Qu’allait-elle faire dans cette galère ?

, par Alain Brossat


Il me semble que si mon pays était occupé par un voisin suréquipé, surarmé, appuyé, entre autres, par la plus grande puissance du monde,
Il me semble de surcroît que si cette occupation prenait la forme non pas temporaire d’une présence militaire due à des circonstances exceptionnelles, comme celles d’une guerre, mais bien d’une colonisation en expansion se destinant à être éternelle, car se disant fondée sur un décret divin,
Il me semble que si cette occupation consistait, tout en accaparant le territoire, les ressources naturelles et les voies de communication de mon pays à reléguer mon peuple à la condition d’une masse résiduelle, indésirable, constamment exposée aux violences de l’armée d’occupation et au harcèlement des colons,
Il me semble que dans ces conditions, je m’estimerais délié, comme me l’a enseigné la plus classique des philosophies politiques, de toute espèce de lien de reconnaissance ou de réciprocité civilisée avec cet occupant – les conditions même de l’occupation et de la colonisation déterminant le retour à l’état de nature, pour tout ce qui concerne mes relations avec cet accapareur, cet oppresseur.

L’état de nature, c’est un état de guerre continuée, sans règles ni conventions, une relation entièrement fondée sur les rapports de force. Dans l’état de nature, je subis la violence du plus puissant. Mais inversement, je constitue pour lui une menace permanente, car il ne peut ignorer que si l’occasion m’est donnée de lui nuire, de l’affaiblir ou de le tuer, je ne m’en priverai pas – en l’absence, encore une fois, de toute règle ou convention entre nous – un état des choses qu’il a choisi, en tant que lui revient l’initiative d’occuper et coloniser mon pays.

Dans ces conditions donc, l’assassinat d’une franco-israélienne vivant dans la colonie illégale (au regard du droit international) de Tal Menashe (nomenclature israélienne) en Cisjordanie par, disent les services israéliens, un ou des Palestiniens, est la plus classique expression qui soit d’une telle situation dont l’état de nature impose les conditions. Une occupante, soit noté au passage, si assurée du bien-fondé de son droit de conquête qu’elle s’en va faire son jogging seule, dans une forêt proche de la colonie où elle vit. Dans ces circonstances, son assassinat est un fait de nature. Dans les conditions de la colonisation et de l’occupation, la distinction entre civils et militaires occupants et colonisants n’a aucun sens (comme Fanon le remarquait déjà – une des raisons pour lesquelles, par deux fois, les services secrets français tentèrent de tuer celui qui est devenu aujourd’hui l’un des auteurs français les plus lus et commentés dans les universités du monde entier). L’habitante d’une colonie illégale installée sur une terre volée au peuple de ce pays incarne pour ce même peuple une violence parfaitement homogène à celle qu’exercent les milices armées de sa colonie et les militaires de l’armée d’occupation. C’est à ce titre que son assassinat est un fait de nature qui n’appelle aucun jugement particulier.

Le Ministère français des Affaires étrangères dont on n’a pas souvenir qu’il ait été particulièrement bruyant lors du transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, de l’annexion du Golan par l’Etat d’Israël, de la reconnaissance par les Etats-Unis des prétendus droits d’Israël sur la Cisjordanie, autant de faits accomplis imposés au mépris du droit international, ce même ministère, donc, « condamne avec la plus grande fermeté » l’assassinat de la binationale – une manière flagrante autant qu’oblique d’avaliser la colonisation et, pire, la participation de citoyens français à celle-ci.

D’une façon générale, si les autorités françaises n’étaient pas en la matière les adeptes fervents des doubles standards, elles engageraient des poursuites contre les nationaux résidant dans les colonies illégales en Cisjordanie de la même façon qu’elles ont engagé des poursuites contre les jeunes Français et Françaises partis en Syrie et Irak pour rejoindre les rangs de groupes djihadistes.
Mais elles font exactement l’inverse, car le fondement de leur politique en la matière, ce ne sont pas de quelconques principes mais l’immémoriale distinction entre l’ami et l’ennemi – la démocratie à la Carl Schmitt, plus que jamais.