Surintendant des gaufrettes
« La politique n’arrête pas l’amour. L’homme dira à sa femme :’Tu es aussi belle que notre nouvelle usine hydro-électrique !’ Et elle lui répondra :’Camarade, comme te voilà progressiste !’ ».
Han Suyin : Multiple splendeur (A many splendoured-thing), 1952.
1- Dire « frappes » au lieu de bombardements aériens, comme cela est désormais la règle dans les journaux, c’est juste une façon d’aseptiser le massacre qui en résulte. D’ailleurs, on parle couramment de « frappes chirurgicales », et comme chacun sait, la chirurgie a été inventée pour le bien de l’humanité. Les « frappes », c’est juste comme une tape sur l’épaule. En se prêtant à ce travestissement, les journaux se rendent complices des « frappeurs », ils apportent leur bénédiction à leur arsenal de mort et à leur cause détestable.
2- Même quand l’angiologue est une femme, on se gardera de la confondre avec la faiseuse d’anges. Les voies de l’angélisme sont innombrables.
3- N. se tirait régulièrement dans le pied, lors de ses tentatives (ratées, forcément ratées) de suicide. C’est qu’il avait l’habitude, en chacune de ces occasions, de laisser en évidence de petits messages supposément posthumes et testamentaires et résolument vengeurs, dans lesquels il réglait ses comptes avec son entourage – du genre : « vous direz bien à l’autre conne, etc. », « quant à l’autre taré, qu’il ne se mêle surtout pas de mettre son nez dans mes papiers, etc. ». Ce qui n’incitait évidemment guère ses proches à lui faire bon accueil, lorsqu’il sortait de l’hôpital, l’estomac lavé et le cerveau tant soit peu désembrumé.
4- Dans le train : mieux vaut, à tous égards, s’épancher auprès de la voyageuse assise près de la fenêtre que se pencher à la fenêtre. Dans le premier cas, vous ne risquez que de perdre la tête, façon de parler – dans le second, vous vous exposez à la perdre pour de bon.
5- Si le Bon Dieu a fait les éléphants si gros et si visibles (gris tranchant sur le vert et le jaune de la savane), c’est bien pour que le chasseur puisse leur loger une balle de gros calibre entre les deux yeux et dans les conditions idéales – et pour qu’il puisse ensuite poser pour la photo, avec sa Winchester à répétition, à côté de son trophée. Radieux.
Si le Bon Dieu avait eu une autre intention manifeste, il aurait fait de tout petits éléphants, d’une couleur indéfinissable, se confondant avec celles de la végétation environnante. Des mini-éléphants furtifs et indétectables. Ce n’est pas le cas, ergo, etc., etc.
6- Au fond, les boîtes à livres, c’est la SPA des vieux bouquins. A cette différence qu’on ne les pique pas, eux, comme on le fait des chiens dont personne ne veut. Pas la peine de les piquer, puisqu’on peut les prendre librement, sans faute ni délit...
7- La flânerie dans les boîtes à livres, c’est comme la cueillette des champignons – une activité précieuse, car rigoureusement étrangère au monde du marché. Donc une activité en forme de visite impromptue dans le monde d’avant – d’avant le marché. Une visite gratuite, par définition.
8- Il n’y a pas que le « matériau humain » qui souffre pendant les guerres, l’esprit public aussi – ce sont des âges où le niveau de bêtise partagée monte au point de dépasser la cote d’alerte. Les grandes marées de la Grande Bêtise. Exemple :
Théorie du salut militaire
Deux paragraphes :
1- Salut du vrai poilu en trois temps ;
2- Réponse de l’officier en deux temps
Salut du vrai poilu :
Premier temps. En vrai coq gaulois rassembler vigoureusement les talons, porter lentement la main à la position du salut réglementaire, tendre tous ses muscles, la poitrine bombée, les épaules effacées et le ventre rentré, la main gauche ouverte, le petit doigt sur la couture du pantalon ; planter fortement les yeux dans les yeux du supérieur, redresser le menton, faire rire les yeux et se dire intérieurement : « Je suis fier d’être un poilu » .
