Pour un Prix Nobel de la Guerre

, par Béatrice Chinchilla, Marina Tapir


Il suffit d’y réfléchir un instant pour comprendre que l’existence d’un Prix Nobel de la Paix, en l’absence d’un Prix Nobel de la Guerre, est une durable anomalie – un état de fait non seulement irrationnel, illogique mais, pour tout dire, profondément injuste.
Il est en effet de notoriété publique que, plus souvent qu’à leur tour, les jurés qui attribuent le Nobel de la Paix font de très grossières erreurs de casting et se tirent dans le pied des balles grosses comme des obus, au point de s’exposer durablement à la risée publique et mondiale. On perdrait son souffle à vouloir énumérer leurs bévues et à dresser la liste exhaustive de ce qui, au-delà de la faute de goût, confine souvent à la forfaiture : l’une des plus récentes en date, remise ironiquement au goût du jour par l’arrestation par les militaires birmans de la lauréate de l’année 1991, Aung An Suu Kyi : lorsqu’il s’avéra que la courageuse démocrate avait un(e) double patibulaire – la femme de pouvoir qui, obstinément, se refusa à prendre ses distances d’avec l’épuration ethnique génocidaire pratiquée par l’armée birmane au détriment de la minorité musulmane des Rohingyas... et à laquelle il fallut bien se résoudre, en conséquence, de retirer toutes ses distinctions et médailles attribuées par le comité Nobel norvégien...
Mais ce n’est jamais là que l’arbre qui cache la forêt : on a l’embarras du choix, dans toute cette galerie de portraits peuplée de manière écrasante d’hommes blancs, de personnages de l’Etat, de notables et de puissants – d’une belle cohorte de présidents des Etats-Unis distingués par les jurés alors que leur pays était en guerre, de conquête généralement, en passant par le cerveau du coup d’Etat de Pinochet, l’increvable Henry Kissinger, Sir Austin Chamberlain, médaillé, il est vrai, pour la signature des accords de Locarno et non pas de Munich, les sinistres duettistes Sadate et Begin qui scellèrent la normalisation des relations diplomatiques entre Israël et l’Egypte sur le dos des Palestiniens (1978), relayés quelques années plus tard par Rabin et Peres primés pour avoir roulé Arafat dans la farine à Oslo... Sans oublier George Marshall, inventeur du plan du même nom et sans lequel la Guerre froide n’aurait pas revêtu le lustre qui fut le sien (1953).
Tout récemment encore, en 2019, les jurés, toujours aussi avisés, ont couronné l’homme d’Etat éthiopien Abiy Ahmed, peu avant que les hostilités reprennent de plus belle entre son pays et ses voisins...

Signalons tout de même au passage un beau geste, trop rare dans ce paysage du désastre et de l’abjection : en 1973, le dirigeant vietnamien Le Duc Thau refusa le Prix qui lui avait été attribué conjointement avec Kissinger, rappelant ainsi ces MM-dames de la lointaine Scandinavie à quelques règles de décence.
On voit circuler aujourd’hui parmi les nobélisables-de-la-paix le nom de Jared Kushner, le gendre de Trump et homme-orchestre de la normalisation en cours des relations entre Israël et les pétromonarchies du Golfe, dans la perspective claire et distincte d’une guerre destinée à renverser le régime iranien. Que ce brillant succès se situe dans le prolongement de l’annexion programmée de la partie dite utile de la Cisjordanie par Israël, coup de force avalisé par Trump et mis en musique par Kushner – voilà bien un détail qui ne devrait pas arrêter les sages qui attribuent le Prix tant convoité...

Dès lors, la nécessité de créer un Prix Nobel de la Guerre destiné à faire pendant à celui de la Paix est bien distincte : c’est qu’il apparaît en effet que si, bien souvent, les jurés qui attribuent le second ont cafouillé c’est qu’ils n’ont pas su discerner ce que recouvrait la peau de mouton de l’homme de paix affiché et déclaré. Comme la communication fonctionne mal entre Nobel de la Paix et Nobel de Littérature, ils n’ont pas pris le temps de méditer l’aphorisme d’Elias Canetti (Prix Nobel de Littérature 1981) : « Il sue la paix par chaque pore ; mais sa bouche fourmille de guerre ».
L’immense avantage que présenterait la création d’un Nobel de la Guerre, outre qu’elle serait propre à redorer le blason tant soit peu défraîchi de l’institution, saute aux yeux : bien souvent, on l’a vu, le pèlerin de la paix supposé que distingue ce prix a plus d’une guerre, de quelque genre que soit celle-ci, dans ses placards. Tandis que celui-celle à qui l’on attribuerait chaque année le Prix de la Guerre n’exposerait jamais les jurés au risque de se trouver démentis par les faits : vous refilez le Nobel de la Guerre à Mme Thatcher au lendemain de l’opération des Malouines, à Saddam Hussein (et conjointement l’Ayatollah Khomeiny) en pleine guerre Irak-Iran, puis, successivement aux deux Bush après leurs croisades irakiennes – en plein dans le mille, pas de danger de se tromper !

Un autre avantage de cette initiative serait évidemment de soulager un peu les autres Prix dont l’attribution est toujours un crève-cœur, tant les candidats sont nombreux, et de qualité : prenez le Nobel de Littérature attribué à Peter Handke en 2019, par exemple – celui de la Guerre n’aurait-il pas récompensé plus logiquement son indéfectible engagement au côté de Slobodan Milosevic, Mladic et Karadzic – impeccables guerriers et épurateurs post-yougoslaves ? Et le bon vieux Theodor Roosevelt, prix Nobel de la paix (1906) et père de l’interventionnisme états-unien en Amérique latine et dans la Caraïbe – un prix de la Guerre n’aurait-il pas été infiniment mieux à même de récompenser ses éminents mérites ?

La balle est dans le camp des sagaces Norvégiens. Un seul point litigieux reste à trancher : pourrait-on envisager que, dans des circonstances particulières (de la même façon que le Prix Nobel de la Paix peut être attribué conjointement à plusieurs personnalités ayant œuvré de conserve en faveur de la paix), une même personnalité puisse, au vu de ses mérites exceptionnels, se voir attribuer simultanément le Nobel de la Paix et celui de la Guerre ?
L’affaire mérite réflexion. Nul doute que les têtes bien faites qui président aux destinées de la noble institution nordique sauront y apporter la réponse la plus appropriée.

Marina Tapir et Béatrice Chinchilla