Swine flu makes me blue

, par Alain Brossat


Réédition : Lignes 2009/3 (n° 30), pages 102 à 121

« La crise » est, à l’évidence, un de ces mots-accordéons qui ne devraient s’écrire qu’entre guillemets, tant ils sont pervertis par l’usage cynique qu’en font les gouvernants ; au même titre, donc, que des termes comme « terrorisme », « sécurité », « réforme » – et bien d’autres encore qui entrent en composition dans la police des discours « corrects » et la promotion des fantasmagories destinées à l’entretien de la passivité, de la peur, de la dépression ambiantes.
« La crise », en ce sens, est bien, dans un pays comme le nôtre, un « mot puissant » embrigadé, un des expédients, et des moins ragoûtants, du gouvernement des vivants. Un tel constat, cependant, ne suffit pas à nous convaincre que, chaque fois que le terme « crise » surgit dans notre actualité, une manipulation de l’opinion s’annonce ; qu’un petit ou grand complot se fomente destiné, une fois encore, à nous remettre à notre place de sujet apeuré, tétanisé par la crainte que lui inspire, nécessairement, la multitude des risques et incertitudes auxquels il se trouve exposé. « La crise » n’est pas un bloc que les gouvernants débiteraient en tranches plus ou moins fines ou épaisses, selon les besoins du moment. À l’examen, il apparaît que les facteurs, phénomènes, éléments de réalité, séquences temporelles que le discours contemporain subsume tout naturellement sous le terme générique de « crise » appartiennent à des ordres de réalité très divers. La relation qui s’établit entre le phénomène de crise, son degré de réalité (de densité ontologique ?) et son instrumentalisation politique, sa « mise en idéologie », est infiniment variable.
Face à ces complexités, prospère, parallèlement à l’intensification du « gouvernement à la crise » (son utilisation comme « combustible » cheap alimentant la machine à gouverner les vivants, comme on utilise la bouse séchée ou le guano pour faire la cuisine ou engraisser les champs), une contre-philosophie des faibles d’esprit. Celle-ci consiste à détecter finement, dans toute manifestation ou annonce d’une « crise », le symptôme d’une conjuration contre le peuple et ses velléités d’émancipation. Cette pathologie est particulièrement répandue en France. On en a constaté les effets délétères dans l’après 11-Septembre – un événement mondial, d’emblée mondialisé, et dont une fraction non insignifiante de l’opinion demeure, chez nous, persuadée qu’il n’est rien d’autre qu’une construction perverse destinée à ouvrir à l’Empire américain et à ses alliés un crédit de violence et d’injustice illimité.
Le premier travers de cette « interprétation » de l’événement est son air de famille avec l’opération herméneutique sur laquelle repose le négationnisme – le fait allégué comblerait trop d’« intérêts » supposés pour ne pas devenir suspect, en tant que fait même. Le deuxième est, tout simplement, qu’elle copie servilement, sans s’en aviser, le travers de ce qu’elle entend dénoncer : elle violente et malaxe la réalité pour la réduire à ses conditions propres – celle d’une pratique de démasquage du complot perpétuel.
Politiquement, cette philosophie du soupçon, cette posture de l’esprit averti et vigilant à qui « on ne la fait pas », car il a percé à jour les secrets de la manipulation des opinions par toutes les propagandes, présente l’inconvénient d’aller comme un gant aussi bien à l’extrême droite qu’à des protagonistes de la gauche extrême – elle n’est pas moins fonctionnelle dans la dénonciation du « complot juif » et de ses effets (Les Protocoles des Sages de Sion) que dans la mise à jour des machinations impérialistes (les révélations sur les camps soviétiques, par exemple, les « mensonges » légitimés à propos des exterminations par le gaz, « démont(r)és » par les dégriseurs professionnels de la Vieille Taupe).
Bref, tout ceci pour dire : dans nos sociétés, le gouvernement des vivants est loin d’être homogène. Une fois admise l’idée selon laquelle ce gouvernement est essentiellement, comme le dit Foucault, d’espèce biopolitique, voire, dit Ivan Illich, biocratique et non plus établi dans la relation entre un souverain et des sujets, reste à prendre toute la mesure de la complexité articulée de cette figure contemporaine du pastorat humain. C’est un gouvernement qui suppose la mise en œuvre de dispositifs, de technologies, de stratégies, de modes relationnels entre gouvernants et gouvernés infiniment variés et souvent hétérogènes les uns aux autres [1]. C’est un gouvernement « feuilleté », stratifié, multidirectionnel, de façon à pouvoir investir toutes les dimensions et formes du vivant.
