Soucieux d’affirmer ici les droits de la philosophie nomade dont nous sommes depuis toujours les promoteurs inlassables, nous publions ci-dessous notre propre corrigé du sujet de bac de Philosophie, section littéraire.

, par Maryvonne Belchfart


Section L. Durée de l’épreuve : quatre heures.
Sujet (juin 2019) : Peut-on compter l’adultère au nombre des droits humains ?
(l’usage des calculettes est rigoureusement interdit)

Corrigé

Introduction

Depuis les temps les plus lointains et dans toutes les sociétés humaines, la question de l’adultère (de l’infidélité conjugale) est âprement disputée. Dans la mesure même où l’adultère constitue une violation du devoir de fidélité conjugale, on peut dire que la question pose, au rebond, celle de la valeur, relative ou absolue, du mariage comme lien attachant l’un à l’autre deux êtres humains et comme institution. Il est en effet bien évident que si quelque chose comme un droit à l’adultère devait être reconnu, la valeur du mariage s’en trouverait d’autant dépréciée. Cette remarque prend une valeur toute particulière dans un contexte général où il est beaucoup question de l’extension du bénéfice du mariage aux personnes du même sexe et où la tolérance pratiquée par certaines religions à l’endroit de la polygamie a fait l’objet de vives controverses. Dans certaines sociétés, l’adultère est considéré comme un délit, voire un crime et fait l’objet des plus graves sanctions, pouvant aller jusqu’à la mort, infligée de manière particulièrement cruelle (lapidation...) et dans d’autres, par contraste, l’infidélité conjugale ne tombe d’aucune manière sous le coup de la loi, le principe s’imposant selon lequel « il est des choses que la morale réprouve et que la loi tolère ». Comment expliquer une telle diversité sur laquelle insistait déjà Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville ?
Enfin, les récentes mobilisations féministes ont fait apparaître qu’à l’évidence hommes et femmes ne sont pas égaux devant l’adultère. S’il est un domaine où, pour des raisons multiples, les hommes en prennent beaucoup plus à leur aise que les femmes, c’est bien celui-ci - la raison pour laquelle, on pourrait parler sur un mode ironique, à ce propos d’un droit de l’homme plutôt qu’humain. Nous reviendrons sur ce point en conclusion.

Première partie : l’adultère ne saurait être, à aucun titre, reconnu comme un droit humain

Dire que l’adultère est un droit humain, cela revient à le placer sur un même plan que les droits fondamentaux que sont, par exemple, l’égalité devant la loi, le droit de vote, la liberté de circulation, la liberté de croyance et d’opinion, etc. Ce qui caractérise ces droits est leur caractère positif et universel. Ils sont positifs en ce sens qu’ils sont la condition de l’existence d’une communauté humaine, nationale ou autre. Ils sont universels au sens où la condition de leur effectivité est qu’ils soient accessibles à tous. Or, vouloir placer l’adultère sous ce double signe est doublement absurde : l’adultère se définit en premier lieu comme une infraction à une situation matrimoniale établie par contrat, à un ordre familial et à une condition affective partagée. Il constitue une infraction et une perturbation, il produit des drames et des souffrances, pouvant, comme le montre Flaubert dans Madame Bovary, aller jusqu’au suicide. Ces motifs négatifs ne sauraient donc d’aucune façon être rattachés à la positivité du droit, tout particulièrement des droits humains qui constituent, dans nos démocraties, le couronnement de l’édifice juridique.
D’autre part, comme l’a montré Kant dans La métaphysique des mœurs, un principe ne vaut qu’en tant qu’il est universalisable sans exception. Dire que l’adultère est un droit humain, cela reviendrait donc à dire qu’il présente un caractère d’inconditionnalité, et qu’il pourrait, voire devrait, comme droit, être mis en œuvre inconditionnellement – ce qui, du même coup, nous ferait basculer de la philosophie kantienne dans celle du Marquis de Sade – celle d’une utopie prostitutionnelle généralisée, telle qu’elle se trouve exposée dans La philosophie dans le boudoir.

Si l’on examine maintenant la question sous l’angle social ou sociétal, on parviendra nécessairement à des conclusions allant dans le même sens : l’adultère sape l’ordre des familles, il est, comme l’a montré le sociologue François de Singly, un facteur qui stimule la délinquance juvénile, il peut susciter des conduites violentes de la part de personnes qui s’en estiment victimes. On notera ici que les industries culturelles et en particulier le cinéma qui font si couramment leur miel de ce motif sulfureux portent sans doute une part de responsabilité dans l’aggravation constante de la crise de l’institution familiale – ceci depuis la Nouvelle Vague au moins (Une femme mariée de Jean-Luc Godard, Domicile conjugal de François Truffaut et bien d’autres). La banalisation du motif de l’adultère par la culture de masse tend de manière subreptice et pernicieuse à en effacer le caractère d’infraction au code moral et civilisé et, par voie de conséquence fatale, à en faire l’équivalent d’un « droit ». Mais c’est là un abus que ne peut soutenir aucun raisonnement rigoureux.

