Que fait la Mairie de Paris ?
« Entre nous, y’a un fossé »
Aya Nakamura
Qu’est-ce que j’apprends ? Que ce truc, là, Airbnb qui transforme Paris en dortoir pour la classe moyenne planétaire, c’est trois fois rien, juste le sommet de l’iceberg, l’arbre qui cache la forêt ! Nos vaillants, nos héros de la Mairie de Paris, c’est contre des moulins à vent qu’il se battent, en fait. Le vrai problème, il est ailleurs.
Où ça ?
Je vais vous le dire, je viens de le découvrir et j’en suis encore toute retournée, toute commotionnée : dans les cimetières. Les cimetières parisiens, en particulier, où reposent tant de célébrités.
Tenez-vous bien : cela fait des années, que dis-je, des décennies que prospère un système de location de sépultures d’hommes et de femmes illustres, un système d’outre-tombe (c’est bien le cas de le dire) parfaitement clandestin et dont les autorités ignorent tout.
Le principe en est aussi simple que renversant : des morts anonymes qui, depuis des années, des décennies, des siècles même s’emmerdent au fond d’une concession perpétuelle mal entretenue (voire pas entretenue du tout) dans des cimetières paumés en pleine cambrousse louent pour une semaine ou deux, un mois tout au plus, la tombe d’une célébrité au Père-Lachaise, au cimetière Montmartre ou à Montparnasse et y viennent en vacances. Le mort glorieux, la morte fameuse se poussent un peu pour lui faire de la place (les corps défunts et enterrés, au bout d’un certain temps, tiennent dans un mouchoir de poche) et le locataire tire le meilleur parti, pendant la durée de son séjour, de sa proximité avec les grands hommes et les femmes illustres dont les tombeaux abondent tout autour de lui.
Tout ce que l’on sait de ce système, c’est qu’il s’intitule G’ndT – probablement Grave and Tomb), pour le reste, nul ne sait comment il fonctionne ni qui est aux commandes (mort ou vivant, société anonyme ou démiurge ?), comment ceux qui en sont les usagers rétribuent ceux ou celles qui les accueillent, comment tourne le réseau, etc. – qu’est-ce qui remplace internet chez les morts ? – mystère et boule de gomme...
Tout ce qui est sûr, ce que ça marche du tonnerre de Dieu, et pas d’hier – que cela fait des décennies et des décennies que Blanqui et Alan Kardec s’en mettent plein les poches (alors même que les linceuls n’en ont pas, comme chacun sait) en accueillant des notaires de province réduits en poussière depuis la nuit des temps et dont le nom s’est perdu de même. Tout ça entièrement défiscalisé, hors taxe d’habitation, ni vu ni connu.
Ce n’est pas donc seulement que les places sont hors de prix au Père-Lachaise, qu’il est devenu pratiquement impossible de s’y faire inhumer à défaut d’avoir été régulièrement invité chez Hanouna – c’est aussi et surtout qu’elles rapportent gros. Car évidemment, les prix varient selon la notoriété de celui-celle qui y reçoit le bouseux, l’homme infâme, le John Doe de passage. Molière, même si c’est un simple cénotaphe, c’est pratiquement inabordable. Oscar Wilde, c’est pour la jaquette d’antan – on en a connu qui se seraient ruinés (pour autant qu’un-e mort-e puisse le faire) pour y passer un week-end. Thorez et Duclos, c’est différent : les jeunes et les moins jeunes morts y vont par conviction et, pendant tout le temps qu’ils y restent, ils sentent battre le cœur de la classe. Les poètes vont pousser la chansonnette chez Brassens, à Montmartre – heureusement, on ne les entend pas, les royaumes ne communiquent pas – d’où la difficulté de conduire l’enquête sur ce scandale. Sans parler des vieux couples, unis dans la mort, et qui prennent leur tour sur l’interminable liste d’attente, dans l’espoir d’arracher quelques jours chez Montand et Signoret – à deux pas de Blanqui, justement...
Il se dit que même ceux qui ont opté pour la crémation et qui, au Père-Lachaise, ont leurs petites alvéoles au colombarium, se débrouillent pour profiter du système – en accueillant d’autres incinérés abandonnés de tous dans tel funérarium de la rase campagne marnaise ou altiligérienne... Les tarifs sont forcément moins élevés, et l’avantage, c’est que les locataires ont la vue sur les arbres du cimetières et les toits du XXème arrondissement. Parfois se forme un attroupement en vue d’une cérémonie, passe un cortège – et ça, mine de rien, ça distrait, ça n’a pas de prix quand on est mort pour la vie et, en plus, enfermé à perpète dans une urne exiguë, au milieu d’un champ de patates.
En attendant, on se demande vraiment quand la Mairie de Paris va se décider à faire cesser ce scandale. D’autant qu’on aimerait bien savoir ce qu’ils en font, les immortels du Père-Lachaise, de tout le pognon (ou équivalent posthume) que cet incessant trafic leur rapporte. Ce qui est sûr, c’est que vu l’état des tombes, des caveaux, monuments et autres mausolées, c’est pas dans leur restauration qu’ils l’investissent... Ni dans la décoration florale dont le soin et le coût retombent entièrement sur les vivants... On n’ose imaginer les dédales de l’économie souterraine alimentée par cette combine – aux dernières nouvelles, les gens, je veux dire les morts qui s’emmerdent dans leurs petits cimetières au milieu de nulle part, avides de tutoyer Victor Noir et son gisant (dont ils ont tellement entendu parler) viennent désormais de plus en plus loin, de l’étranger proche et lointain, de Chine même – ce qui est un peu embêtant parce qu’ils veulent tous aller chez Jim Morrisson, depuis qu’ils ont vu à la télé un reportage sur les messes noires qui se déroulent autour de sa tombe et que, forcément, ça crée du désordre, tous ces morts qui consomment des substances sous terre.
Le pire, la vraie plaie, du point de vue des morts illustres, bien sûr, c’est le squatteur – le type qui retient pour une petite semaine et qui, le délai écoulé, s’incruste – rien à faire, pas de recours, pas de police des morts – enfin des flics morts, oui, mais pour commencer on ne les enterre pas au Père-Lachaise, et puis en plus, ils ne sont plus assermentés...
Il y en a même qui disent que c’est ce qui est arrivé à Edith Piaf – tellement squattée par toute une bande de parasites qu’elle a fini par foutre le camp et trouver refuge au cimetière de Belleville, infiniment plus paisible.
Mais le pire du pire, c’est Sartre, le salaud, à Montparnasse : il paraît que c’est retenu jusqu’en 2040 ! Et qu’il ne se contente pas que des morts, les pauvres morts du terroir et d’ailleurs, lui versent des arrhes – non, intraitable, le solde d’avance, même si c’est pour dans dix ans ! Et qu’est-ce qu’il fait avec tout ça, je vous le donne en mille : il édite à perte, avec Pierre Victor, La Cause du Peuple, version nécro, qu’ils vendent à la criée tous les samedis matins, aux portes des Enfers...
Enfin, c’est ce qu’on m’a raconté... Plus fort que Médiapart, hein – et sans écoutes clandestines...
Valéria Cohn-Midget