Sales espèces et espèces protégées

, par Alain Brossat, Alain Naze


C’est, dans nos sociétés, une opération constante et vitale que celle qui consiste à séparer des espèces légitimes (en tant qu’évaluées comme gouvernables) et d’autres perçues et désignées comme dangereuses (en tant que difficiles à gouverner ou ingouvernables). C’est un enjeu essentiel de gouvernementalité (qu’est-ce qui est gouvernable et qu’est-ce qui ne l’est pas ?) qui, toujours se prévaut d’un accompagnement moral : ce qui apparaît difficilement gouvernable ou carrément ingouvernable (qui échappe aux prises du gouvernement des vivants) fait l’objet d’un dénigrement moral, est dénoncé comme abject, perçu comme un rebut, souvent voué au cloaque.
Tant dans ses recherches que dans ses textes d’intervention, Foucault est constamment revenu sur ce geste gouvernemental du partage – la justice et la prison sont moins des institutions que des dispositifs destinés à opérer le tri entre le récupérable et l’irrécupérable parmi les fauteurs d’illégalismes ; ou bien encore, dans son entretien désormais classique où, à propos du 17 Octobre 1961, il évoque le partage entre la classe ouvrière organisée entendue comme peuple légitime et la plèbe (ici la figure de l’immigré incarnée par les Algériens de France en lutte pour l’indépendance de leur pays), une plèbe rejetée du côté de l’en-dehors, du criminel, de l’obscur et de l’ingouvernable.

L’intérêt soutenu porté à ce geste du partage qui est, dans l’ordre général du gouvernement des vivants, l’équivalent d’un contrôle policier au faciès, on le retrouve dans les passages des cours au Collège de France où Foucault aborde la question du racisme – le racisme d’Etat comme production de la séparation vitale entre ce qui a vocation à être inclus et protégé (gouverné sous une forme inclusive) et ce dont le rejet apparaît comme la condition de la défense de l’intégrité de ce même corps collectif. Ces textes n’ont pas pris une ride à l’âge de Frontex, tout au contraire – une époque où le rejet coûte que coûte des migrants hors des frontières européennes est présenté et mis en œuvre comme la condition même de la condition immunitaire des peuples européens. L’Union européenne, d’ailleurs, ne s’est constituée que sur la base de cet acte fondateur consistant à distinguer entre l’intérieur et l’extérieur, bref, à tracer une frontière – qu’elle soit devenue une forteresse se préservant de la misère ne doit donc guère nous étonner.

