Que se passe-t-il au Xinjiang ? Un défi épistémologique

, par Alain Brossat, Juan Alberto Ruiz Casado


Lorsque Hannah Arendt écrivit son long article « Du mensonge en politique – réflexions sur les documents du Pentagone », inspiré par les révélations du Washington Post sur les manipulations de l’opinion par l’autorité politique à propos de la guerre du Vietnam, elle pouvait encore opposer au mensonge d’Etat la figure de la presse indépendante et de la vocation de celle-ci à dévoiler l’imposture et rétablir les faits : « Une presse libre et non corrompue a une mission d’une importance considérable à remplir qui lui permet à juste titre de revendiquer le nom de quatrième pouvoir » écrit-elle. Elle souligne le « droit à une information véridique et non manipulée sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification ».

Aujourd’hui, dans le contexte de la nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis (avec l’Occident global qui, en l’occurrence, leur fait cortège) et la Chine, un affrontement qui, de plus en plus prend la tournure d’une « guerre des mondes » à la H. G. Wells, cette dernière espérance des défenseurs des droits de la vérité, dans le domaine politique, a, depuis quelque temps déjà volé en éclats. Ce qu’Arendt appelle la presse indépendante et qui n’est plus qu’une presse capitaliste aux mains de puissances économiques et financières soucieuses avant tout de leurs parts de marché dans le business de la communication n’est plus, depuis belle lurette, le recours ou la solution, mais bien le problème ou une partie de celui-ci.
Déjà, dans son article, Arendt souligne la fragilité des faits face aux logiques de l’action politique, face au régime sous lequel celle-ci se place : la propension au mensonge, dit-elle, est consubstantielle à l’action, « et l’action est évidemment la substance même dont est faite l’action politique ». Le mensonge a toujours accompagné l’action politique comme son ombre, « la véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques ». Dans le domaine politique, la tentation permanente de la falsification porte, rappelle Arendt, moins sur des faits avérés (comme le sont, pour une part, ceux qui ont trait au passé historique) mais sur « une réalité contingente », mouvante et ouverte aux interprétations divergentes. Cette « matière » sur lequel la politique vise à exercer son action « n’est pas porteuse d’une vérité intrinsèque et intangible ». Il en découle « qu’aucune déclaration portant sur des faits ne peut être entièrement à l’abri du doute – aussi invulnérable à toute forme d’attaques que, par exemple, cette affirmation : deux et deux font quatre ».
Mais avec tout cela, dit-elle, dans une société ouverte où existent des contre-pouvoirs et d’autres sources de discours sur la politique au présent que celui des gens de l’exécutif ou des militaires, où la pensée critique a ses propres canaux d’expression, les mensonges d’Etat, notamment quand ils atteignent un certain état de saturation et entrent violemment en collision avec des pans entiers de la réalité, peuvent être exposés en place publique – et c’est ici que la presse indépendante est notamment appelée à jouer son rôle. En exposant les dissimulations, les mensonges délibérés, les falsifications, en publiant les documents qui attestent que les gouvernants ont menti dans le but de « sauver la face » dans le contexte du désastre vietnamien, la presse indépendante, d’un même mouvement, rétablit les faits et redresse le tort infligé aussi bien à l’opinion (« les gens ») qu’à la démocratie états-unienne.

Il suffit d’examiner la façon dont se présente à nos yeux aujourd’hui un enjeu très sensible comme la politique d’assimilation forcée des Ouigours conduite par le pouvoir central chinois au Xinjiang pour comprendre que nous avons radicalement changé d’époque, en comparaison avec le tableau décrit par Arendt. L’enjeu Xinjiang peut être défini comme particulièrement sensible à plus d’un égard : comme l’une des pommes de discorde majeures dans la nouvelle guerre froide, d’abord ; mais aussi pour autant qu’il est exemplaire des difficultés que nous éprouvons à nous orienter dans cette dispute, des obstacles que nous rencontrons dans la quête d’une information sûre, nous donnant accès à des éléments de réalité et des faits assurés.

