Sauvés !

, par Weena Putz


– Pourquoi les motards belges revêtent-ils toujours des pyjamas par-dessus leur combinaison ?
– Pour mieux se coucher dans les virages.

Sauvés, une fois encore !
Les loups ne sont pas entrés dans Paris, ni par Issy, ni par Ivry – ni par les urnes !
Immunes, enfin presque, et saufs, en sursis et protégés de la Bête brune par les pittbuls de la BAC, les bergers allemands du PAF, les rottweilers de la Garde mobile !
Sauvés !
On va pouvoir continuer à faire le plein à la pompe (et à deux euros le litre) sans avoir à montrer notre carte de Blanc !
Nos enfants n’auront pas à apprendre le hongrois en première langue obligatoire – pour faire plaisir à Orban !
La place Stalingrad ne sera pas rebaptisée place Vladimir Poutine !
Les Français vont pouvoir persévérer dans leur devenir-castor – à force de construire des barrages contre le fascisme et en forme de bulletin de vote – le castor, l’animal qui travaille avec sa queue, ça nous va comme un gant !
Sauvés !
On va pouvoir continuer à regarder Zemmour sans crainte – à la télé !
On va voter Insoumis en masse aux Législatives pour leur montrer qu’on lâche rien ! On va pétitionner sur Sign up pour exiger que le réélu nomme Méluche premier ministre ! L’irrésistible pression des masses ! Il va craquer, c’est sûr !
Sauvés !
On pourra continuer à aller boire un verre en terrasse sans présenter sa carte du RN !
Les étudiants en lettres n’étudieront pas l’œuvre de Maurice Barrès, les doctorants en philosophie n’auront pas à plancher sur la métaphysique de Charles Maurras !
Sauvés !
On ne chantera pas La Marseillaise au cinéma, avant le film ! On ne devra pas saluer le drapeau les pieds joints quand on ira chercher un certificat de naissance en mairie !
Sauvés !
On a senti le vent du boulet ! On l’a échappé belle ! Il s’en est fallu d’un cheveu ! Il était minuit moins cinq ! L’envahisseur était aux portes ! C’est une nouvelle fois le miracle des urnes qui nous a
Sauvés !
On va pouvoir continuer comme avant – bons coucheurs, beaux couchants, bien couchés !
Sauvés !
On va partir en vacances, oublier nos soucis ! Les radars seront là, vigilants, amicaux, attentionnés, fraternels, et les péages aussi ! On paiera la dîme routière, comme on paie l’impôt du sang pendant les guerres...
A la rentrée, on manifestera contre la vie chère et la réforme des retraites. On sera nombreux et le soleil sera de la partie. Il y aura des débordements, c’est fatal, les LBD entreront en action – ça sera comme avant, mais on sera
Sauvés !
Ça sera beau, aussi beau que peut l’être le second mandat d’un funambule venu de nulle part !
On deviendra experts en chimie électorale : treize millions de votes fascistes sont-ils solubles dans un épais bain de trouille ? Les experts se divisent...
Sauvés !
La police continuera à flinguer à vue les automobilistes indociles, comme elle l’a fait sur le Pont Neuf quelques heures après l’annonce de la victoire du funambule – deux morts pour commencer le quinquennat, donc...
Mais sauvés quand même !
On continuera à opiner comme la télé – le danger des extrêmes est provisoirement écarté – mais restons vigilants, quand même.

Etc.

Le problème du « moindre mal », toujours plus impuissant à endiguer le mal, c’est qu’il n’émane pas seulement d’une philosophie électorale, mais d’une philosophie de la vie. Les paniques électorales et les attroupements fébriles qui en découlent ne sont ici que le sommet de l’iceberg. C’est un mode de gouvernement des vivants qui se cristallise en subjectivité de la masse – rappelez-vous que c’est une chance de pouvoir voter, admonestait Le Monde, à la veille du second tour. En d’autres termes : plutôt que vous rebeller contre les conditions présentes, surtout si vous avez de bonnes raisons de le faire, n’oubliez jamais que ça pourrait être pire et faites-en votre guide de conduite. Cessez de rêver inconsidérément au mieux, au plus juste ou au moins injuste, dites-vous une fois pour toutes que ce sont là des idées d’autrefois, que le bonheur est une vieille lune des siècles passés et que le seul horizon qui vaille est celui d’un mal relatif qui combatte un mal plus grand voire absolu et lui « fasse barrage ». Le réalisme de la vie diminuée, auto-réduite, rabougrie entendue comme unique protection contre le danger fasciste.
Mais en vérité, c’est bien autre chose qui est en jeu ici : ce dont ne veulent pas les gouvernants, c’est d’un peuple qui rêve, qui s’éveille, qui prenne de la consistance et se mette à marcher (contre eux, forcément), d’un bon pas. C’est la raison pour laquelle il leur faut travailler sans relâche à fabriquer un troupeau apeuré et perclus de passions négatives. On gouverne aujourd’hui, en France, au Grand Méchant Loup comme on gouvernait jadis ou naguère à l’amour de la patrie ou à la croissance et la prospérité. C’est, dirait-on, une ficelle inusable – jusqu’au jour où, bien sûr, elle cassera net. Mais que de patience il nous faudra, avant qu’on en arrive là !

Cette fois-ci, pourtant, la marge très confortable avec laquelle le candidat à sa propre succession et favori de l’establishment, des marchés, de Bruxelles (etc.) est élu montre avec une éclatante clarté que ce qui est devenu un rite – la mise en scène dramatique de l’apocalypse annoncée en cas de victoire de la Blonde brune, ce scénario-catastrophe, tout ce numéro auquel apportent de bon cœur leur contribution les Plenel, les Mélenchon et les rescapés de la gauche culturelle – et, en dernière analyse, la Blonde elle-même – tout ceci a désormais le statut d’un mécanisme ou d’un dispositif de sécurité parfaitement rodé, huilé, impeccable – à tous les coups ça marche !
La condition, évidemment, c’est que les gens s’y laissent prendre. Or, le ressort premier et dernier de ce tour,
c’est le mépris – on vous prend pour des cons et, comme des cons heureux de l’être, dirait-on, vous vous y laissez prendre. Or, le mépris, c’est la dernière des choses qu’on se devrait d’accepter. Les coups, on peut toujours tenter de les rendre. Mais le mépris, contrairement à ce que laisse à entendre l’expression, ça ne s’essuie pas. It’s a stain – une souillure.