Populisme, que de sottises on profère en ton nom...
La construction de l’objet d’une narration politique et idéologique a toujours quelque chose de fascinant, lorsqu’elle peut être observée in vivo et « en temps réel ». C’est très exactement le privilège qui nous est réservé aujourd’hui, avec l’expansion fulgurante des termes « populisme », « populiste » dans la logomachie des pouvoirs, des gens de l’Etat comme de ceux des médias [1]. Dans de telles situations, c’est en premier lieu la puissance de coagulation des nouveaux mots puissants qui impressionne, c’est-à-dire la vitesse à laquelle le discours politique des maîtres du jeu se réagence autour de ces vocables-clés. Avec lui, c’est tout l’argumentaire de la légitimation de l’ordre existant qui se redéploie, au-delà de politique au jour le jour. Ce qui est en jeu ici, c’est la maîtrise stratégique et tactique de la formation des énoncés présidant à ce qui tient lieu de « vie politique » et en créent les conditions de possibilité même.
« Populisme » et « populiste » sont devenus au fil de l’actualité politique des démocraties de marché (qui sont aussi, ne l’oublions pas, des logocraties [2]) des expédients destinés à tenter de ralentir, à défaut de mieux, une redoutable hémorragie de sens. Celle-ci se produit dès lors que tend à s’imposer comme figure du présent (de l’époque ?) l’arrivée aux affaires par les moyens les plus réguliers et les mieux légitimés (les élections générales) de personnages dont les affinités électives avec le fascisme, sous toutes ses espèces, sont impossibles à camoufler ou à euphémiser – Duerte aux Philippines, le trio Netanyahou-Liberman-Bennett en Israël, Trump aux Etats-Unis, Salvini en Italie, Bolsonaro au Brésil – la liste est provisoire et non exhaustive...
L’approche superficielle (journalistique) de ces personnages par leur côté énergumène, voyou, braillard, tartarin... est une diversion généralement destinée à nous faire oublier que le fascisme, c’est quand même toujours pour commencer une musique, abjecte, mais une « musique », avec tous les guillemets que vous voulez, faite de mots, d’affects, d’intensités fétides, de gestes, de sonorités, de stridences, d’éclats de souvenirs et de débris d’énoncés qui cristallisent en discours, agencent un ou des récits, toujours en quête de style et de puissance rhétorique. Le fascisme, ça passe toujours par la langue [3], par la conquête de la langue, par des mots-clés et des ritournelles – et cela forme un matériau d’une tout autre qualité indiciaire, pour juger de la chose, que les grimaces des pitres poussés sur les devant de la scène par leur puissance toute vampirique – les Duerte, Trump, Liberman, Bolsonaro (etc.), il faut les écouter et apprendre ou réapprendre à entendre la « musique » du fascisme et de rien d’autre, dans ses déclinaisons familières – le suprémacisme racial, la conviction que la force crée le droit, le culte du fait accompli, la passion des épurations sanglantes, les rodomontades mélodramatiques et les volte-faces – toute cette dramaturgie grotesque et sinistre du fascisme et qui, avant tout, s’inscrit dans la langue, braillée, éructée massacrée, tweetée, comme la marque sanglante d’un meurtre crapuleux sur le lieux du crime.