En effet, la première chose dont nous faisons durablement l’expérience ici, c’est notre condition d’otages de la guerre des discours – deux appareils et deux discours de propagande s’affrontent et tout nous porte à nous défier de l’un comme de l’autre, tout aussi rigoureusement. Dans la configuration où se situent les réflexions d’Arendt sur le mensonge en politique, elle peut identifier un point de fuite hors de la saturation des espaces publics par le mensonge d’Etat : la presse indépendante va pouvoir jouer, sur cette scène le rôle très en faveur dans la culture états-unienne du redresseur de torts dont l’intervention ménage une sorte de happy-end salvateur – elle a, in extremis, sauvé la « démocratie américaine », en dépit de la sale guerre perdue à l’autre bout du monde [1]...
Dans la configuration présente, au contraire, ce qui nous frappe et nous exténue, c’est l’absence d’une telle ligne de fuite, car nous ne pouvons faire recours à aucune instance (source d’information productrice d’un récit que l’on puisse considérer a priori comme véridique sur la situation au Xinjiang), tous les émetteurs de discours, y compris à statut en principe désintéressé – académique ou humanitaire –, apparaissent à des degrés divers mais distinctement « sous influence », c’est-à-dire surdéterminés par la perspective du locuteur, sa position dans le champ de l’affrontement global dont l’objet Xinjiang est l’enjeu. Le discours académique occidental, notamment, est, nous l’avons évoqué dans un article précédent, particulièrement préempté par toutes sortes d’a priori idéologiques, parfois caricaturaux.
Lorsque nous tentons de nous faire une opinion sur la situation au Xinjiang [2], nous éprouvons que nous vivons sous un régime de tyrannie des discours et des appareils communicationnels d’un type tout à fait particulier. A la différence de ce qui prévaut dans des conditions totalitaires (ce que Czeslaw Milosz appelle les logocraties) , ce n’est pas le monopole de l’information détenu par une puissance unique qui tue l’information et avec elle toute chance pour le sujet humain ordinaire d’accéder à des sources fiables et véridiques – nous avons au contraire accès à une profusion d’émetteurs (pour ce qui est des sources primaires, c’est en fait beaucoup plus réduit), presse écrite, orale, télés, infos en ligne, réseaux sociaux, etc.), avec une ligne de front bien dessinée – discours occidental d’un côté et discours de l’Etat chinois de l’autre. Tous ces discours sont, à des degrés d’intensité variables, contaminés par des biais propagandistes, que cela relève d’une orientation concertée ou que cela résulte de contraintes telles que la rareté des sources et leur fragilité ou leur partialité. Comme le remarque Arendt, là où la question du mensonge politique commence à se compliquer considérablement, c’est là où le locuteur qui parle sous le régime d’un discours orienté, partisan, saisi par la guerre des mondes, commence à croire à ce qu’il raconte, là où l’ignorance, l’autosuggestion et la tromperie commencent à ne faire plus qu’un. « Plus un trompeur est convaincant et réussit à convaincre, plus il a de chances de croire lui-même à ses propres mensonges », écrit Arendt.