L’enjeu « crise » est un parfait révélateur de cette condition : il est très évident que le motif de la « crise » dite économique, récemment dopé, durci et dramatisé par celui de la débâcle financière, est une des plus grosses ficelles du gouvernement à la frustration (de la majorité populaire), un moyen permanent de réduire la voilure des espérances, de discréditer la combativité sociale, d’entretenir chez les travailleurs le sentiment d’une précarité structurelle, un moyen disciplinaire et un mécanisme de sécurité en même temps, au service de la reconduction des inégalités, et, pour employer un vocabulaire convenu, de l’exploitation et de l’aliénation [2].
Mais pour autant, lorsqu’une autorité médicale ou tout autre expert ou spécialiste nous annonce, au conditionnel ou pas, une crise sanitaire majeure, accompagné de chiffres prévisionnels affolants – sommes-nous fondés à statuer, sans hésitation, qu’elle joue le même jeu (du chantage à la « crise ») que Sarkozy et les banquiers quand ceux-ci tentent de nous convaincre que nous sommes tous embarqués dans le même bateau de la crise financière et sommés d’y faire face, solidaires en toutes choses, à coups de « sacrifices » et de « travailler plus » (tout en gagnant moins) ?
On me permettra, sur ce point, d’être plus que sceptique. C’est, précisément, que le gouvernement contemporain du vivant a une assiette infiniment plus vaste et diverse que la dite « classe politique » et est tout sauf uniforme. Il inclut toutes sortes de spécialistes et d’autorités, de figures plus ou moins directement pastorales – le médecin occupant, dans cette galerie de portraits, une place de choix. Ce gouvernement n’est pas non plus homogène du point de vue des visées qu’il s’assigne et des moyens qu’il met en œuvre pour y parvenir. Ainsi, la thèse, répandue ici et là, dans une certaine littérature post-gauchiste ou néo-marxiste, selon laquelle les crises sanitaires récentes, notamment la dernière en date, désignée sans fondement sous le nom de grippe porcine A (H1N1) serait avant tout une construction idéologique destinée à attiser des peurs collectives propres à détourner le bon peuple de l’horizon des problèmes réels (la lutte des classes) et à faire prospérer le business des grandes firmes pharmaceutiques – cette thèse témoigne surtout de l’effondrement mental du monde dont elle est issue. Elle n’est pas seulement futile, elle est irresponsable, comme le sont tous les dénis massifs de réalité. Elle n’a pas l’excuse de la nouveauté d’un phénomène sans précédent et dont il serait, a priori, difficile de prendre la mesure – pour cette raison même.
En effet, nous avons sous les yeux, depuis trois décennies, les effets d’une crise comparable, une pandémie, dont les autorités sanitaires et politiques n’ont pas su prendre la mesure à temps et qui, pour cette raison, a revêtu la dimension d’un fléau dont la virulence ne s’est atténuée que dans ces parties du monde où ceux qui sont infectés ont accès aux seuls traitements efficaces, coûteux et contraignants (les trithérapies) – je parle ici, bien sûr, de l’épidémie mondiale du sida.