Or, ce qui se donne à entendre dans la « musique » du fascisme, ce sont toujours des promesses, c’est-à-dire, en l’occurrence, des actions annoncées. De ce point de vue, la logomachie fasciste se distingue bien de celle des régimes qui se disent démocratiques : en démocratie, ceux qui sont en concurrence pour les postes dirigeants multiplient les engagements lors des campagnes électorales et, comme chacun sait, dans de tels contextes, les engagements n’engagent que ceux qui sont assez naïfs pour y prêter foi. Les promesses énoncées sur un mode plus ou moins mélodramatique par les leaders fascistes, y compris ceux qui aspirent à gouverner dans le cadre des institutions démocratiques et à parvenir aux affaires par la voie électorale, sont, elles d’une autre espèce – elles sont faites pour être tenues, et en général, elles le sont, pour autant qu’elles sont des promesses de mort, des promesses tournées vers la mort : quand Duerte annonce, pendant sa campagne électorale, qu’il massacrera ceux qu’il désigne comme les trafiquants de drogue et les drogués, il tient parole, les escadrons de la mort composés de policiers et de milices parallèles se mettent au boulot dès le lendemain de son accession au pouvoir. Quand Netanyahou promet à la droite sioniste expansionniste et suprémaciste qu’il poursuivra la colonisation (la conquête des territoires) en Cisjordanie, il tient promesse. Quand Trump promet à l’électorat blanc déclassé et xénophobe qu’il harcèlera les sans-papiers et fermera les frontières aux migrants latinos, il le fait [4]. Quand Salvini gagne les élections italiennes en proclamant qu’il interdira les ports italiens aux bateaux chargés de migrants africains et autres, qu’il criminalisera l’aide que leur apporteront les humanitaires, il le fait, ceci sous le regard impavide de ses alliés du mouvement 5 Stelle...
Les fascistes tiennent leurs promesses pour autant que ce sont des promesses de mort et que ceux auxquelles elles sont faites s’y retrouvent, et dans la mesure où ces derniers imaginent que ceux qu’il s’agit de faire ou laisser mourir, ce seront toujours les autres – ceux qui sont supposés les envahir et aspirer à vivre à leurs crochets. C’est qu’ils ignorent la fin de l’histoire annoncée, car sur ce point, l’histoire se répète inlassablement : arrive toujours le moment où les promesses de mort fascistes se retournent contre ceux auxquelles elles sont adressées, ceux qui sont censés en tirer bénéfice et en jouir.
Ceci pour dire que les fascistes qui, depuis quelques temps, arrivent en rafale aux affaires pour « occuper » non pas Wall Street (à Dieu ne plaise...), mais les positions gouvernementales dans des pays où sont établies, de longue date parfois, des institutions démocratiques vénérables, ne sont pas des fascistes pour rire, des braillards et des poseurs parvenus aux affaires par l’effet de concours de circonstances improbables et peu susceptibles de se reproduire, des agités sous surveillance et qui n’exerceraient le pouvoir qu’en apparence - le Legal State et le Rule of Law demeurant, dans ces pays, ce qu’ils sont. C’est exactement l’inverse qui est vrai : ce sont des gens si pressés que, dans l’instant même où ils prennent les commandes d’un pays, ils commencent par mettre en œuvre leurs promesses de mort les plus saillantes – des actions qui, aussitôt, multiplient les flaques de sang sur le sol de l’actualité du jour.
L’invention ou plutôt le redéploiement et la réintensification des termes « populisme », « populiste » a donc en premier lieu pour vocation de pratiquer l’évitement de cette question qui constitue évidemment le plus infranchissable des ponts-aux-ânes pour les tenants de la démocratie libérale (entendue non plus seulement comme le « moins pire » des régimes possibles, mais comme le seul concevable et acceptable) : l’évidence selon laquelle, dans son régime présent, actuel, effectif, « la démocratie » a cessé d’être ce qui constitua depuis la Seconde guerre mondiale l’une des sources majeures de sa légitimité – ce qui s’oppose au fascisme, ce qui inlassablement le combat, l’a vaincu et se destine à en empêcher le retour – « plus jamais ça » !
Puisque tend à s’affirmer comme un trait d’époque (le temps d’après la démocratie entendue comme l’opposé du fascisme, id est le temps de la post-démocratie facho-compatible) ; puisque semble se banaliser la compatibilité des institutions démocratiques, des modalités démocratiques de promotion des élites gouvernantes (le suffrage universel) et de la promotion de fascistes notoires (il suffit de les écouter et d’entendre leurs promesses pour s’en convaincre) à la tête de démocraties représentatives dûment estampillées comme telles – c’est bien alors qu’une pièce maîtresse a rompu (quelque chose comme la courroie de transmission dans un moteur de voiture automobile), dans la machine démocratique.