L’ensemble des faits qui constituent la situation à propos de laquelle nous sommes appelés à opiner et, éventuellement nous engager, est littéralement écrasé sous le bombardement en tapis de discours destinés, à des titres divers, à mettre l’opinion globale en condition. Dans cette situation, nous sommes conduits à nous former une opinion non pas fondée sur des faits et des données dont nous avons pu nous assurer qu’ils sont solidement établis mais sur une fragile herméneutique consistant en une analyse critique des discours.
Nous sommes appelés à mettre en rapport des questions de vraisemblance (ou d’invraisemblance) avec des enjeux d’utilité. Ce qui, par exemple, va nous porter à rejeter le recours massif à la notion de « génocide » dans le discours émis par certains commentateurs occidentaux, à commencer par l’administration états-unienne et ses suppôts directs, c’est, d’abord, deux choses : d’une part la très grande improbabilité du fait qu’un génocide à proprement parler (des exterminations massives effectuées sur une base de sélection ethnique et religieuse dans le cas présent) puisse être conduit sur un territoire vers lequel tous les regards sont actuellement tournés sans que puissent s’en accumuler des preuves irrécusables, par témoignage direct et indirect, données incontestables obtenues par surveillance électronique, aérienne, recoupements divers, etc. Les informations qui ont jusqu’à présent servi à étayer la thèse du génocide qui s’accomplirait au Xinjiang proviennent d’un nombre restreint de sources qui sont pour la plupart massivement et ouvertement partisanes, engagées dans la croisade anti-chinoise ( à l’instar de l’omniprésent Adrian Zenz et de certaines « think tanks » aux financements et engagements douteux). Ces informateurs fondent leurs analyses sur des éléments disparates tels que ces quelques documents que laisse filtrer l’opacité entretenue par le régime chinois et le peu d’images satellites disponibles sur lesquelles on voit des bâtiments apparaître ou disparaître... C’est tout ce bric-à-brac d’informations qui se trouve ensuite assemblé et interprété de manière à fournir à l’opinion ce qu’elle souhaite entendre – ce qui entre parfaitement dans le cadre de la production d’une « post-vérité » nourrie par ces fake news qui, désormais, défraient la chronique.
C’est, d’autre part, que désormais, l’administration états-unienne sous Trump, promptement relayée par celle de Biden, est portée à prendre pour argent comptant les récits provenant de ces sources et à en faire le fondement de sa politique étrangère. Pire, aux Etats-Unis, dès lors qu’il est question de la Chine, on voit s’effacer les frontières partisanes, que ce soit dans les médias ou dans la politique des partis – dans le contexte de la fin de l’ère trumpienne, Républicains et Démocrates s’étripent sur tous les sujets – et parlent d’une voix sur la Chine et le Xinjiang. Cette configuration états-unienne contamine tous les pays de l’Occident global, comme on peut le vérifier aisément en France.

Le jeu rhétorique de ceux qui spéculent sur l’emploi lancinant du terme génocide dans ce contexte est transparent : il s’agit, dans un contexte de vif antagonisme entre deux blocs de puissance, de discréditer moralement l’un des protagoniste, de le criminaliser en le situant sur un même plan que des pouvoirs et Etats criminels tels que l’Allemagne nazie, le régime soviétique à l’époque du stalinisme classique, les Khmers rouges, le Hutu Power... Il s’agit à la fois de noircir autant qu’il est possible l’image de la Chine et de faire apparaître celle-ci comme un espace dans lequel se multiplient les points de tension (Hong Kong, Taïwan, le Tibet et maintenant le Xinjiang) – une façon comme une autre de dessiner la perspective d’une balkanisation de la Chine (comme l’écrivait récemment Jon Solomon), en encourageant les mouvement sécessionnistes susceptibles d’entraver l’expansion globale de la puissance chinoise.

Avec tout cela, il demeure que la rigueur herméneutique est ici un pis-aller, dans la mesure où elle ne nous permet que de nous dissocier de récits propagandistes. De la même façon que nous ne gobons pas l’œuf totalitaire, un peu trop gros quand même, de même nous ne nous laissons pas embarquer quand la propagande pékinoise tente de nous convaincre que les fameux « camps », sur lesquels se cristallise actuellement toute la dispute autour de la situation au Xinjiang, ne sont que des centres de formation destinés à améliorer le niveau d’éducation et de compétence des forces vives du peuple ouïgour – une version qui, après la dystopie orwellienne occidentale sent, à son tour, un peu trop son « meilleur des mondes »... Mais, en écartant ces récits caricaturaux, on limite les dégâts, on évite de former des jugements hâtifs fondés sur des sources sans valeur – on ne parvient pas pour autant à se faire une idée tout à fait distincte de la situation.

La médiacratie contemporaine s’efforce de reconstituer son crédit de légitimité bien entamé en se posant constamment en défenseure et gardienne de la consistance des faits face aux « fake news ». Mais on voit bien là qu’il s’agit d’un tour rhétorique : le « cas » du Xinjiang montre de façon éclatante que, de la guerre des propagandes et des appareils de communication, les faits ne reviennent pas indemnes. Le tableau idyllique et simplificateur qui consiste à opposer le mensonge et les menteurs politiques avérés et rogues aux discours vrais et aux redresseurs d’énoncés respectables en tant que représentants d’un pouvoir à forte légitimité dans les sociétés démocratiques (celui d’informer, précisément) est lui-même un mensonge et une falsification. Ce qu’est au juste, à proprement parler, sur le terrain, la campagne d’acculturation forcée entreprise par les autorités chinoises au Xingjiang, nous ne le savons pas. Nous pouvons cerner la situation dans ses grands traits, discerner ce qu’elle n’est pas, mais ce tableau général et vague est tout différent de ce que nous avons pu apprendre, même, de la purification ethnique exterminatrice conduite par l’Armée birmane dans les régions rurales habitées par la population royinghas. C’est, entre autres, que nous n’avons pas les mêmes raisons d’être circonspects face aux témoignages recueillis parmi les réfugiés des camps du Bangladesh que ceux de ces exilés ouïgours aux Etats-Unis, immédiatement embarqués dans la spirale des enjeux propagandistes et récupérés par les officines correspondantes.

