« Sans contact », ou le corps ennemi
En notre siècle prétendument matérialiste (au sens le plus vulgaire du terme), le dualisme platonico-religieux se porte toujours bien ! Ce n’est plus seulement la vieillesse qui est ennemie (encore que nous voilà, dès soixante-cinq ans, soixante-dix en tous cas, devenus des dangers publics), c’est le corps mortel que nous pensons, en grande majorité, « avoir » plutôt que l’être, dans notre société post tout ce qu’on voudra. Ainsi, la nouvelle devise de la République/Covid, traçabilité, distanciation « sociale », gestes barrière, qui remplacent point par point la liberté, l’égalité (en droits, formellement) et la fraternité (qui devrait, « dégenrée », être « solidarité ») classiques) m’a évoqué irrésistiblement le noli me tangere, ne me touche pas, adressé selon l’Evangile de Jean par Jésus tout juste ressuscité à Marie Madeleine qui veillait devant le tombeau [1]. Pourquoi cette injonction à la femme qui l’aimait (et qu’il aurait aimée, selon d’aucuns, si tant est qu’il ait existé - un certain Josué fut crucifié, il est vrai, qui haranguait les foules pour les monter contre les puissants du temps, mais le Christ ne fut inventé que bien après sa mort [2]) ? Parce qu’il n’était pas encore, aurait-il répondu, monté vers le Père éternel (qui l’avait déjà, faut-il le rappeler, pour s’incarner lui-même, conçu « sans contact » autre que le rayon style laser qu’on voit sur certaines annonciations et la parole de l’ange Gabriel au magnifique corps immatériel) - ce qu’on peut interpréter comme « ne touche pas mon corps terrestre impur, à peine sorti du linceul, du sépulcre et pas encore « glorieux » (parfait et immortel) voire inexistant, puisque je ne suis « fils de Dieu » qu’en apparence… La mythologie religieuse encore dominante en Occident dit mieux que Platon que le corps est prison, tombeau de l’âme, et le présent délire transhumaniste qui entend nous « machiniser » n’en est que l’ultime avatar – transférer notre « esprit » sur un disque dur au lieu de notre pauvre cerveau mou et facilement malade, quel rêve !
Mais le rapport avec le Covid 19, direz-vous ?
J’ai été littéralement sidérée par la panique que ce virus si joli, avec sa couronne non d’épines mais d’excroissances quasi-florales, a soudain fait régner sur la planète entière à grand renfort de surchauffe médiatique. Certes, beaucoup étaient touchés et des milliers mouraient, pour lesquels j’ai compassion et respect car ç’aurait pu être amoindri sinon évité, mais beaucoup moins qu’en d’autres lieux, d’autres temps pas si anciens, si l’on s’en tient du moins aux chiffres officiels. Alors, pourquoi tant d’effroi, d’affolement, confinement, et pourquoi dans l’ensemble cela a-t-il marché ? Ne me suis-je moi-même pliée à l’injonction omniprésente « restez chez vous », la vieille ! Toussant et légèrement fiévreuse, n’ai-je même eu la chance rare d’être testée (négative, petite angine, allergie au pollen…) ? Et je sors masquée, respecte distance et « gestes barrière ». Le souvenir de l’agonie de mon père inconscient, intubé ? Le souci des autres ? La peur de mourir que je n’éprouve pas consciemment ? Le savoir qu’étant mon corps et ne l’ayant pas seulement, comme tant l’imaginent (ce qui s’explique pour partie), avec lui c’est moi qui mourrai ? Bref, l’injonction marche, qui le peut quitte Paris pour une maison avec jardin, qui ne le peut s’y confine, confortablement pour les uns, pour leur malheur pour trop d’autres (les violences conjugales, familiales explosent, une personne de ma connaissance qui s’occupe de la misère extrême a tant d’horreurs à raconter !).
Cette « pandémie » prit le monde de court – le monde riche ou « émergent » d’abord, pour une fois le plus touché. l’Amérique, l’Europe du Nord, la Chine s’aperçurent qu’à tout sacrifier au Dieu Argent et à sa parêdre la Marchandise, on avait oublié qu’il fallait des corps en état de les produire – corps de pauvres pour le basique, cerveaux éduqués, même assistés par des ordinateurs surpuissants, pour les faire fructifier et alimenter la fatidique « croissance ». On fit mine de découvrir et d’honorer les « invisibles » de la société du mépris [3], ceux, celles surtout, qui soignent, nourrissent, vendent, gardent, éduquent les petits, s’occupent des vieux, ramassent les poubelles pour des clopinettes…, qu’on ne peut remplacer tous par des machines comme déjà tant de caissières. Et prit conscience que les plus riches aussi pouvaient être touchés, même ministres, que s’ils mouraient, ce serait corps et âme (mais ils sont bien mieux protégés !). Comme les gouvernants, tout occupés à servir la globalisation financière et économique, avaient liquidé autant qu’ils l’avaient pu « l’ État providence » et ses insupportables atteintes à la liberté de faire toujours plus d’argent et sommé, en particulier, l’hôpital de devenir « rentable » en réduisant les lits, le personnel et ses salaires, en rabiotant sur le matériel tout en multipliant les examens inutiles pour faire du chiffre, ils se trouvèrent fort dépourvu quand l’épidémie fut venue et s’en allèrent crier famine en la lointaine Chine d’où provenait d’ailleurs l’invisible tueur, ce qu’on ne manqua pas de lui faire savoir. Alors on confina bon gré mal gré, sauf exception, faute de protection, de traitement, de vaccin, on enjoignit à chaque mortel potentiellement mortifère de se reclure, fut-ce dans une ou deux pièces misérables avec X autres personnes, on donna même au début des amendes à des sdf, qu’on appelle pourtant pudiquement dans mon quartier « personnes en situation de rue » !!!). Et si l’on obéit, dans l’ensemble (sauf où c’était impossible), c’est qu’on était déjà accoutumé par la déferlante ultra-libérale à vivre comme jamais dans sa bulle, pour peu qu’on en ait les moyens.