La tentation serait grande ici de s’adonner à « la blague » à la Brecht : puisqu’il s’avère que le suffrage universel est un dispositif suffisamment pernicieux pour ouvrir désormais les portes du pouvoir à des fascistes de pure souche – ne serait-il pas temps de le supprimer pour sauver la démocratie et ses institutions ? De revenir, du moins, au suffrage censitaire en s’en remettant à la sagesse de ceux que Bernanos appelait les Grands Citoyens [5], ceux qui ont le sens des responsabilités parce qu’ils ont un peu plus que leurs chaînes à perdre et ne passent pas leurs soirées à regarder Zemmour et Hanouna à la télé ?
Dans la mesure-même où les gardiens du dogme de l’insubstituabilité de la démocratie de marché sont dans l’absolue incapacité d’apporter une réponse au défi que constitue ce « fait polémique » sur lequel vient se fracasser leur scolastique, la seule ligne de fuite qu’ils puissent envisager est discursive : elle consiste à construire une stratégie narrative dans laquelle les mots « populisme », « populistes » vont se substituer à « fascisme », « fascistes ». Ce procédé d’euphémisation a une longue barbe, comme on dit : c’est le même qui, à l’époque de la guerre froide, permettait, en désignant comme régime « autoritaires » des dictatures sanglantes et infréquentables, de les fréquenter quand même et de leur préserver leur statut de parties prenantes du « monde libre » (le Chili de Pinochet, la dictature de Park en Corée...), donc d’ « amis » des démocraties occidentales – ceci par contraste et opposition avec les régimes dits « totalitaires » – l’autre camp, l’ennemi.
L’euphémisation des traits distinctement fascistes de la politique mise en œuvre par les nouveaux venus susnommés de la démocratie de marché virant au brun [6], c’est ce qui va permettre aux vigiles du storytelling démocratique de s’établir dans cette position prétendument réaliste selon laquelle ces leaders (le mot passe mieux en langue globale qu’en italien ou en allemand) sont un mal relatif dont il convient de s’accommoder et face auquel il importe de prendre patience – et non pas des ennemis (de la démocratie, des démocrates). S’ils « occupent » les lieux et les espaces de pouvoir démocratiques, c’est bien qu’ils sont par quelque trait « démocratiques » – ce genre de sophisme. On objectera que l’on a rarement vu, dans le cours de l’histoire contemporaine, des occupations fascistes se tempérer, se modérer, voir se convertir en leur contraire sous l’effet des conditions locales – mais ici comme ailleurs, les « leçons de l’histoire » sont à géométrie variable.
Tout cela pour dire que les mots « populisme », « populiste » sont, dans ce contexte, non pas des médicaments, des « pharmakôn », mais plus prosaïquement, des pansements ou alors, peut-être, des attelles. Des mots-tampons destinés à ralentir l’érosion, si ce n’est l’écroulement du discours de légitimation de la démocratie de marché, placée dans les rayons des supermarchés de la politique contemporaine sous l’étiquette « démocratie représentative ». Ce dont la montée au pouvoir des fascistes démocratico-compatibles (ceux qui font l’économie de la marche sur Rome et autres coups de force pour prendre tranquillement l’ascenseur du suffrage universel) est le révélateur, s’il en fallait encore un, est clair et distinct : le mécanisme princeps de la démocratie contemporaine n’est en aucun cas la représentation ni même la délégation, mais bien la prise d’ascendant. Les électeurs n’élisent pas des hommes et des femmes destinés à les représenter ou auxquels ils « font confiance » en raison de leurs qualités supposées, ils votent pour ceux qui sont parvenus à exercer sur eux la plus forte emprise – au point, justement, de les incliner à voter pour eux plutôt que pour les autres.