A plus d’un égard, cette situation d’impasse cognitive (« gnoséologique ») rappelle celle que l’on a connue au temps de la première Guerre froide à propos des camps soviétiques. De la même façon, toute information à leur propos se trouvait surdéterminée par les enjeux propagandistes. La gauche occidentale se déchirait entre ceux qui considéraient que toute information publiée à propos de ces camps servait « objectivement » la propagande anticommuniste et apportait de l’eau au moulin de l’impérialisme (les PC occidentaux et leurs sympathisants, pour l’essentiel) et ceux qui jugeaient que, concernant les pratiques criminelles d’un Etat à grande échelle, la nécessité de l’établissement des faits et de la dénonciation du crime l’emportait sur toute autre considération. Le débat faisait rage avec une vigueur toute particulière parmi les anciens déportés des camps de concentration nazis – ceux qui voyaient dans les zeks, les détenus des camps soviétiques, des frères de souffrance, et ceux qui voulaient se souvenir, avant tout, que la majorité des camps nazis avaient été libérés par l’Armée soviétique. Deux affaires ont scandé cette guerre des récits, en France tout particulièrement, l’Affaire Kravchenko et l’Affaire David Rousset [3].

Aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, cette guerre ne portait pas sur l’interprétation d’une réalité donnée mais bien sur l’établissement des faits : pour la presse communiste occidentale de l’époque, Kravchenko était un affabulateur, un faussaire, un imposteur politique et un mercenaire idéologique qui faisait du motif nébuleux des camps soviétiques l’outil de sa progagande contre l’URSS ; David Rousset, ancien déporté passé dans le camp de la réaction, écrivait la presse stalinienne française, avait inventé le goulag (un terme qui ne fut « popularisé » que plus tard, lors de la publication du livre d’Alexandre Soljénitsyne) afin de discréditer le combat des communistes.
La grande différence, cependant, avec le défi que représente pour nous la question du Xinjiang, c’est que depuis le début des années 1930, de très nombreux témoignages directs de personnes ayant traversé l’archipel concentrationnaire soviétique avaient été publiés en Occident ; des témoignages émanant de témoins et de survivants dont les profils sociaux et politiques étaient très variés, des récits autobiographiques souvent très détaillés, et de grande qualité – si bien qu’en dépit de la puissance des moyens de propagande des staliniens dans certains pays (le PCF était alors au sommet de sa puissance), l’existence d’un système concentrationnaire soviétique était des plus attestables par les moyens habituels de la critique historique, notamment le recoupement des témoignages, mais d’autres sources encore comme les fameuses archives de Smolensk saisies par l’armée nazie lors de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht [4]. Simplement, dans cette configuration de guerre froide et d’affrontement des discours, toute une partie de l’opinion, dans les milieux populaires comme parmi l’intelligentsia favorables à l’URSS, victorieuse dans la guerre contre le fascisme, ne croyait pas aux camps soviétiques, ne voulait pas y croire, pour des raisons idéologiques – ce qui, à nouveau, constitue la plus probante des démonstrations en faveur de ce que Hannah Arendt appelle la fragilité des faits politiques.