De temps de ma jeunesse, on voulait abolir les « distances » entre « classes » sociales, aujourd’hui, on fait un principe éthique de la défiance de chacun envers chacun, on mue l’égotisme en altruisme – sauvez-vous vous-même et vous sauverez les autres ! Aujourd’hui, chacun est en effet menace pour chacun, écarte-toi de mon chemin, ne me frôle surtout pas, parle-moi le moins possible, garde tes postillons pour toi comme je garde les miens, paie avec une carte « sans contact », ne m’invite pas plus que je ne t’invite, même si ça doit précipiter ta mort, comme cela fit de celle d’une amie chère, atteinte de l’abominable maladie de Charcot et soudain obligée de ne plus voir que son admirable compagnon, elle qui déjeunait tous les jours avec des amis au restaurant, allait au cinéma, assister à des conférences en fauteuil roulant et vécut du mieux qu’elle put même presqu’entièrement paralysée. Plus de soignants, plus de kiné, ils n’avaient pas de masques. Ce n’est pas le confinement qui l’a tuée, mais il a à coup sûr précipité sa mort, à elle qui aimait tant la vie, les autres qu’elle garda le sourire jusqu’au bout, si violentes fussent ses douleurs. Prisonnière de son corps, pour le coup (c’est la part de vérité du dualisme), mais faisant face avec un rare courage, une encore plus rare bonne humeur, sauf à la toute fin. Mes deux meilleures amies, disparues à quatre années de distance, aimaient la vie, et elles ont aussi su mourir, la maladie leur avait appris le prix (l’horrible mot) de l’existence.
Mais revenons au général – la « distanciation sociale », un mètre au minimum, est donc une injonction à laquelle on ne saurait se soustraire sauf amende lourde, on ne peut toucher que ses plus proches, ceux avec qui on vit (il paraît que la vente de tests de grossesse a bondi, la vie veut vivre, disait Schopenhauer, si tant est qu’elle « veuille » quelque chose). Et elle a débouché sur la généralisation de cette invention admirable, le « télétravail », pour ceux qui peuplaient jusque-là bureaux et « open-spaces ». L’open-space, invention américaine, est une horreur qui symbolisait très bien le « monde d’avant » (puisqu’il paraît qu’il y aura un « monde d’après ») : on y était chacun tout seul avec les autres qu’on subissait, comme les atomes sociaux de l’état de nature hobbesien, les yeux rivés sur son écran, téléphones à portée de main, casque pour éviter les bruits parasites. Mais peu à peu, le face à face avec l’écran a investi l’espace privé – ainsi ai-je vu assises côte à côte sur mon canapé trois personnes supposées là pour être ensemble, qui regardaient chacune son ordi, son smartphone, ou l’espace « semi-public » – ainsi ai-je vu des couples manger au restaurant casque sur les oreilles et téléphone près de l’assiette, marcher main dans la main avec chacun son « baladeur », comme si on préférait les lointains aux présents, et voici qu’on vient d’inventer (les « concepts » fusent, en ce moment !), outre les téléconsultations qui remplaceront économiquement les médecins de campagne, une splendide distinction entre le « télé-enseignement » (pour les « aisés » qui peuvent en user) et le « présentiel (!!!) ». Ah, si on pouvait généraliser le premier comme on voudrait remplacer l’open-space, encore trop coûteux, par le télétravail, chacun chez soi et pour soi ! C’en serait enfin fini, peut-être, d’un syndicalisme moribond ou intempestif, d’un associationnisme tapageur, et beaucoup malheureusement y voient une liberté (fini, les heures dans les transport en commun ou les embouteillages, la cantine, les collègues insupportables ou concurrents…) quand ça met fin aussi à l’espace privé, installe la télésurveillance jusque dans l’intimité, le panoptique et le télécran ont décidément de l’avenir partout. La société confinée battrait alors son plein, enfants et parents travailleraient à domicile, comme ils regardent déjà des films sur Netflix, ou des matches, ou des concerts… Bien sûr, on inventera des parades, mais quand même, la télécontestation, télésyndicalisme, la télémanifestation, la vidéo-conférence ont des limites, les applaudissements et banderoles aux fenêtres aussi.