Que la « représentation » ne soit que la fiction utile et une fable (ou un mythe) aussi fidèle au fonctionnement effectif des démocraties contemporaine que l’est le récit de la fondation de Rome dans le légendaire latin à ce que l’on sait de ses conditions historiques – cela se voit toujours plus distinctement dans un pays comme le nôtre : le présidentialisme à outrance y a pour effet de renforcer toujours davantage le caractère plébiscitaire des élections destinées à désigner le magistrat suprême qui constituent le pivot de toute la vie politique institutionnelle. Il est bien loin le temps où les gens votaient encore, pour une bonne part, en faveur d’un parti avec lesquels ils éprouvaient des affinités ou entretenaient des relations organiques en fonction de leur position dans les rapports sociaux. L’emporte désormais (comme le montre de façon exemplaire la dernière élection présidentielle), en France, le malin, l’agile, l’habile rhéteur qui a su trouver le pli, s’engouffrer dans la brèche lui permettant de prendre l’ascendant sur ses concurrents et de s’assurer d’un (tout provisoire) ascendant sur une majorité d’électeurs (« majorité » est d’ailleurs ici aussi, à prendre les choses rigoureusement, une fiction utile, une convention narrative – il y a bien longtemps qu’il n’y a plus, en démocratie de marché, de vraies majorités, pour ne pas dire de citoyens, pour ne pas dire de gens vivant dans ce pays...). Pour le reste, quant à dire de qui ce Bonaparte en culottes courtes surgi de nulle part serait, à rigoureusement parler le représentant, c’est là une tâche devant laquelle la politologie la plus conquérante préférera se dérober.
C’est cela que l’arrivée aux affaires des Trump et Cie éclaire d’une lumière crue et blafarde à la fois – l’efficace première de ce mécanisme de la prise d’ascendant. Elu avec quelques centaines de milliers de voix de moins que sa concurrente, Trump n’en remporte pas moins une victoire écrasante à l’issue d’un vrai Blitzkrieg rhétorique – les Blancs déclassés, appauvris, endettés, désorientés emboîtent le pas au millionnaire new-yorkais, envoûtés par les paroles allègres de son chant de marche vengeur – America first ! [7]. C’est dans ce présent où il s’avère que la fable de la représentation craque sous toutes ses coutures et s’efface devant la scène réelle (celle où il saute aux yeux que les démagogues néo-fascistes excellent désormais à prendre l’ascendant sur le public more democratico) que s’impose l’urgence de réécrire sur le premier coin de table venu les Evangiles de la démocratie de marché. Et c’est dans cette fièvre qu’ont surgi comme le génie de la lampe d’Aladin, les deux mots magiques – populisme, populiste... Le populisme aux affaires, c’estle fascisme à visage humain de nos logographes, celui avec lequel il y a toujours moyen de s’arranger – après tout, n’est-ce pas, il n’y a peut-être pas que du mauvais, n’est-ce pas, dans le ton nouveau inauguré par Trump, dans ses relations avec l’envahissante Chine... ? Il suffit de voir la rapidité avec laquelle les journaux de la bien-pensance démocratique (tel Le Monde) se sont accommodés de Trump, la façon dont leur légendaire « réalisme » a ployé le genou devant l’intolérable, non sans le soupir réglementaire de la créature affligée, id est comme la bourgeoisie française s’est jadis accommodée de l’Occupation allemande après la défaite de juin 1940, il suffit de le voir pour prendre la mesure de l’enjeu discursif du « populisme » – le populisme de gouvernement, c’est incommodant mais supportable, à la différence donc de ce fascisme, avec lesquels l’on n’est pas censé pactiser...
Une modalité courante de la question insoluble que pose à la théodicée démocratique d’aujourd’hui la montée en puissance des fascismes démocratiques ou démocratico-compatibles, c’est l’argument de l’hétérogénéité, de la dissemblance – c’est qu’évidemment, à quantités d’égards les cuvées fascistes d’aujourd’hui sont très différentes de celles d’hier, celles des années 20, 30 et 40 du siècle dernier en particulier. Mais c’est là un tour purement sophistique du raisonnement : le fait que les flux fascistes qui traversent nos sociétés (et cristallisent de plus en plus dans des formes gouvernementales et institutionnelles) surviennent dans des conditions, des configurations en effet très éloignées de celles de la première moitié du XX° siècle, ce fait même ne change rigoureusement rien à cette pure évidence : un énoncé fasciste est un énoncé fasciste, une action fasciste est une action fasciste, un fasciste est un fasciste. Je veux dire, le fait que Salvini soit loin d’être la copie conforme de Mussolini et que sa marche au pouvoir ait été un long fleuve tranquille au long des urnes plutôt qu’une aventureuse marche sur Rome n’y change rien : le type qui emporte une élection en axant toute sa campagne sur la promesse que les migrants seront impitoyablement rejetés à la mer, que ceux qui les aident seront impitoyablement châtiés et qui, arrivé aux affaires, joint aussitôt le geste à la parole (veni, dixi, feci !) est un pur fasciste. C’est sur ce que disent et font ces gens-là, sur les flux qu’ils chevauchent, les passions mortifères qu’ils attisent et les agrégats qu’ils suscitent que doivent être évalués et non pas sur de doctes comparaisons dont le résultat est forcément escompté d’avance – l’histoire ne se répète pas à l’identique [8].
