour se déprendre des nouvelles pathologies de l’homme normal (Canguilhem).
(Première publication le 25 décembre 2015)

1 - C’est par exemple ainsi que l’entendent ces intellectuels qui ont titré dans le Figaro magazine du 19/11/2015 : "Attentats de Paris : rien ne sera plus jamais comme avant".

2 On a bon échantillon de cette haine dirigée vers les abstentionnistes chez ce Républicain bien loti qu’est le chroniqueur sur Europe 1 : ledit Raphaël Enthoven. Le lendemain du premier tour des Régionales, le 7 décembre 2015, il traite tour à tour les abstentionnistes d’ingrats, de fainéants, de malhonnêtes, d’enfants gâtés, d’irresponsables, d’orgueilleux et de snob. Allant même pour finir par inverser la formule Sartrienne de "Elections, piège à cons" en "Abstention, piège à cons" (indéniablement, nous sommes bien passés dans une autre époque...). Il ne voit donc les abstentionnistes que comme des gens normaux comme lui, mais en plus mauvais (l’ingrat, l’enfant gâté, le fainéant suppose d’être un individu bien protégé). Il les critique en soulignant que c’est pourtant grâce aux gens élus que sont gérés les transports, la culture et l’éducation qui sont en effet l’apanage de la vie douce de l’homme normal. A aucun moment ne lui vient à l’esprit que beaucoup de personnes sont confrontés à des problèmes autres que ceux des transports, de la culture et de l’éducation et qui sont en raison directe avec la gouvernementalité (quelle qu’en soit l’alternance). Il ne lui vient pas non plus à l’esprit que certains ne votent pas car ils pensent que la gouvernementalité est essentiellement tournée vers ceux qui en profitent au détriment du reste. Ils se soucient du reste avant de penser à partir d’eux. Qui est alors l’enfant gâté, l’ingrat, l’irresponsable, le snob etc. ? N’est-ce pas, sous son phrasé de normalien, le cri animal du nanti que ce chroniqueur nous a donné à entendre, avec quelque chose de la tarentule nietzschéenne ?

3 http://ici-et-ailleurs.org/spip.php...

4 Je vous invite à entrer ce syntagme sur votre moteur de recherche pour vous rendre compte de l’étendue des dégâts. Même Badiou s’est senti obligé de dire qu’il aimait la France quand il tuait le temps en s’expliquant avec Alain Finkielkraut.

5 C’est du moins le rapport en France, il est de 354 aux Etats-Unis (Source OCDE, étude publiée sur le Figaro.fr à l’adresse suivante :
http://www.lefigaro.fr/conjoncture/...