Il faut donc prendre en considération le fait que des « gouvernants » évoquent une « crise », tentent de sensibiliser ou mobiliser l’opinion en ayant recours à ce mot-valise, peut renvoyer à des objets et des situations, des enjeux et des menaces de nature absolument différente. Les motifs du professeur de médecine, de l’épidémiologiste, du chercheur spécialisé, du fonctionnaire de l’OMS tirant la sonnette d’alarme à propos de telle ou telle pandémie dans ses commencements, de telle ou telle catastrophe sanitaire annoncée mais encore virtuelle, peuvent difficilement être rabattus sur les calculs cousus de fil blanc d’un homme d’État exhortant ses compatriotes à se serrer les coudes face à l’éclatement de la bulle financière, et chacun d’entre eux à se sentir personnellement affecté par les difficultés de telle grande banque…
C’est qu’il y a « calculs » et « calculs » : le calcul d’intérêt que fait l’homme politique en tenant ce discours corrompu de la « solidarité » est, pour l’essentiel, indexé sur une pulsion – celle qui le pousse à se faire l’agent de la conservation, de la relance du système qui, précisément, engendre ce type de phénomène (l’effondrement des marchés en 2008) ; une pulsion, c’est-à-dire une force qui va, aveuglément, en pleine et entière méconnaissance des « fins » du processus ainsi engagé. Dans un tel cas, les « parts » de rationalité, les tentatives de rationalisation des éléments entrant en composition dans ce qui constitue le matériau de « la crise » sont des plus évanescentes, inconsistantes : on nous parlera, dérisoirement, de « moraliser » l’économie financière, de modérer les gros bonus des patrons de banques, de tempérer la spéculation – le tout dans l’attente de la salvatrice « reprise »… Le discours de la « crise » est, ici, dépourvu de toute capacité analytique, prédictive, il n’est qu’un « drapé » jeté sur l’instinct de conservation du système, mis en paroles et musique par une caste dont le trait distinctif est le pacte qui la lie à la perpétuation de l’économie de marché.
Les choses se présentent très différemment lorsque sont en question des crises sanitaires, des crises sociales, politiques, culturelles liées à des catastrophes naturelles ou à des accidents majeurs. On remarquera, pour commencer, qu’une expression comme « crise sanitaire » appartient d’abord au vocabulaire des « savants » et ensuite seulement à celui des manipulateurs d’opinion professionnels que sont les « élites » politiques professionnelles dont le destin se confond avec celui de l’institution politique, de l’État. C’est un jeune anthropologue réputé, spécialiste de Lévi-Strauss, mais aussi des pandémies, Frédéric Keck, qui donne la définition suivante de la crise sanitaire : « Il y a crise sanitaire dès lors que de multiples acteurs aux intérêts potentiellement contradictoires se trouvent rassemblés en collectifs sous une même exigence de santé publique [3]. » Le moins que l’on puisse dire est que l’enjeu et le parti pris idéologiques d’une telle formulation ne sautent pas aux yeux…
C’est que l’emploi du mot « crise » survient ici dans une configuration où il n’est pas question de jeter un rideau de fumée sur ce qu’une « crise » comme celle de 2008 donne à voir de la déraison du culte du marché, mieux, d’en profiter pour aggraver les conditions de ce que j’ai proposé d’appeler le gouvernement à l’attrition [4]. Ici, dans un contexte alors marqué par l’actualité de la grippe aviaire, comme dans tout contexte de crise sanitaire ou de catastrophe naturelle, c’est essentiellement d’autre chose qu’il s’agit : des conditions dans lesquelles le programme fondamental que s’assigne la biopolitique, dans les sociétés modernes – faire vivre, promouvoir et défendre la vie, immuniser le vivant – peut continuer à être mis en œuvre, sans discontinuité, face à l’épreuve, précisément, d’un élément de discontinuité majeur – accident industriel, tremblement de terre, pandémie, etc.
Tout le monde peut en faire le constat : dans les sociétés où les assises de la biopolitique sont solides et déjà anciennes, où le « faire vivre » est étroitement intriqué au procès même de la civilisation, où le gouvernement des vivants sur le mode du care, de la promotion du « droit à la vie » (tout nébuleux que ce soit dernier) sont devenus des éléments de la culture de l’État et de la société aussi – toute défaillance des élites en charge de ce pastorat suscite, parmi la population, des mouvements outragés et nourrit un vif discrédit de ces gouvernants, toutes catégories confondues.