Deuxième temps. Baisser imperceptiblement le menton, faire rire ses yeux et dire intérieurement à l’adresse du supérieur : « Tu en es un, toi aussi, tu gueules quelquefois, mais ça ne fait rien, tu peux compter sur moi. »
Troisième temps. Relever le menton. Se grandir par extension du tronc, penser aux ennemis et crier intérieurement : « On les aura ! »
Salut de l’officier :
Premier temps. Envelopper le soldat d’un regard affectueux, lui rendre son salut les yeux dans les yeux, sourire discrètement et lui dire intérieurement : « Tu es sale, mais tu es beau. »
Deuxième temps. Relever le menton. Penser à l’ennemi et dire intérieurement : « Grâce à toi, on les aura. »
Théorie rédigée par le général des Martaux (sic) en 1916, alors qu’il commandait la deuxième région militaire.
Cité in : Michèle Curcio : Manuel du savoir-vivre aujourd’hui, Tchou éditeur, 1981, p. 188.
A bon entendeur salut – vous savez ce qui vous attend, à brève ou moyenne échéance...
9- A l’usage, il est devenu tout à fait clair que toute cette histoire de « quatrième pouvoir » – la presse défendant son indépendance bec et ongles et censurant les autres pouvoirs – ce n’était qu’une plaisanterie de comptoir. Un poisson d’avril, si vous préférez.
10- On n’arrête pas de nous raconter que les artichauts ont un cœur. Je n’en crois rien. Si c’était le cas, ils manifesteraient un peu plus d’empathie, face à la déferlante d’antisémitisme dans notre pays.
11- Le secret le mieux gardé : les propagandes et les doctrines racistes, suprémacistes doivent leur succès sans cesse renouvelé à un procédé tant rudimentaire qu’inusable : elles permettent au dernier des derniers d’une espèce donnée de devenir quelqu’un, comme par enchantement. Quelqu’un, en tant que membre de l’espèce supérieure et par contraste avec le premier de l’espèce inférieure. Ici, le Ku Klux Klan, le NSDAP et Zemmour jouent dans la même équipe.
12- Grammaire des espèces, toujours. Dans La promesse verte, film d’Edouard Bergeon (2024), une jeune actrice française d’origine chinoise, Julie Chen, a été choisie pour jouer le rôle d’une militante originaire d’une minorité ethnique locale, s’activant contre la déforestation conduite par l’agro-business de l’huile de palme, sur l’île de Bornéo. Le principe de ce casting tant commode qu’audacieux est simple : au- delà, en gros, des confins de l’Inde, tous les Asiatiques de l’Est et du Sud se ressemblent et sont donc interchangeables lorsqu’il s’agit d’interpréter un rôle au cinéma. C’est le principe de substituabilité qui, depuis toujours, impose ses règles dans le monde du cinéma occidental et selon lequel Omar Sharif, avec sa gueule de métèque, fait un bandit mexicain tout à fait présentable. Mais ce principe n’est pas fondé sur une clause de réciprocité : l’actrice française d’origine chinoise récemment repérée dans le dernier Astérix fera, convenablement blackfaced une passable jeune indigène dayak ; elle poussera même la conscience professionnelle jusqu’à prononcer quelques phrases apprises par cœur dans l’idiome local. Qu’elle ait à peu près autant le physique de l’emploi qu’une actrice algérienne dans le rôle de Marine Le Pen (en anticipation d’un biopic qu’on attend avec impatience), la chose est de peu d’importance : le regard colonial a la vie dure. La preuve : on le retrouve, intact, dans le casting d’un film rempli de bonnes intentions vertes jusqu’à la gueule.
Les Blancs, eux, et sauf exception calculée, ne sont pas substituables, au cinéma. Le cinéma des autres, quand il fait apparaître des personnages de Blancs les fait interpréter par des acteurs blancs, des comparses recrutés sur place, souvent, quand il dispose de peu de moyens. Mais des Blancs. Ce qui mérite ample réflexion.
