Quand le Sénat part en Croisade

, par Alain Brossat


Et si un amendement en cachait un autre ?
Le quotidien dont je suis un lecteur par obligation plutôt que par inclination m’apprend que dans les tout derniers jours du mois de mars, il s’est trouvé une majorité de sénateurs de droite de droite pour doubler Darmanin sur sa droite en votant un amendement à la loi statuant sur l’interdiction du port de signes religieux dits ostentatoires dans les espaces scolaires publics – un amendement, donc, étendant cette interdiction « aux personnes qui participent y compris lors des sorties scolaires, aux activités liées à l’enseignement dans ou en dehors des établissements, organisées par ces écoles et établissements publics locaux d’enseignement ».
Ce que la rédaction du journal, sans avoir à forcer son talent, traduit dans le titre du papier par : « Les sénateurs interdisent les sorties scolaires aux mères voilées accompagnatrices ».
Nous allons y revenir.
Mais, dans le même compte-rendu, nous apprenons que, lors de cette séance a été adopté un autre amendement, proposé par le groupe RDSE (Rassemblement démocratique et social européen, un groupe hétéroclite comptant dans ses rangs l’honorable Jean-Noël Guérini, cacique affairiste et mafieux encore et toujours encarté au PS, et contre lequel vient d’être requise une peine de quatre ans de prison, devant le tribunal correctionnel de Marseille), un amendement, donc, interdisant aux mineurs le port, dans l’espace public, de « signes ou tenues » qui « manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ».
Amendement d’une toute autre importance que le précédent puisque, à supposer qu’il vînt à entrer définitivement dans le corps de la loi destinée à « conforter les principes de la République », il ne manquerait pas de trouver son prolongement dans la traque par les forces policières de jeunes communiants et communiantes revêtu-e-s de leurs aubes immaculées et tout juste sortis de la messe, sans oublier, dans le Marais, le XIX° arrondissement de Paris, à Sarcelles et autres lieux où se concentre la population juive, de gamins porteurs de kipas, brodées ou non. Belles émotions, populaires, médiatiques et parlementaires en perspective – à moins qu’il ne se soit agi d’une blague du 1er avril à peine anticipée – la constante vocation des sénateurs étant d’égayer le bon peuple ?
Mais revenons à l’amendement précédent – là on est dans le dur du nihilisme sénatorial, là où ça devient sérieux. Le propre du nihilisme de pouvoir contemporain, celui des élites et de l’Etat, c’est de s’acharner à compliquer la vie des gens d’en-bas, et de le faire en proportion de leur fragilité, de leur excentrement – jusqu’à leur rendre la vie impossible ou les traiter en déchets humains, comme le sont les migrants rejetés à la mer et refoulés aux frontières ou encore dans les campements de fortune régulièrement détruits par la police.
Dans le cas présent, le geste nihiliste est celui qui consiste à créer un problème et un abcès de fixation du ressentiment, de la bêtise et de la méchanceté, là où il n’y a rien, c’est-à-dire où les choses se passent routinièrement, normalement – dans les quartiers populaires où sont scolarisés des enfants issus de l’immigration, comme on dit, il se trouve sans surprise des mamans accompagnatrices qui portent un foulard, tel étant leur usage lorsqu’elles sortent de chez elles. Nul ne s’en émeut et les sorties scolaires bénéficient de leur présence comme de celle d’autres parents d’élèves.
L’amendement sénatorial consistant à fabriquer de toutes pièces un objet litigieux et un point de friction trouverait, s’il devait avoir force de loi, sa conséquence immédiate sous la forme suivante : plutôt que renoncer à porter leur foulard (une question de dignité élémentaire), les accompagnatrices (bénévoles, il faut le souligner, car c’est là le punctum de la persécution) renonceront, dans leur immense majorité, à participer à l’encadrement des sorties scolaires. Celles-ci ne pouvant avoir lieu qu’à la condition d’un encadrement suffisant, seront donc exposées, dans certains quartiers, les plus populaires, là où la population post-coloniale est la plus nombreuse, à être annulées. Et le nihilisme viral des élites politiques, c’est exactement ça : faire en sorte que les subalternes, ceux qu’elles voient comme une plèbe insuffisamment soumise, et qui galèrent sans répit, tout particulièrement au temps de la pandémie, subissent un surcroît de galère et d’emmerdements. Et donc et surtout : sans oublier d’inclure les enfants dans le champ de ces dispositifs d’attrition.
C’est la façon dont ces gens-là voient le gouvernement de la plèbe – ne jamais hésiter à en rajouter une couche, de façon à ce que cette espèce-là n’oublie pas quelle est sa place ; à ce qu’elle soit, sans relâche, remise à sa place.
L’artifice des « signes religieux ostensibles » expose de plus en plus... ostensiblement sa misère. La preuve étant, s’il en fallait, que, dans le même élan où elle statue sur les sorties scolaires tout en évitant par pure convention de mentionner explicitement la question des foulards, la droite de droite sénatoriale adopte un autre amendement visant à empêcher le port d’un burkini dans les piscines municipales. Cette fois, c’est donc bien très explicitement une religion et une seule, la musulmane, qui est montrée du doigt, stigmatisée, punie. L’amendement burkini éclaire le vague de pure forme des deux autres – c’est bien une chasse à tout ce qui signalerait l’appartenance d’une femme ou d’un mineur à la communauté musulmane dans les espaces publics qui s’inaugure ainsi. C’est bien une dynamique répressive qu’il s’agit de susciter. Pas difficile d’imaginer les prochaines étapes : l’interdiction du port du foulard à l’université, et puis, pourquoi épargner les hommes, des tenues « salafistes » et autres barbes suspectes, y compris aux abords des lieux de culte musulmans, etc., on peut faire confiance à l’imagination de nos sénateurs-trices et de leurs affidés, tout particulièrement dans les temps radieux qui s’annoncent.
Bien loin d’être des signes ostensibles (ce terme connotant la provocation volontaire dans la langue de bois de l’intégrisme républicain d’aujourd’hui), les foulards sont des « signaux faibles » destinés à manifester des formes ou modes d’existence dans leurs propriétés propres, ils sont tout sauf ostentatoires, étant, au contraire, ce que l’on pourrait appeler le minimum syndical de l’affirmation d’une présence, là où l’ordre qui se dit républicain exigerait que les post-coloniaux rasent les murs et se rendent invisibles – sauf quand il s’agit, bien sûr, de rendre compte de leur petite différence lors d’un contrôle au faciès. Avec le foulard, c’est l’endurance de la femme subalternisée et racisée qui se laisse voir, sans même se montrer, pour ne pas parler de s’exhiber. L’ostentation religieuse, c’est les curés tradis en col romains, les kipas brodées qui signalent l’affinité avec les colons fanatisés des territoires occupés de Cisjordanie, c’est les burqas. Le foulard, c’est tout le contraire : le degré O,1 de la conduite de résistance – mais qui compense cette faible intensité par la constance, l’assurance tranquille de celle qui, non, décidément, ne va pas raser les murs.
Peut-être est-ce cette tranquillité même qui excite la vindicte de notre engeance sénatoriale...

Alain Brossat