Prenez-les tous les uns après les autres et l’évidence s’en imposera : il n’est aucun d’eux dont la rhétorique et les annonces (puis les actes quand ils arrivent au pouvoir) ne soient pas avant tout agencées sur un désir d’épuration, d’exclusion, de persécution – de mort. Et le « peuple » qui va avec eux, ce sont les milices blanches qui patrouillent le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique pour débusquer les migrants latinos clandestins, les colons qui abattent les oliviers des paysans palestiniens en Cisjordanie occupée, les courageux qui ratonnent des Africains isolés en Italie du Nord, ou bien sûr, pour ne pas oublier notre beau pays, les crétins dit identitaires qui s’en vont monter la garde aux frontières du côté de Briançon... Dans cet emploi fourre-tout et opportuniste, les mots « populiste » et « populisme » servent à ne pas appeler un chat un chat quand ces gens-là arrivent aux affaires et à s’éviter, en conséquence, d’avoir à faire les déclarations d’hostilité qui s’imposeraient pourtant mais qui, bien sûr, mettraient cul par-dessus tête toute la discursivité démocratologique : comment nommer, désigner en effet une « démocratie » gouvernée en tout ou en partie par des fascistes [9] ?
Mais, à examiner les choses avec attention, on découvre que les termes « populisme », « populiste » sont des Janus bifrons – ils n’ont pas, à proprement parler, deux têtes, mais plutôt deux visages. C’est ce qui leur permet de se déployer dans deux directions non seulement distinctes, mais dans une large mesure opposées. D’une part, nous l’avons vu, organiser discursivement les conditions de la cohabitation en dépit de tout de la légitimité et de la continuité démocratiques et des pulsions fascistes cristallisées en forces gouvernementales. Et de l’autre, désigner le bouc émissaire auquel faire endosser la responsabilité de cette situation même – la montée au pouvoir d’énergumènes ne respectant aucune des conditions minimales de la common decency dans la vie politique institutionnelle, dans les relations entre Etats [10]. Là aussi, la sophistique médiatique et politicienne s’en donne à cœur joie : le populisme, c’est cette irresponsabilité du citoyen frustré, désorienté et qui, cédant à ses humeurs, s’abandonne au chant des sirènes des démagogues, des aventuriers, des charlatans surfant sur le malaise ambiant pour tailler des croupières aux partis traditionnels et changer les règles du jeu de la politique institutionnelle, en produisant sciemment toutes sortes de « courts-circuits ». En bref, le populisme, c’est le peuple des votants devenu irresponsable, vindicatif, mettant en danger les institutions – en congédiant les partis traditionnels et les élites légitimées. Nouvelles rencontre avec Brecht, donc : que faire, diable, d’un peuple de plus en plus distinctement enfoncé, engoncé dans son irresponsabilité – si ce n’est le dissoudre ?
