Si la photo est bonne... (Le croissant vert, 3)
Ce matin, je me réveille avec une rage de dents carabinée.
Je téléphone au dentiste et, après s’être fait un peu prier, il accepte de me recevoir en urgence. Je m’habille, griffonne mon attestation en hâte et file au cabinet, à deux pas de chez moi, heureusement.
J’entre sans frapper dans la salle d’attente mal éclairée et qu’est-ce que j’aperçois, tout recroquevillé sur une chaise en formica, à moitié caché derrière le caoutchouc tout desséché dans son pot trop petit ? – mon pote Ali !
Il a un pansement sur l’arcade sourcilière gauche et, avant qu’il ait eu le temps de rajuster son masque, je devine sa lèvre tuméfiée.
– Ali, Ali, mon ami, qu’est-ce qui t’arrive ?, réussis-je à articuler en dépit de la vieille dent de sagesse qui vient de se rappeler à mon souvenir.
– Ah, m’en parle pas, fait-il d’un ton accablé, m’en parle pas... La loi des séries, on n’en finira jamais...
– Ben quoi ? Vas-y, raconte !
– Tiens, c’est pas compliqué, hier soir vers neuf heures, j’étais en train de jouer à la Playstation avec les gamins, au salon, et voilà que j’entends du bruit à l’extérieur, devant, tu sais, on est au rez-de-chaussée, y a la porte d’entrée, le tout petit carré de pelouse et puis, juste après, au bord du trottoir, la haie de thuyas...
J’écarte le rideau pour jeter un œil par la fenêtre, et qu’est-ce que je vois ? Un type en train de pisser sur la haie, à l’aise, pas gêné, les jambes bien écartées, et qui prend tout son temps... Là, faut que j’te dise un truc : ça, c’est c’qui m’énerve plus que tout – la vraie calamité, si c’est pas tous les jours, c’est trois par semaine qu’on en chope un, surtout que ça s’y prête, faut dire, à un endroit, y a comme un petit renfoncement dans la haie, on dirait que c’est fait exprès...
Résultat, c’est la puanteur, été comme hiver, enfin surtout quand y fait chaud – à peine t’es sorti de chez toi que ça te suffoque, une vraie infection, à la longue, ça te mine. Tu sors au petit matin pour aller au boulot, et hop, puanteur ; tu sors pour aller faire les courses, et re-puanteur ; tu sors avec les gosses pour aller faire un tour au parc – rebelote, puanteur, puanteur à tous les étages, matin et soir, tous les jours ! De quoi devenir dingue !
Au début, avec le voisin, on sortait et on les engueulait, les types. Mais plusieurs fois, ça a failli mal tourner, surtout quand y z’étaient saouls et qu’y cherchaient la bagarre, y en a même un une fois qu’a sorti un couteau sans prendre le temps de se reboutonner... Alors on a changé de tactique : ce qu’on fait maintenant, c’est qu’on ouvre la fenêtre, on met le flash et on les photographie avec le portable. Ensuite, si la photo est assez bonne, on l’imprime en couleurs (mon voisin a une super imprimante au bureau) et on la colle sur le panneau municipal qu’est juste entre la poste et la boulangerie. Le temps que ça soit arraché, le type a été vu par tout le quartier en train de se soulager sur nos thuyas et ça lui fait passer l’envie de recommencer – enfin, on espère...
– Pas mal, comme système – civique, non violent, auto-défense de basse intensité... Mais alors là, on dirait que ça s’est pas passé comme prévu ?
– Un flic ! C’était un des types de la BAC qui prenait ses aises contre notre haie, avec ses trois collègues qui faisaient le guet sur le trottoir ! Quand il a entendu la fenêtre s’ouvrir et qu’il a vu le flash, il a fait ni une ni deux, y m’est arrivé dessus avant que j’aie rien eu le temps de voir, m’a chopé le bras, un autre est arrivé derrière et vlan, le coup de tonfa en travers de la gueule !
Tiens, regarde un peu, fait-il en soulevant le masque – deux dents en moins !
– Merde alors... Et après ?
– M’ont fait sortir, demandé à voir mes papiers, m’ont demandé archi-sérieux si j’avais entendu parler de la loi Darmanin... interdit de photographier/filmer un flic si ça risque de mettre en danger son intégrité physique ou psychique ! Or que là, c’était le cas typique – ils ont vu les photos sur le panneau municipal. Confisqué le portable pour repiquer la photo comme pièce à conviction... Serai convoqué au commissariat, au tribunal, je sais plus trop, avec à la clé amende salée, au bas mot...
– Merde alors... vraiment le coup de poisse... évidemment, tu pourrais porter plainte pour exhibitionnisme... En fait, même pisser, comme ça, dans la rue, c’est illégal – c’est lui qui devrait payer une amende...
– En voilà une idée, qu’elle est bonne, ricane douloureusement Ali sous son masque : je me vois bien me pointer au commissariat du coin, voilà, je viens pour déposer une plainte contre un de vos collègues, un gars de la BAC qui a pissé sur la haie devant chez moi, avant-hier soir... J’ai sa photo dans mon portable, mais ils me l’ont piqué, si vous pouviez le récupérer... T’as rien de mieux à me proposer ?
Le silence retombe. On entend, dans le cabinet, le dentiste qui s’affaire avec son bazar, déplace des instruments métalliques, vérifie l’éclairage...
– Attends, je t’ai gardé le meilleur pour la fin, reprend Ali, plus lugubre que jamais : à un moment donné, voyant que ça risquait de mal tourner avec les flics, ma femme est sortie pour essayer de parlementer et de me calmer si nécessaire – comme elle était, en robe de chambre et en pantoufles... Eh bien, ces bâtards, tu sais ce qu’ils ont fait ? non seulement ils l’ont pas écoutée, ils se sont foutus de sa gueule, mais ils lui ont collé l’amende parce qu’elle était sortie de chez elle sans son croissant vert ! Sur sa robe de chambre !
– Les bras m’en tombent... et si on écrivait à Médiapart ? , tenté-je, pris de court...
Ali me jette un regard indécis – est-ce que moi aussi, je serais pas en train de me payer sa gueule, par hasard... ?
La porte de communication entre la salle d’attente et le cabinet s’ouvre.
– Alors, Monsieur Z., qu’est-ce qui vous arrive ?, lance le dentiste plein d’entrain et de bonne humeur, invitant Ali d’un geste ample à passer devant lui.
Resté seul dans la pénombre, je sens l’élancement qui revient en force et irradie dans tout le maxillaire...
Saloperie de dent de sagesse ! Saloperie de flics – Saloperie de tout...
Karolina Fuks