Nous nous trouvons, avec la question des camps au Xinjiang, dans une situation inversée, en comparaison de celle qui prévalait au temps de la première Guerre froide, à propos des camps soviétiques : les opinions occidentales, dans toute leur diversité, sont en général prêtes à croire aujourd’hui qu’un véritable archipel concentrationnaire (avec tout ce que cela suppose pour peu que l’on prenne cette notion tout à fait au sérieux) existe dans cette province chinoise et que des centaines de milliers d’Ouïgours y croupissent, y subissent les traitements les plus dégradants, y meurent – comme les déportés mouraient dans les camps nazis ou soviétiques. Bien rares sont ceux qui sont déterminés à exiger davantage de précision ou de données, destinées à leur permettre de se faire une opinion distincte de ce que sont ces camps en vérité. C’est que, d’une façon générale, le discours sinophobe (portant au-delà de l’hostilité au régime et ravivant de très anciens stéréotypes) exerce une emprise à peu près sans partage sur les esprits sous les latitudes occidentales – une situation surprenante au regard de ce que nous enseigne la plus élémentaires des doxas démocratiques – l’homogénéité ou la compacité de l’opinion sur un sujet de première importance étant censé être, en principe, le propre de conditions totalitaires plutôt que démocratiques. L’opinion occidentale ne se divise pas à propos des camps au Xinjiang, personne ou presque n’a le goût d’ergoter sur les mots et les comparaisons auxquels a recours le récit occidental de la situation dans cette province, pour la bonne raison que, comme l’indiquent les sondages, l’opinion, mise en condition par le discours de guerre froide, a une perception de plus en plus négative de la Chine en général et de son régime en particulier.
Ceci de la même façon exactement, mais en sens inverse, qu’une partie de l’opinion, en Europe occidentale, se refusait à prendre acte de l’existence des camps soviétiques, du fait même de sa propension à héroïser le pays, le peuple et le régime qui avaient tordu le cou au nazisme.

En quoi devrait consister ici la posture critique, dans le sens philosophique et positif du terme ? Sans doute en premier lieu à exiger des précisions ; à dire : lorsque vous parlez de camps de concentration, de goulag et de génocide au Xinjiang, qu’entendez-vous par là, au juste ? Combien de morts, quelles techniques d’extermination – par la faim, le froid, les épidémies, les armes, le travail forcé, les gaz ? En l’absence de tels éléments de comparaison avec d’autres configurations historiques, qu’est-ce qui vous porte à risquer quand même ce type de rapprochement ? Où est votre intérêt politique dans cet agencement de discours ?
Et de la même façon, il s’agirait de demander à l’autre partie : s’il ne s’agit que de programmes de rééducation et de formation, pourquoi des camps – puisque camps, à l’évidence, il y a ? Depuis quand le camp (un vocable chargé, dans toutes les langues du monde, on peut l’imaginer, de puissantes connotations négatives) se destine-t-il en premier lieu à des tâches éducatives ? Depuis quand un séjour forcé dans un camp (à l’évidence, ceux du Xinjiang ne sont pas peuplés de volontaires) peut-il s’assimiler à un stage de citoyenneté ?
Ou bien encore : est-il vrai que des mosquées ont été, sont encore détruites au Xingjiang, une région dont la population autochtone est musulmane ? Si oui, pour quelles raisons, à quelles fins ? Est-il vrai que la célébration des fêtes religieuses musulmanes (Ramadan...) est routinièrement entravée par les autorités et donne lieu à des vexations, des intimidations, voire des persécutions ? Est-il vrai que des campagnes de limitation des naissances concernant spécifiquement les femmes ouigours (et à ce titre discriminatoires) sont conduites dans la région ? Etc. [5]

C’est au fil de demandes de précisions faisant référence à ce qui se dit et s’écrit à propos de la situation dans la région que peut se dessiner un tableau de ce qui est en cours et en jeu actuellement au Xinjiang – une campagne massive d’assimilation forcée, d’acculturation fondée sur des procédés autoritaires et des moyens brutaux – mais qui, pour autant, ne sont pas ceux d’une purification ethnique consistant à évacuer par la force une population du territoire sur lequel elle vit, au prix de massacres « exemplaires » (Srebrenica), ni, a fortiori, d’un programme génocidaire consistant à faire disparaître ce groupe humain de la surface de la terre (le « paradigme » rwandais). Au vu des caractéristiques propres à cette situation, le trait néo-colonial, néo-impérial de cette opération est distinct. Les Ouïgours sont traités par un pouvoir imbu de ses prérogatives politiques sur un fond de présomption raciale comme des subalternes, en tant qu’ils seraient une population arriérée, sous l’emprise de préjugés religieux rétrogrades, et vus, dans le contexte post-11/09, comme une population associée à une religion dangereuse, porteuse de ferments terroristes (une crainte et un stéréotype alimentés, bien sûr, par ces actions terroristes sanglantes qui ont été le fait de groupes ouïgours radicalisés, ceci avant que soit mis en place le dispositif de « rééducation » actuellement en cours – avec les camps qui vont avec.