On se rappelle, en France, l’épisode de la canicule de l’été 2003 qui en a administré la preuve formelle, tout comme, précédemment, l’affaire du sang contaminé. Rien de pire ne peut arriver à un homme politique que de voir son nom associé à un tel épisode de défaillance du système de veille biopolitique. En 2005, ayant survolé en hélicoptère les zones dévastées par l’ouragan Katrina qui venait de submerger la région de la Nouvelle-Orléans (plus de 1 800 morts, des centaines de milliers de déplacés et sans abri…), George W. Bush s’exhiba en compagnie d’un de ses sous-fifres devant les caméras, affichant son plus beau sourire d’autosatisfaction niaise, félicitant cet incompétent d’accomplir, face à la catastrophe, « a heck of a job » – « un sacré bon boulot » ; ceci, dans un contexte où l’opinion publique et le Congrès, scandalisés par l’inefficacité des secours, réclamaient à cor et à cri la démission du chef de l’Agence nationale en charge des situations d’urgence… De façon notoire, cet épisode calamiteux a coûté à Bush Jr. le peu de popularité qui lui demeurait et, depuis lors, l’onomatopée « aheckuvajob » est devenue, dans la langue de la rue, une expression désignant un boulot salopé… Il faut méditer sur le fait que ce soit la faillite de la puissance publique face à Katrina, davantage que l’occupation dévastatrice et criminelle de l’Irak qui ont définitivement assis, aux yeux de l’opinion états-unienne, l’impopularité de ce président calamiteux.
Tout récemment, la catastrophe du typhon Morakot qui a ravagé une partie de l’île de Taiwan, début août 2009, a été l’occasion de vérifier la validité de cette loi implacable. L’incapacité des autorités, aussi bien locales que nationales, à adopter des dispositions préventives destinées à en atténuer les effets désastreux, les retards pris dans l’organisation des secours, la « distraction » des plus hautes autorités face à l’ampleur du sinistre (le soir même où des zones du sud-est de l’île étaient ravagées par le typhon, où des coulées de boues emportaient des villages, le Premier ministre était, lui, à Taipeh, chez le coiffeur, en train de se faire teindre les cheveux) – toute cette cascade d’incuries a suscité une « crise » politique de première ampleur. Le lourd bilan en pertes humaines (200 morts environ, plusieurs centaines de disparus, des semaines après le passage de Marokot, les chiffres ne sont toujours pas établis), en destructions matérielles, en problèmes humains et sociaux (personnes déplacées, familles séparées, villages inaccessibles, cultures dévastées…), s’est immédiatement traduit en termes d’effondrement de la popularité des « élites » politiques, toutes catégories confondues. Ce n’est pas seulement la cote du Président, Ma Ying-jeou qui s’est retrouvée au plus bas, une partie de l’opinion allant jusqu’à réclamer sa démission immédiate, ce sont aussi bien ces leaders démagogiques de l’opposition qui, profitant cyniquement de l’occasion pour tenter de se redonner des couleurs (leur état présent de déréliction se comparant à celui du PS en France) dans la perspective d’élections proches, ont suscité un sentiment d’aversion marqué. Le désastre a enchaîné directement sur « la crise » en exhibant le gouffre béant qui sépare les élites politiques et autres (l’université est, dans ce pays, un vivier naturel de ministres, conseillers et hauts responsables) des gens ordinaires, tout particulièrement dans les zones où est importante la présence d’une population d’origine aborigène. Dans les jours et les semaines qui ont suivi la catastrophe, toutes les télévisions du pays ont diffusé en boucle des images d’un chef de l’État tétanisé, tentant de se rapprocher des victimes, multipliant les excuses et les accolades maladroites – mais bien incapable, pour autant, de rétablir le prestige de l’État, enfoui sous les coulées de boue qui ont transformé (entre autres), le village de Shaolin, avec ses centaines d’habitants, en Pompéi moderne…
Par défaut, cet exemple montre que ce type d’irrégularité majeure, due à des facteurs climatiques, épidémiques, industriels ou autres, en appelle, du côté des gouvernants (mais des gouvernés aussi) à des formes de rationalité tout à fait distinctes, spécifiques, des schèmes de rationalité biopolitiques. La menace du typhon Morakot annoncée, quelques jours après son passage sur Taiwan, sur les régions côtières du Fujian et du Zhejian, en Chine continentale, a conduit les autorités de la République populaire à évacuer d’autorité 1,4 million de personnes et à envoyer 8 millions de SMS de messages d’alerte, dans tous les foyers équipés d’Internet de la région menacée. Du coup, les pertes ont été minimes et le phénomène n’a pas pris la tournure d’une catastrophe. À Taiwan, dans les jours précédant le typhon, les autorités ont estimé « absurde » la suggestion formulée par certains d’évacuer préventivement 50 000 personnes. Toute honte bue et non sans tergiversation, les autorités de l’île ont dû se résoudre à accepter, dans les semaines agitées qui ont suivi le désastre, l’aide matérielle, humanitaire proposée par le grand voisin chinois – argent, maisons préfabriquées, personnels spécialisés, etc. Voici donc, in vivo, une leçon en matière de rationalités biopolitiques, qui vaut bien toutes les leçons en matière de droits humains que les administrations occidentales sont si volontiers enclines à administrer aux autorités de Pékin…
(Pour être tout à fait équitable, il conviendrait d’ajouter que ces mêmes autorités ont été loin de manifester toujours la même maturité en matière de rationalité prévisionniste et préventive, dans un passé récent : les graves défaillances du système de collecte du sang et de transfusion sanguine ayant entraîné la prolifération du VIH aussi bien que les défauts des dispositifs antisismiques qui s’est traduit en lourdes pertes humaines, notamment dans les établissements scolaires, lors du tremblement de terre qui a frappé la région du Sechuan en 2008 viennent nous le remettre en mémoire.)