La « montée des populismes », ce sont les citoyens qui ne se montrent pas à la hauteur de la situation, les « gens » qui, perdant le nord, dans les conditions difficiles du présent (« la crise », toujours « la crise »), déméritent et, pour un peu, nous feraient regretter les temps heureux du suffrage censitaire. Ce ne sont pas les partis-Etat, les partis-démocratie de marché, les élites nomenklaturistes qui les ont jetés dans les bras de ces pèlerins du néant prompts à les séduire à coup de fêtes sauvages promises et de radicales épurations annoncées. Ou alors, si l’on admet du bout des lèvres que les carences de ces partis de gouvernement dits « traditionnels » font le lit des populistes de gouvernement, ce sera pour soutenir sans état d’âme les solutions de rechange fondées sur le recyclage de ce qui peut être récupéré sur les ruines de ces partis – Macron, comme chiffonnier armé de son crochet et expert à tirer des décombres quelques barons de la droite de droite et de la droite de gauche, dont il fera des ministres et un parti en kit – ultime barrage érigé contre le populisme de gouvernement [11].
« Le populisme », comme ressort de l’opération discursive destinée à esquiver la question du diagnostic (où en est la démocratie de marché comme régime de la politique contemporaine ?), c’est ce qui va permettre d’asseoir l’idée que ce sont les élites et les gouvernants qui sont, dans les démocraties, déçus et de plus en plus souvent « trahis » par « les gens » (les cochons de votants), plutôt que l’inverse : non, mais, quelle mouche a donc piqué ces dizaines de millions de Brésiliens du peuple d’en bas qui sont allés élire ce gorille, nostalgique de la dictature militaire – lequel, au nom de la lutte contre la criminalité, annonce sans détour qu’il piétinera allègrement les libertés publiques ?
Pour comprendre comment on passe de Lula à un type qui, pour seule consolation, propose les escadrons de la mort, il faut évidemment saisir ce qu’est une espérance populaire (tout autre chose qu’un bouquet de vagues espoirs) humiliée, piétinée. Il faut comprendre que la transformation, dans un pays comme le Brésil, d’un parti de l’espérance comme le PT en machine de pouvoir incompétente et corrompue, opportuniste, magouilleuse, menteuse – et peuplée dans ses échelons élevés d’une nomenklatura d’ex-intellectuels gauchistes mués en parvenus experts dans l’enrichissement illégal – c’est quand même autre chose que les palinodies ou même, si l’on veut, les trahisons d’un Hollande ou les forfaitures arrogantes d’un Tony Blair... L’espérance plébéienne d’un peuple à ce point trompée, ça se paie au prix fort – ce geste nihiliste collectif consistant à hisser sur le pavois un fasciste déclaré.
Quand bien même on ne retiendrait pas les affaires de corruption comme le facteur premier à avoir suscité le grand dégoût des milieux populaires et conduit à l’élection de Bolsonaro, le fait massif auquel il faudrait faire face serait bien celui-ci : avec la chute fracassante du PT comme parti de gouvernement, n’est-ce pas toute une stratégie de colonisation ou d’occupation du pouvoir par des forces politiques se disant porteuses d’alternatives globales et de programmes de changement radicaux qui s’effondre ? N’a-t-on pas vu se dégager sur cette scène où, inexorablement, de la déposition de Dilma Rousseff, l’inculpation de Lula à l’élection dans un fauteuil de Bolsonaro, tout s’enchaîne, se dégager quelque chose comme un paradigme brésilien ? Et tous ces mouvements d’indignation, toutes ces crises convulsives, tous ces affectations d’incrédulité navrées qui se donnent libre cours quand se dessine puis se confirme l’effectivité du pire des scénarios possibles, tous ces exorcismes agencés autour de la formule sacramentelle – « mais comment de telles choses sont-elles donc (encore) possibles ? [12] » – la « chose » étant le surgissement du diable populiste hors du chaudron de sorcière de la politique brésilienne – toute cette agitation assourdissante se destine-t-elle vraiment à autre chose qu’à tout faire pour éviter d’avoir à le regarder en face, dans les yeux, ce paradigme brésilien ? Ce crash-test en grandeur nature à l’occasion duquel vient voler en éclat la stratégie de ce pseudo-radicalisme baptisé par certains « populisme de gauche » et qui consiste à tout miser sur la formation d’un bloc hégémonique créant les conditions d’une radicalisation de la démocratie via la conquête du pouvoir (l’occupation de l’Etat) par la voie des urnes [13] ?