C’est là assurément une politique détestable, vouée à l’échec et, à plus d’un titre criminelle, dans les moyens qu’elle emploie comme dans les buts qu’elle s’assigne, une politique entre autres qui prospère sur un fond d’islamophobie qui ne nous est, hélas, que trop familier. Mais ce n’est là en aucun cas une raison suffisante pour la faire passer pour ce qu’elle n’est pas ni ne saurait être – une entreprise exterminationniste et génocidaire. Il en va de cet enjeu très exactement comme du Covid 19 – un enjeu trop sérieux pour qu’il se prête aux surenchères propagandistes et à son instrumentalisation cynique et vulgaire par les fauteurs de guerre froide. C’est ici que la question des mots et des concepts apparaît vitale : il importe en premier lieu de dire ce que la politique du pouvoir central chinois au Xinjiang est et ce qu’elle n’est pas, et d’employer les termes, expressions et concepts adéquats pour cela.

Tout le reste n’est que de l’agitation – la sphère où s’agitent les mercenaires.

(1ère publication en anglais sur The Invisible Armada)

Notes

[1On retiendra ici que celui qui, dans le monde présent, a joué un rôle identique en publiant des informations et des documents révélant les turpitudes de l’administration et de l’appareil militaire états-uniens est traité en criminel de haute volée, hors-la-loi, assimilé à un terroriste et traqué en conséquence – Snowden, Assange...

[2Il faut entendre ici cette expression banale (« se faire une opinion ») comme ce qui met en jeu un peu plus que la curiosité du sujet moderne et son désir de se tenir informé des événements du jour. Il est bien évident que la situation au Xinjiang nous importe dans la mesure où elle appelle toutes sortes de diagnostics et de pronostics concernant tant le présent et l’avenir du régime chinois que celui de la « guerre des mondes » en cours.

[3Victor Kravchenko, transfuge soviétique d’origine ukrainienne et auteur du best-seller mondial J’ai choisi la liberté (New York, 1946) ; la publication du livre en français fut l’occasion d’une polémique homérique entre staliniens et « libéraux » anticommunistes. David Rousset, militant trotskyste, résistant, déporté dans le camp nazi de Buchenwald et auteur de L’Univers concentrationnaire l’une des premières analyses des camps nazis. En 1949, il publie dans Le Figaro littéraire, quotidien conservateur, un appel d’anciens déportés des camps nazis destiné à attirer l’attention de l’opinion sur le travail forcé dans les camps soviétiques. La presse communiste se déchaîne alors contre lui, y compris d’anciens déportés communistes, ce qui débouche sur un retentissant procès en diffamation.

[4Sur ce point, voir l’ouvrage classique de Merle Fainsod : Smolensk à l’heure de Staline, Fayard, 1967.

[5Il importerait aussi d’historiciser la question des camps, des déportations locales, des disciplines punitives et « rééducatives » mis en œuvre actuellement au Xinjiang en les inscrivant dans la généalogie des systèmes punitifs mis en place par le régime depuis la dite Libération de 1949. La figure du camp y occupe à l’évidence une place de choix, mais tous ces camps ne sont pas ce que l’on nomme en Occident des camps de concentration. Certains sont plutôt des camps de travail et des centres de « redressement » et de rééducation idéologique où les conditions sont tout autres que celles qui prévalent dans un camp de concentration nazi ou dans les isolateurs sibériens au temps de Staline. Voir par exemple sur ce point le témoignage d’un ancien détenu de ce type de camp in Michael B. Frolic : Le peuple de Mao, scènes de la vie en Chine révolutionnaire, traduit de l’anglais par Jacques Reclus, Témoins/Gallimard, 1982, chapitre X : « Celui qui raffolait de la viande de chien » ».