S’il est un domaine dans lequel s’est produit un sensible déplacement depuis que Foucault réfléchissait sur ces questions, c’est celui de la sexualité, de la police des mœurs. Dans ce contexte, et plus d’une de ses interventions en témoigne (voir par exemple « Wir sind ein schmutziges Spezies » – nous sommes une sale espèce – dans les Dits et Ecrits), l’homosexuel couramment désigné comme inverti, pédéraste et autres doux noms d’oiseau(x) est clairement assigné, dans la topographie du gouvernement des vivants à l’abject, au dangereux et la marge obscure. Un partage s’opère, dans cette configuration traditionnelle, entre sexualité majoritaire et légitimée (hétérosexuelle et conjugale) et sexualité déviante, aberrante, décadente – l’homosexualité comme vice et aberration.
Dans cette configuration, les bordels ou la prostitution de rue encadrée (par les macs et la police) apparaissent comme plus aisément gouvernables que les pissotières et leur louche population.
En trente ou quarante ans, par un prompt renversement normatif dont la généalogie reste à établir, les homosexuels ont cessé de se situer sur le bord extérieur du gouvernement des vivants, ils sont devenus respectables et destinés à être protégés en tant qu’ils ne sont plus déviants mais différents, ils ne sont plus une sale espèce mais une espèce protégée, ce qu’a sanctionné en fanfare dans notre pays l’adoption du mariage entre personnes du même sexe. L’homosexuel-le n’est plus associé au vice et à la dégénérescence, c’est la raison pour laquelle il a changé de nom – il s’appelle désormais gay, il appartient, dans toute la diversité de ses appartenances, à une honorable communauté désignée, de la manière la plus neutre qui soit, comme les grandes institutions internationales et certaines grandes entreprises, par des initiales – LGBT+.
Il s’est passé, au tournant du dernier siècle, avec ce procès d’adoption (d’assimilation) spectaculaire des ex-déviants sexuels qu’étaient les homosexuel-les – toutes choses égales par ailleurs – la même chose qu’avec les Juifs après la Seconde guerre mondiale et le génocide : la vraie réparation qui leur a été accordée n’a pas été matérielle ou financière, elle a consisté en reconnaissance – les Juifs ont cessé d’être des autres douteux (la raison même pour laquelle on les a abandonnés à leur sort pendant l’Occupation), des « Orientaux » ou, dans la langue empoisonnée d’une certaine agitation d’avant et pendant la guerre, des « métèques » pour devenir, tout simplement, des Blancs, et de surcroît, des Blancs qui, vu les épreuves qui leur avaient été infligées et la dette que les Blancs se percevant comme de souche avaient contractée à leur égard, des Blancs auxquels sont dus certains égards.
Les homosexuel-les sont devenus respectables et établis sur le bon versant du gouvernement des vivants au début de ce siècle comme les Juifs le sont devenus, eux, dans le monde d’après-Auschwitz. En cela, on assiste à un renversement radical de perspective : là où il s’agissait de se réapproprier le stigmate, de l’affirmer, il s’agit davantage, pour les exclus d’antan, de réclamer leur inclusion dans la société, telle qu’elle est. Qu’on songe seulement aux propos des homosexuel.le.s, alors jugé.e.s déviant.e.s, ou des femmes, tels que Foucault les évoque, en 1977 :
« On commence soit à interner les homosexuels dans les asiles, soit à entreprendre de les soigner […]. Mais, prenant au pied de la lettre de pareils discours et, par là-même, les contournant, on voit apparaître des réponses en forme de défi : soit, nous sommes ce que vous dites, par nature, maladie ou perversion, comme vous voudrez. Eh bien, si nous le sommes, soyons-le, et si vous voulez savoir ce que nous sommes, nous vous le dirons nous-mêmes, mieux que vous. […]
On a longtemps essayé d’épingler les femmes à leur sexualité. […] Et ce mouvement très ancien s’est précipité vers le XVIIIe siècle, aboutissant à une pathologisation de la femme : le corps de la femme devient chose médicale par excellence. […]
Or les mouvements féministes ont relevé le défi. Sexe nous sommes par nature ? Eh bien, soyons le, mais dans sa singularité, dans sa spécificité irréductibles. Tirons-en les conséquences et réinventons notre propre type d’existence, politique, économique, culturelle… Toujours le même mouvement : partir de cette sexualité dans laquelle on veut les coloniser et la traverser pour aller vers d’autres affirmations » [1].
Cette stratégie est bien celle de Guy Hocquenghem en particulier, pour qui l’assimilation des pédés par la société hétéro aurait signifié tout simplement leur disparition, lui qui, ne pensant pas l’homosexualité comme substance, ne pouvait la penser que par écart, à travers l’acte de différer. On imagine qu’il aurait été horrifié par la transformation des gays et lesbiennes en vaches sacrées… Il ne s’agit certes pas de regretter les temps de la répression anti-homosexuelle, mais seulement de faire remarquer que là où l’homosexualité ne fait plus scandale, elle a disparu comme puissance révolutionnaire, se pervertissant en simple orientation sexuelle, objet d’un libre choix dans une société libérale. S’il s’agit de se rendre ingouvernable, tout geste favorisant une légitimation y contrevient.

Ce qui montre bien que la ligne de partage et de fracture entre le légitime et le litigieux, le familier et le dangereux, le domestique et le sauvage est mobile, flexible. La sale espèce d’hier (le pédé, la sale gouine) peut devenir l’espèce protégée d’aujourd’hui, question de mise à jour normative, sur le modèle des mises à jour qui nous sont devenues familières dans l’espace digital. En revanche, ce qui apparaît comme un invariant indépassable, structurel, dans nos sociétés, c’est la nécessité absolue de reconduire le geste de séparation et d’opposition entre ce qui est respectable et légitime en tant qu’inclus et gouvernable et ce qui est rejeté du côté de l’abject, du dehors patibulaire ou méprisable, du répulsif – du dangereux et sur quoi, en conséquence, non seulement la réprobation du public mais la répression des pouvoirs assemblés est invitée à s’exercer.
C’est sous cet angle qu’il convient d’évaluer la façon dont aujourd’hui la frontière entre le fréquentable (un gay, c’est un pédé devenu fréquentable) et l’abject se reforme sous nos yeux, plus compacte que jamais – ceci par le biais de la promotion à la faveur d’une impressionnante débauche de moyens, discursifs et policiers, destinée à faire émerger en pleine lumière de nouvelles figures de l’abject – le pédophile ou assimilé, entendu comme successeur abject du pédéraste, et, tout récemment, le père ou le beau-père incestueux comme double infâme du papa cool de la famille post-moderne, déconstruite/reconstituée. Ou bien, dans d’autres domaines, l’islamiste et le djihadiste comme version diabolisée du sujet postcolonial méritant ayant donné tous les gages possibles et imaginables de sa bonne volonté assimilationniste, ne fréquentant que des mosquées où officient des imams darmanisés, ou bien alors littéralement blanchis par leur accession aux sphères du pouvoir – une Rachida ou une Najat de gouvernement, c’est une Blanche miraculeusement chaulée par l’exercice du pouvoir – blanchie, dans tous les sens du terme. On n’aura garde d’oublier cette droitisation des gays et lesbiennes (une partie d’entre eux-elles), qui a su rendre parfois compatible le discours sur la laïcité (d’où qu’il vienne, RN compris) avec les réclamations LGBTQ+ en matière de liberté. C’est là que leur discernement a fait défaut, qui aurait dû leur apprendre que leur respectabilité toute neuve se paierait par ce Foucault appelait des « effets de misère » – en l’occurrence, par la stigmatisation des musulmans. Que peut valoir une libération (d’ailleurs purement juridique et normative) au prix de la sécrétion d’une autre plèbe ? Marx ne militait pas pour que le prolétariat devienne une nouvelle classe asservissante. Dans un autre registre (celui de la prison), c’est ainsi qu’on doit lutter (comme le fit Jean Genet) pour réfuter la distinction entre « prisonniers politiques » et « droits communs ». Les gays et lesbiennes n’ont pu se désolidariser de leurs compagnons des bas-fonds qu’à la condition de se renier.

