Patting Poor Patti
« Si l’on pouvait retrouver ces possibilités de vie ! »
Friedrich Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque
La dernière fois que j’ai entonné Because the night (belongs to us) avec Patti, en chœur, elle avait une toute petite voix écorchée, comme si elle se relevait juste d’une laryngite, une voix plaintive et vaguement feulante qui me faisait peine à entendre, là, dans le micro, tout près de mon oreille gauche – tandis que moi, au mieux de ma forme, je montais dans les graves et descendais dans les aigus, non, juste l’inverse, à l’aise et voluptueux, je menais un train d’enfer, si bien qu’à la fin il m’a bien semblé comprendre qu’à l’applaudimètre, je l’emportais haut-la-main, ceci en dépit du flagrant contraste entre la renommée internationale de la star et ma condition de parfait inconnu – sur cette scène précisément, en particulier – et à l’occasion de nos anniversaires respectifs – nous avons le même âge, voués l’un et l’autre à une éternelle jeunesse.
Take me now, baby, here as I am
Pull me close, try to understand
Desire is hunger is the fire I breathe
Love is a banquet on which we feed...
Sitôt dans les coulisses, je m’approchai de Patti et lui soufflai à l’oreille : « Dis-donc, la belle, tu n’as pas l’air d’être dans ton assiette... Tu fais une allergie à Because the night ou tu as eu une grosse insomnie la nuit dernière ? Tu as une toute petite mine... ». « Non, c’est pas ça », dit-elle, en passant la main d’un geste machinal dans sa crinière tant soit peu emmêlée et présentant désormais toutes les nuances du gris et du blanc ; « c’est pas ça – c’est tous ces trucs que je lis sur Ici et Ailleurs et qui me foutent le bourdon... ». « Comme quoi, donc ? » l’interrompis-je, vaguement décontenancé. « Eh bien, par exemple cette histoire de prix de l’immobilier à Paris, tiens, 10 377 euros le mètre carré ! Non mais tu te rends compte, si c’est pas un scandale ! Mais les gens normaux, qui ont des salaires moyens, comment ils font pour se maintenir dans la capitale ?! ». Ulcérée, Patti ! Sa voix en tremblait et la jointure des doigts, crispés sur la clarinette, avaient blanchi sous l’effet de l’indignation. « Remarque, dis-je, espérant vaguement faire diversion, on pourrait voir les choses autrement et se dire que plus les prix de l’immobilier à Paris monteront, mieux ce sera ; la ville-lumière ne sera bientôt plus peuplée que d’archibourges, exclusivement, ce qui fait que quand les temps changeront – et ils changeront, à l’heure dite, celle de la revanche – il suffira de dresser tout autour un mur infranchissable, avec des tours de guet à intervalles réguliers, et de les y affamer jusqu’à ce qu’ils en crèvent – jusqu’au dernier... Pour le reste, on n’est pas obligé de vivre à Paris – on peut parfaitement vivre heureux en HLM à Chateauroux ou Saint-Quentin... « Tiens, je n’y avais pas pensé, lâcha-t-elle en caressant doucement son instrument, mais Saint-Quentin, quand même, tu me vois à Saint-Quentin... ? » – et, d’un seul coup, emportée par le ressac de sa sainte colère, « Et puis, s’il n’y avait que ça ! Ces histoires de policiers voyous, de flics qui entonnent des chants nazis impunément ! Ces flics qui cognent, qui violent et qui tuent ! Et qui, maintenant, voyagent gratuitement en train ! C’est pas une honte ça ! ».
Ce fut, avant même que j’aie encaissé ce second assaut, le public chauffé à blanc et impatient d’entendre la suite qui me sauva : du côté de la salle s’élevaient crescendo des battements de pieds, des sifflets, des claquements de main en cadence – bref, on nous rappelait, on brûlait d’entendre la suite. « Bon, Patti, coupai-je, je crois que nous sommes attendus... On enchaîne sur quoi ? » « Revenge ! », enchaîna-t-elle d’un ton sans réplique, « Revenge ! ».
I feel upset
Let’s do some celebrating
Come on honey, don’t hesitate now
Needed you, you withdrew I have so forsaken
Ah, but now the tables have turned, my move
I believe I’ll be taking my revenge
Sweet revenge
Elle avait pleinement repris les commandes, bien droite, raide même, face au micro tout au bord de la scène, les poings crispés – retiré dans la pénombre près du bassiste, je me contentais de me joindre au chœur assuré par les musiciens – c’était son heure, sa voix déchirée s’envolait au loin vers les tréfonds de la salle où je devinais le sautillement spasmodique du public. Lorsqu’elle articula comme une sorte d’imprécation contenue, psalmodiée, les deux derniers vers de la chanson
You are living on my time
Revenge. Sweet Revenge. Sweet Revenge...
ce fut comme une explosion surgie des profondeurs telluriques de la salle. La scène vibrait, les tentures incarnat s’envolaient – les fauteuils, heureusement, avaient été retirés à la dernière minute. Comme frappée de plein fouet par l’ovation, Patti ne salua pas mais sembla peu à peu se recroqueviller sur elle-même puis, se retournant vers les musiciens, le fond de la scène, s’assit, la tête repliée, le dos tourné au public, dans une posture étrangement animale. La rumeur s’éteint tout à coup et ce fut le batteur qui, soudain inquiet, s’en vint la relever et l’entraîner toute chancelante vers les coulisses.
Elle ne revint plus – le concert était fini.
Quelques jours plus tard, sans nouvelles de sa part, je me présentai à l’hôtel vaguement borgne où elle tenait ses quartiers, rue Haxo. Je la trouvai non seulement debout, mais fraîche et presque pimpante, armée d’une paire d’immenses ciseaux de tailleur et occupée à découper une collection du Monde diplomatique... « Je tombe de ma chaise », lança-t-elle dès qu’elle m’aperçut et avant même que j’aie eu le temps de refermer la porte, « je tombe de ma chaise – Voilà Zemmour condamné pour la xième fois pour incitation à la haine raciale – et rien ni personne ne s’oppose à ce qu’il se présente à la Présidentielle ! Si ça continue comme ça, je vais finir par la rendre, ma médaille de Commandeure des Arts et des Lettres ! Ah, elle est belle, la patrie des Droits de l’Homme et des Lumières réunis, tiens … ! » « Bon, je vois que tu as repris du poil de la bête, Patti... Tu sais, tu nous as quand même fait une grosse frayeur, l’autre soir... Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
A son long regard perplexe, interrogateur, je compris qu’elle avait tout oublié... Puis soudain, comme sous le coup d’une illumination : « Ah oui, l’autre soir... rien, non, rien de spécial : j’ai revu tout à coup ces photos de Blanquer en bermuda à Ibiza, et ça m’a coupé toute envie de continuer. Plus moyen de chanter, plus question de me faire ovationner, plus envie de rien, juste de dormir. De toute façon, ils me font tous chier : je suis sûre qu’il y en avait bien, dans la salle, une bonne moitié qui a voté Macron la dernière fois et qui s’apprête à récidiver ce coup-çi... Sans parler de l’Ukraine... ». Galère... Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, je m’assis au bord du lit et commençai à fredonner en lui caressant doucement la main :
Hey, Joe, where you goin’ with that gun of your hand ?
Hey, Joe, where you goin’ with that gun in your hand ?
I’m goin’ down to shoot my old lady...
Le fracas d’un camion ébranla l’immeuble.
« T’es un sacré con, quand même ! », lança-t-elle alors d’un ton définitif – non sans qu’y perçât une vague tendresse...