13- « La France aurait pu arrêter le génocide », déclare solennellement Macron à l’occasion des commémorations des trente ans du génocide rwandais. « La France aurait pu s’opposer au génocide » déclarera, peut-être, son intrépide successeur en 2054, lors de la commémoration du génocide en cours à Gaza.
Trente ans de réflexion, pour une phrase de sept mots, c’est un peu long, tout de même...
14- En l’absence durable de guerre, les militaires s’ennuient et se rouillent. Arrive un moment où ils enragent de devoir se couler dans le rôle de « gardiens de la paix » – ça, c’est bon pour les flics. C’est la raison pour laquelle ils ont bien du mal à cacher leur entrain lorsque les théâtres de guerre, naguère encore éloignés, se rapprochent de leurs bases et que les gouvernants les exhortent à se tenir prêts. Ce n’est pas tant qu’ils aient une âme de guerriers ou qu’ils soient pressés de verser leur sang pour la patrie, non, c’est qu’ils ont besoin de se dérouiller, besoin d’action. Et puis aussi, quand même, un peu : l’ennemi, clairement identifié et désigné, à défaut d’être héréditaire, leur manquait...
15- Conversations autour de boîtes à livres :
Joignant l’utile à l’agréable, je visite à vélo les boîtes à livres de la localité touristique en bord de mer, où me voici provisoirement coincée.
Près de la première, abritée sous un pont de chemin de fer, une dame me remet un flyer indiquant l’emplacement des nouvelles boîtes de l’endroit.
Ayant parcouru le tract, j’engage la conversation :
– J’ai quelque chose à vous dire. Les boîtes à livres d’ici ont un gros défaut : elles ne sont pas étanches. Quand il pleut, les livres sont mouillés...
– Pas les nôtres !, me lance la dame d’un ton réprobateur, horrifié, presque. Celles de la municipalité ! On le leur a signalé quinze fois...
– Ah ! Vous n’êtes pas de la Mairie...
– Non, nous, c’est l’Association « Les Cabannes d’Annette »... Et nos boîtes ne prennent pas l’eau ! Regardez celle-ci : en plastique solide, parfaitement étanche, jamais une goutte d’eau dedans...
En effet : je ne m’étais jamais avisée que la différence de conception et d’apparence entre les boîtes en bois bleues et blanches, façon cabanon au bord de l’eau (celles qui prennent la flotte) et les autres, en plastique noir, façon Vari-Kennel (marque déposée, cage de transport pour les chiens) recouvrait une lutte intestine entre service public défaillant (comme il est désormais de règle) et initiative associative en plein boom. Je remercie la dame de m’avoir ouvert les yeux, lui souhaite un bon weekend et remonte sur mon engin (rouge).
Quelques centaines (ou milliers ? Je n’ai jamais compté...) de coups de pédale plus loin, nouvelle station, devant une boîte classique, entre plage et Intermarché. Le coup classique : boîte archi-remplie de toute une littérature débilitante, arrive un couple qui tente de me fourguer un roman de Françoise Dorin – à défaut de pouvoir le loger dans le cabanon perméable – cours toujours ! Mais il y a d’autres boîtes à proximité, ajoutai-je aussitôt dans un esprit de conciliation – et d’exhiber le flyer où se trouve indiqué l’emplacement des nouvelles boîtes d’Annette.
– Ah, vous voulez dire les horribles boîtes en plastique noire !, s’exclame, indignée, la femme !
– Mais qu’est-ce que vous leur reprochez ?, fais-je, légèrement décontenancée.
– Mais on dirait des cages à chien ! Moi, je ne mettrais jamais la main là-dedans, pour rien au monde ! J’ai toujours l’impression que je vais me faire mordre...
– Mais les livres ne mordent pas...
– N’empêche, on ne voit rien à l’intérieur, on ne sait pas ce qui peut se cacher là-dedans – et puis c’est moche comme tout, en plus, ces boîtes toutes noires ! Non, jamais !