Que leur faut-il de plus, après le passage de Syriza sous les fourches caudines des diktats austéritaires bruxellois, après la noyade de Podemos dans les marécages de la politique politicienne espagnole, après que l’on a pris la mesure des pagnolades et autres donquichotteries mélanchonesques – que leur faut-il de plus que le naufrage brésilien pour comprendre qu’il en faudrait un peu plus qu’un « populisme de gauche » (et de gouvernement) pour reconfigurer une politique de l’émancipation ?
On pourrait dire à ce titre que le livre-programme de Chantal Mouffe est vraiment l’une des choses les plus pathétiques qui nous aient été donné de lire ces derniers temps. Voici en effet une philosophe du politique s’autorisant avec insistance de son travail commun de longue haleine avec Ernesto Laclau, lui-même auteur d’un ouvrage de référence se destinant à revitaliser le concept de populisme [14] et qui se met en tête de s’établir dans la position vénérable du (de la) philosophe entendu comme conscience réflexive de courants et mouvements qui, dans le présent de la politique européenne, portent l’estampille de la radicalité ; soit le rôle le plus ringard et, dirait Deleuze, carrément comique, dans lequel puisse prétendre aujourd’hui un(e) philosophe du politique (à supposer même qu’une telle dénomination ait une quelconque consistance...) : celle du-de la philosophe qui pense ce que font les mouvements, se formant et agissant par impulsion, affectivement, mais bien incapables par définition de se doter du concept (Concept ?) de leurs gestes et conduites. Il faudrait donc un(e) philosophe là où ces radicaux feraient du populisme de gauche sans le savoir (comme M. Jourdain, etc.), et avant que Chantal Mouffe ne leur explique, du point de vue de la philosophie, ce qu’ils font. C’est, somme toute, la version démocratique et contemporaine des aventures de Platon auprès du tyran de Syracuse – des aventures qui, comme nous l’enseigne la fameuse Lettre VII du susnommé, sont vouées à tourner à la mésaventure [15]. Chantal Mouffe, il est vrai, ne se retrouve pas comme son illustre prédécesseur, dans un cul-de-basse-fosse – simplement, mais impitoyablement échouée sur le sable des démentis cinglants apportés par le cours des choses à la perspective stratégique dont elle s’est faite la missionnaire : Syriza dans les choux (de Bruxelles), Podemos en affaires avec le sinistre PSOE, Mélenchon plus caricaturale parodie des orateurs lambertistes des années 1970 que jamais – toute cette nomenklatura de la « radicalité » de gouvernement européenne avec laquelle elle adore s’afficher...
C’est cela le pathétique de la situation d’un livre qui, dans le temps même où il se publie et se diffuse comme un manifeste, s’est trouvé intégralement récusé par le présent, dans ses grandes lignes comme dans les détails.
C’est peut-être, après tout, qu’il est une justice immanente, prompte à s’exercer dans le cours des choses même. Comme dirait Deleuze, quand la philosophie se met à parler dans les mots des journalistes et des gouvernants, à partager les énoncés premiers de ceux-ci, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas – et la réalité ne tarde pas à se venger... Et en effet, l’écart que tente de construire Chantal Mouffe avec la doxa néo-libérale en se faisant l’avocate d’un « populisme de gauche » est, au fond, de peu de poids en comparaison de ce qui constitue le socle commun à sa proposition et à l’idéologie des premiers : le culte de l’Etat, l’acceptation sans discussion des notions 100% doxiques de « droite » et de « gauche », le goût des chefs et le culte du leadership, l’horreur des « extrêmes », l’indéfectible attachement à la forme parti, le culte fétichiste de « la démocratie représentative », l’horreur de la démocratie directe, l’inusable mantra « progressiste », etc. La réorientation de la politique, définie comme une « autre façon de faire de la politique » se réduit aux dimensions de ce qu’elle désigne, en disciple attardée de Jaurès, comme un « réformisme radical » ou, ce qui donne une petit idée de la consistance conceptuelle de toute l’opération, « un réformisme révolutionnaire ». Derrière la magie des mots, la passion de l’Etat, de son investissement, de sa colonisation – un siècle et davantage d’histoire du réformisme européen effacés sur l’ardoise magique de la mémoire politique.