Du point de vue donc d’une analytique de la gouvernementalité, c’est-à-dire des conditions dans lesquelles s’exerce aujourd’hui le gouvernement des vivants, il est essentiel de saisir la continuité et, selon toute apparence, la nécessité impérieuse de ce geste de production de l’abject. La prolifération discursive à laquelle on assiste dans les conditions présentes ne peut en aucun cas être comprise aux conditions d’une approche naïvement réaliste – on se polariserait sur les figures de l’abject susmentionnées parce que se manifestent aujourd’hui des formes de virulence sans précédent – toujours davantage de pédophiles impunis, de djihadistes affairés à préparer des attentats et des guerres saintes, d’islamistes à prêcher la charia, etc. C’est une vue de l’esprit et ce qui tranche effectivement, le sans précédent, c’est l’agitation discursive et policière autour de ces nouvelles figures de l’infâme et de l’abject, et la montée des intensités vindicatives et répressives qui les accompagnent. C’est la reprise compulsive du geste consistant à tracer une frontière qui se voudrait étanche (autre vue de l’esprit) entre les nouveaux venus de la respectabilité sexuelle ou culturelle et les réprouvés, les dangereux, les monstres à éliminer ou renvoyer au cloaque.

C’est la raison pour laquelle la façon dont toutes les campagnes actuelles placées sous l’égide du vomissement et de la punition des nouvelles figures de l’abject se situent sous le signe de la plus expansive des vertus n’appelle vraiment que les éclats de rire dont ceux-celles qui n’ont pas répudié toutes leurs facultés critiques saluent ces débordements. Plus on élargit, pour des raisons fonctionnelles qui n’ont rien à voir avec la morale, le cercle des gouvernés garantis par le gouvernement (des vivants), et plus la fabrique des monstres et des infâmes se relance. Les anciens proscrits savaient pourtant que leur relégation ne tenait nullement à leur supposée abjection objective – aujourd’hui, ils feignent de croire au loup-garou, n’apercevant pas le simple changement d’objet dont ils sont, de fait, complices.
De surcroît, il apparaît distinctement que, dans nos sociétés persiste un besoin irrépressible d’associer et la sexualité d’une part et l’islam de l’autre, comme topos de l’autre litigieux et inquiétant (Unheimlich), à l’abject, par un biais ou par un autre. Jusqu’à quel point nos sociétés ont ce trait en commun avec d’autres, cela reste à élucider, mais ce n’est pas ce qui nous préoccupe en premier lieu. Nous sommes comptables des angles morts et des défauts de fabrication de nos propres sociétés à un tout autre titre que de celles des autres. C’est ce que n’ont jamais compris ceux qui ont incriminé le prétendu eurocentrisme ou occidentalocentrisme de Foucault. En effet, quand des expressions comme « dans nos sociétés », « dans nos cultures » ou tout simplement « nous » reviennent si fréquemment dans ses essais, c’est cette relation de « nous » comme sujets à « nous » comme ce dont nous sommes faits qu’il est question – ce qui nous constitue et dont nous sommes comptables, à ce titre même qui est en question.

C’est bien parce qu’il avait discerné l’increvable vitalité, dans nos sociétés, de cette pulsion de séparation du respectable en tant que gouvernable et de l’infâme en tant qu’espèce rétive à toute domestication que Foucault est purement et simplement grand, dirait le vieux Kant. La raison même pour laquelle se dessine aujourd’hui une nouvelle offensive de la haute pègre intellectuelle et médiatique en vue de le précipiter dans l’enfer des hommes infâmes (ne serait-ce que par association – n’a-t-il pas dialogué librement à propos de la sexualité des mineurs, avec un des diables en titre du moment – Guy Hocquenghem ?).

Patience, les ami-e-s, vous n’avez encore rien vu...

Notes

[1Michel Foucault, « Non au sexe roi », entretien avec B.H Lévy, Le Nouvel Observateur, n°644, 12-21 mars 1977, repris in Dits et Ecrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p.260-261.