Seconde partie : l’adultère doit être considéré comme un droit humain

Il est solidement établi que les pays dans lesquels l’adultère est considéré comme un crime ou un délit et expose ceux qui le commettent aux foudres de la loi sont des Etats dans lesquels sont en place des régimes autoritaires, des théocraties, des démocraties très imparfaites dans lesquelles le principe de laïcité n’est pas solidement établi. C’est toujours en fin de compte en plaçant la vie publique sous l’autorité de la religion ou de la morale que l’on justifie la criminalisation de l’adultère. Or, l’institution de la démocratie est fondée non seulement sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais surtout, comme l’a montré le philosophe Claude Lefort, sur la déliaison de la vie politique moderne d’avec les systèmes de croyance traditionnels. Lorsque la vie politique continue d’être placée sous la tutelle de vérités révélées, de dogmes, d’articles de foi ou de principes moraux extérieurs à son champ, il ne peut y avoir de démocratie dans le sens moderne du terme. Il en va de même pour le droit : celui-ci, pour être vraiment positif, doit être affranchi des systèmes de croyance et des commandements de Dieu.
C’est à ce titre que l’adultère est une plaque sensible de la démocratie moderne, même si c’est en un sens négatif : c’est le fait même qu’il ne soit pas réprimé par la loi, qu’il demeure une affaire privée, qui manifeste que l’on est en démocratie. On pourrait objecter qu’il existe une différence sensible entre ce qui est ignoré par la loi ou tombe dans ses failles et un droit à proprement parler. Mais en vérité, sur un sujet aussi sensible, ce qui n’est pas réprimé tend de fait à se transformer en droit. Là où l’époux ou l’épouse adultère se sent et se sait hors de portée de la loi, il ou elle peut bien sûr éprouver un plus ou moins vif sentiment de culpabilité, se sentir en faute – mais aucunement dans la peau de l’infracteur ou du criminel. Il ou elle se rassure en s’éprouvant en paix et en règle avec la loi, ce qui lui permet de vaquer à sa double vie sans trop de troubles de conscience - comme on le voit dans le cas de Constance convolant avec le jardinier de son mari dans Le célèbre roman de D. H. Lawrence, L’amant de lady Chatterley.
On ajoutera à cela que le fait que l’adultère expose ceux-celles qui le consomment aux foudres de la loi tend à créer dans tous les pays où de telles dispositions existent une atmosphère délétère dans la vie publique. Les hommes et femmes politiques, les stars, les personnalités célèbres, les sportifs connus de tous, les vedettes de télévision (etc.) sont constamment épiés par des échotiers sans scrupule et des paparazzis avides de révéler leurs incartades au public. La carrière du plus brillant des hommes politiques peut se trouver brisée par le moindre des accrocs dans son existence matrimoniale. Les affaires d’adultère suscitent les passions vénales les plus basses et les plus féroces auprès des maris ou surtout épouses trompées, en quête de « dédommagements » financiers et soutenues par des cohortes d’avocats spécialisés et avides eux aussi de remplir leurs poches au passage. La vie publique, du simple fait de l’existence de ces dispositions légales, tend à tomber au niveau du caniveau. Dans les pays où la loi n’est pas prise en otage par l’ordre moral et où il est flatteur pour un homme de médias ou un sportif célèbre de s’afficher dans un lieu à la mode en compagnie de quelque starlette, où les frasques sentimentales et les aventures sexuelles sont considérées comme péché véniel (plutôt qu’à l’égal d’un crime contre l’humanité comme dans certaines sociétés où le puritanisme règne en maître), l’existence de ce que l’on pourrait appeler un droit coutumier à l’adultère tend à détendre l’atmosphère et à susciter l’existence de ce que Voltaire appelait des mœurs plus douces.

Troisième partie, en forme de synthèse : l’adultère, tout en étant constamment répréhensible, peut, sous certaines conditions, faire l’objet d’une tolérance susceptible de l’assimiler à un droit

Dans une société démocratique, le souci de l’Autre est, comme l’a montré Jacques Derrida, une valeur tout à fait essentielle. En ce sens même, l’adultère ne peut qu’y faire l’objet d’une constante réprobation, dans la mesure même où il inflige à ceux et celles au détriment desquel-les il se commet des souffrances plus ou moins vives. Bien souvent, l’infidélité conjugale conduit à la décomposition des familles puis à leur recomposition, ce dont souffrent le plus souvent les enfants, ce qui nuit à leur équilibre psychique et leur scolarité. Il est bien connu que les relations entre les enfants et le nouveau conjoint de leur père ou leur mère sont souvent difficiles, voire orageuses. Dans nombre de familles recomposées règne une ambiance délétère, ce qui conduit les enfants à se replier sur eux-mêmes, à s’adonner aux jeux vidéo jusqu’à mettre leur santé en danger, voire à se laisser séduire par des réseaux sociaux extrémistes susceptibles de les entraîner sur la voie du fanatisme et du terrorisme, comme l’a bien montré Alain Finkielkraut.
En ce sens même, l’adultère constitue un danger social dont on ne peut pas accepter la banalisation. Mais, d’un autre côté, dans une République laïque et tolérante, héritière de la philosophie des Lumières et patrie des Droits humains, la vie privée des individus ne saurait être placée sous tutelle et sous surveillance comme elle l’est dans les pays autoritaires ou totalitaires. Il faut donc bien qu’y soient tolérés des écarts, en matière de mœurs, dont on sait parfaitement qu’ils sont, au demeurant, dommageables à bien des égards. Il faut en la matière et comme toujours tenter de maintenir la balance égale entre principes et tolérance. C’est la raison pour laquelle nous conclurons que, sans considérer l’adultère comme un droit, et moins encore comme un droit humain, il convient, dans la vie de tous les jours d’y faire droit en quelque sorte, en s’inspirant de ce que certains philosophes anglo-saxons ont appelé une pragmatique de la vie. L’adultère est un mal, mais sa répression systématique un mal plus grand encore.

Ce corrigé a été rédigé par Maryvonne Belchfart, agrégée de philosophie, auteure de l’ouvrage : La dissertation philosophique comme exercice scolaire, de Jules Ferry à Luc Ferry, aux Presses Universitaires de Brioude, 2007.