Le motif de la « radicalisation » de la démocratie n’est que le truchement d’un réformisme relooké (plutôt que « resignifié », selon l’ambitieux vocabulaire de Chantal Mouffe) et dopé aux hormones du populisme, ceci dans un temps (une époque) où le basculement du paradigme keynésien dans le néo-libéralisme assèche toutes les réserves et sape toutes les bases de manœuvre du réformisme traditionnel. Avec Pour un populisme de gauche, ce qui était un bon livre de philosophie (On Populist Reason), discutable en tous points, comme il se doit, mais lesté de toutes sortes de propositions de pensée, se trouve rabaissé au niveau d’un mémento, d’un pense-bête destiné à fournir au gotha des radicaux de gouvernements pressés (et qui hantent les scènes publiques européennes) les éléments de langage philosophique qui leur font cruellement défaut. Un livre complètement hors-sol, dans les configurations politiques du présent et qui, invoquant les noms de Machiavel et Gramsci, ne fait que du Bernstein pimenté par Laclau ; ceci, notamment, en prenant bien garde d’éviter toutes les questions qui fâchent – les politiques migratoires, la lutte contre les fascistes de gouvernement, le néo-impérialisme des démocraties occidentales, l’édification d’un Etat de police, etc. C’est qu’il s’agit de ne s’engager à rien qui soit susceptible de donner une tournure trop... radicale au radical-populisme de gouvernement – notamment sur la question des politiques migratoires – un motif sur lequel on a vu plus ou moins récemment un Mélenchon commencer à lâcher du lest, comme pour prendre date : le jour où les Insoumis seront aux affaires et Chantal Mouffe à Méluche ce que Giddens fut à Blair, la France continuera sur sa lancée à ne pas accueillir toute la misère du monde.
Il en faudrait donc un peu davantage qu’une réaffectation et une « resignification » du terme populiste pour définir les linéaments d’une toute autre façon de faire de la politique. Une telle rupture passe certes par la critique sans relâche de la langue de la domination et de la phraséologie des pouvoirs. Mais elle tourne court si elle consiste à retrouver le bon visage de ce que les stakhanovistes du pastorat démocratique s’acharnent à décrier et discréditer. On ne fonde pas une nouvelle politique sur des notions corrompues – un « populisme de gauche » – populiste comme qui ? Tsipras qui, en guise de radicalisation de la démocratie, vendit aux Grecs le slogan « l’austérité ou le chaos » ? De gauche comme qui ? Die Linke qui, sur la question de l’immigration, s’est trouvée saisie par des états d’âme prometteurs de tous les reniements, les circonstances aidant ? Plutôt que le « moment populiste » sorti de l’imagination de Chantal Mouffe, la conjoncture présente ne serait-elle pas faite en premier lieu du rejet par « les gens » de tout ce qui s’apparenterait au recommencement des palinodies d’une gauche au pouvoir, fût-elle dûment radicalisée et populistement correcte – la seule chose dont nous puissions être assurés si, de la manière la plus improbable qui soit, son scénario commençait à prendre consistance... ?
Distinctement, un mouvement comme celui des gilets jaunes, avec sa tonalité anti-partis, anti-élites, anti-Etat centraliste et autoritaire, est porté et traversé par des flux contradictoires : l’aspiration au renversement du paradigme violemment inégalitaire tel qu’il prospère sous l’égide du néo-libéralisme (l’aspiration à l’égalité, donc), mais aussi des pulsions vindicatives, autochtonistes, épuratrices (des affects fascistes, donc). C’est le peuple qui se divise contre lui-même, plutôt que l’affrontement du « populisme de droite » et du « populisme de gauche ». Dans la situation présente, aucune reconfiguration de la formation hégémonique ne se dégage clairement. C’est cela même qui rend la situation présente si nébuleuse, indéchiffrable.
Et que faire d’autre en un tel temps que travailler à la plus active, la plus joyeuse et la plus proliférante des défections ?
Alain Brossat (28/11/2018)
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