Dans le dos de sa femme, le mari m’adresse des signes d’apaisement, m’exhortant à l’indulgence. Il a réussi, à force d’ingéniosité et de patience, à faire entrer la Dorin et deux autres volumes de même eau dans la boîte – dans l’attente de la prochaine inondation. J’attends que la femme ait fini de récriminer contre les Vari-Kennel à livres et je prends congé – Bon weekend ! A vous de même !
Ce n’est pas seulement que grâce aux boîtes à livres et autour d’elles, on se fait des amis. C’est aussi qu’on y trouve l’occasion de prendre la mesure de l’extrême diversité des points de vue sur le monde, et pas seulement des opinions. Et ça, que vous le veuillez ou non, c’est une sacrée leçon de philosophie.
16- Décarboner le capitalisme – ou alors, carrément, le carboniser, le cramer ?
17- Ce qui est prodigieux, quand on dit « C’est la fin des haricots ! », c’est qu’on pense à tout, sauf à des histoires de haricots.
18- La partition entre Nord global et Sud global s’est rapidement imposée dans nos représentations de la configuration générale du monde – et surtout des désordres et des injustices qui y prévalent. Pour autant, il n’existe pas de ligne de séparation définie, nette, ayant la forme d’une frontière, entre les deux entités. Nous serions bien en mal de dire si des pays comme l’Argentine ou la Turquie font partie de l’une ou l’autre. La Chine qui ne ménage pas ses efforts pour parler au nom du Sud global tout entier présente, sous bien des aspects, des traits susceptibles de la rattacher au Nord global. Inversement, l’Inde de Modi qui est à l’évidence un poids lourd du Sud global, se rattache stratégiquement aux puissances hégémoniques du Nord global. Politiquement, le Sud global échoue régulièrement à faire entendre, face au Nord global, une seule voix.
Il se pourrait que l’un des traits par lesquels les deux ensembles se séparent le plus nettement et constamment, trait généralement inaperçu, soit celui-ci : dans le Nord global, le propre des vivants, omnes et singulatim, est d’accumuler autour d’eux une quantité considérable de biens, d’objets, de marchandises, de propriétés, de documents, etc., ce dont l’effet est qu’ils.elles meurent encombré.e.s de cette masse dont la charge revient à leurs héritiers. Une partie seulement de ce volume inerte est utile à ceux-ci, le reste doit être recyclé et, pour une part importante, mis au rebut. Le principe de base d’une existence individuelle, dans le Nord global, c’est l’accumulation d’une quantité considérable d’objets (variable, bien sûr, selon la position sociale du sujet) dont le fondement n’est pas, pour la plupart, l’utilité, mais la réassurance : c’est comme une protection contre le monde, l’enveloppe protectrice à couches multiples de la sphère individuelle.
Dans la Sud global, par contraste, l’immense majorité des sujets meurent légers : ce qu’ils.elles ont à léguer à leurs héritiers tient dans une charrette à bras. Là, il n’y a pas photo : la frontière entre Nord et Sud est distincte.
19- L’Odyssée étant, avec sa grande sœur l’Iliade, l’épopée primale, il sera difficile de contester que les compagnons d’Ulysse transformés par la magicienne Circé en pourceaux sont, en vérité des porcs épiques. L’épisode, d’ailleurs, ne manque pas de piquant : ayant annulé le sortilège, grâce à un antidote fourni par Hermès, et rendu forme humaine à ses malheureux compagnons, Ulysse passe une année entière en compagnie de la déesse, pas mal roulée du tout, même si un peu roulure, dit la tradition. Puis il repart – mais quelle mouche l’a donc piqué ?, se demande l’aède qui déclame les vers de l’épopée.
20- J’aime beaucoup l’idée que mon ordinateur portable est beaucoup plus intelligent que moi, irrévocablement. Elle me repose, ça me fait des vacances.
Marina D’Epoisses