Il y aura des résistances, je n’en doute pas, les gilets jaunes ont déjà renouvelé le « présentiel » contestataire (mais mal leur en a pris, leur malheureux corps a sérieusement trinqué au contact des « forces de l’ordre » qui, lui, perdure et se durcit. Resteront l’amour, de l’amitié - mais on a inventé, pour les solitaires qui se multiplient, la « love doll » (surtout pour les hommes, mais les femmes doivent s’en procurer aussi). Des Japonais les épousent même, les inhument, triste avatar des relations amoureuses perdues – mais ça ne manque pas d’avantages, pas de MST (les vagins sont détachables et lavables), pas de scènes de ménage, et ces merveilles sourient, suivent votre regard, conversent ! Les « amitiés » virtuelles se comptent par milliers de « likers » et autres « followers », ça profite bien sûr au commerce et à la surveillance, ça démultiplie le bavardage mondial inconsistant, mais bof… , et comme ça, les déceptions sont moins rudes ! Même les bébés sont télésurveillés aujourd’hui, un « biper » alerte les parents qui, dans la pièce à côté, peuvent télétravailler tranquillement. Le « sans contact » est à l’ordre du jour, à la mode, le « déconfinement » ne l’abolira pas, et le covid ne fait qu’accélérer une tendance déjà en cours.
Nous voilà donc loin de la libération des corps, de l’amour, des sexualités promise par les lendemains de 68, il est redevenu objet, instrument, le corps, de travail ou de séduction, et ennemi, avec ses défaillances, il faut l’entretenir, le bichonner, pour se montrer performant en toutes circonstances quand la station assise permanente lui nuit, le raffermir dans les salles de fitness, le maquiller, l’opérer pour le rajeunir, le grimer même mort, voire le cryogéner tant qu’on n’a pas inventé le transfert de « l’esprit », du « moi » sur une machine, il est faire voir et valoir et non plus « chair » prise dans le tissu du monde, comme écrivait si bien Merleau-Ponty [4]. On rêve de « l’augmenter » pour mieux se le soumettre, on le fait déjà quelque peu, ce n’est pas a priori illégitime, le tout est de savoir pour quoi faire, de ne pas oublier qu’il ne serait rien de plus sinistre qu’un monde d’archi-vieux, car la planète déjà surpeuplée ne supporterait plus de générations nouvelles, et « qu’augmenter » les uns diminuera nécessairement les autres, creusant à l’infini les inégalités dans le meilleur des mondes à venir. Le Covid nous a rappelé brutalement que nous étions mortels, quels que soient nos efforts pour l’oublier, différer l’échéance, et pas seulement les Africains, les migrants, les superflus, les vieux, nous tous. Et que la mort du corps, c’est celle de l’esprit, le mot « dépouille » le dit bien, qui désigne cette étrange « chose » qu’est le cadavre. Descartes, fauteur de dualisme aussi honni aujourd’hui qu’on l’honora jadis parce qu’on omet souvent de lire la 6eme méditation, la plus longue et la plus tortueuse il est vrai, le savait bien, qui voulait d’abord voir progresser la médecine parce que l’homme, ni ange ni machine, est un composé d’âme et de corps, inextricablement unis. Seul son entêtement l’empêcha d’acquiescer aux objections difficilement réfutables de la princesse palatine, il est parfois tout près de Spinoza, lequel pensait l’esprit comme « idée du corps », c’est étrangement dit mais sonne juste, et la philosophie comme méditation de la vie, non de la mort, pour les « modes » pris dans le grand tout que nous sommes [5].
Pour conclure, le virus satanique fonctionne comme un « analyseur », disait-on en psychothérapie ou pédagogie institutionnelle, il met au jour ce qu’on préfère oublier, notre indépassable « finitude », notre « mortellité », laquelle, étant consciente, nous fait humains et non bêtes ou dieux. Accepter de mourir, puisque tel est notre lot dit le plus célèbre des syllogismes, parce que dès la naissance ça fait partie de la vie (voir la référence à la barque de Delphes dans le Banquet de Platon [6]), et fait place aux jeunes. Mais pas n’importe comment, pour n’importe quoi, n’importe qui. Il est toujours du devoir de l’État moderne de prévoir, prévenir, se donner les moyens de soigner, de guérir, de faire vivre plutôt que laisser mourir - mais aussi de contribuer à réinclure le mourir dans le social, de réinventer des rites funéraires (pas forcément tristes, ainsi les Antillais boivent-ils le rhum du mort au son du gros-ka). Regarder la mort en face, ce n’est pas quêter « l’authenticité » heideggérienne de quatre sous, ça permet simplement de jouir mieux de la vie. Refuser de la reléguer dans les mouroirs qu’étaient déjà les Ehpads bien souvent, à l’hôpital comme presque toujours, dans ces unités de soins palliatifs qui pratiquent d’hypocrites euthanasies masquées. C’est changer de mode de vie qu’il faudrait, pas seulement de gouvernement ou même de république, car le « buen vivir » n’est pas l’objectif premier de ceux qui gouvernent le monde, et je crains qu’il n’en aille pas mieux du « monde d’après » où le « bizness as usual » aura vite repris ses droits.