Comme le rappelle Foucault, discutant la position wéberienne, il n’existe pas de rationalités « en soi », moins encore de « rationalité » « en soi », et la question de la relation entre la raison (Raison) des philosophes, les rationalités, les processus de rationalisation est – notamment dans le champ d’application des sociétés modernes – d’une extrême complexité [5]. En bref, pour Foucault, le partage entre le rationnel et l’irrationnel s’effectue toujours aux conditions d’un régime de vérité, d’une règle ou d’un ensemble de règles de partage entre le vrai et le faux. D’autre part, les rationalités et les processus « rationalisateurs » renvoient toujours à des systèmes de pratiques. Foucault soutient cette proposition d’un exemple frappant : la cérémonie des supplices publics n’est pas plus irrationnelle, en soi, que l’emprisonnement dans une cellule. C’est dans la configuration générale d’une politique pénale destinée à faire le tri entre le rééducable et l’irrécupérable, d’un programme d’ouverture d’un champ disciplinaire destiné à investir les corps – bref, là où le biopouvoir s’annonce et refoule le droit traditionnel du souverain – que les supplices deviennent « irrationnels » et, du coup, « barbares ». Les processus « rationalisateurs » modernes supposent tout à la fois des formes d’investissement du vivant à court et à long terme – c’est le sens même de l’« invention » de l’emprisonnement pénal.
En quoi ces remarques concernent-elles la question de « la crise » aujourd’hui ? C’est, tout simplement, que l’enjeu des rationalités dont il est question, à propos des « crises sanitaires » ou d’autres, suscitées par des désastres naturels ou accidentels, a pour arrière-plan distinct un « programme » dont le propre est de découper et baliser tout un champ de pratiques. Ce programme est celui qui s’énonce aujourd’hui dans les termes d’une parfaite tautologie : il faut faire vivre la vie (Vie ?). Cet impératif est aujourd’hui suspendu, comme la Loi mosaïque sur la tête des Hébreux, au-dessus du chef de toute agence du gouvernement des vivants. Le syntagme bizarre du « droit à la vie » colonise toutes les sphères de l’existence, il contamine toutes les normes réglant et le gouvernement des vivants et leurs formes de coexistence.
Dans ces conditions, est « rationnel » tout ce qui tend à immuniser les formes du vivant (il y a belle lurette que la frontière des espèces a, ici, été abolie, c’est la grande leçon qui se tire d’épreuves de « crises sanitaires » comme celle de la vache folle et de la grippe aviaire), tout ce qui tend à la protection de son environnement, tout ce qui contribue à l’optimisation de « la vie ». Inversement, est irrationnel, et tend de ce fait même à devenir criminel et barbare, tout ce qui met en question ce programme, tend à exposer la vie, à l’abandonner, à en menacer l’intégrité, voire, à révoquer en doute les hiérarchies qui s’ordonnent à ce programme. C’est ce qu’on pourrait appeler le « paradigme papal » – Benoît XVI devenant un fou furieux aux yeux de l’opinion mondialisée, y compris la plus rassise, dans l’instant même où il suggère que la protection de la vie pourrait ne pas être cet impératif inconditionnel et supérieur à tout autre qui fonde de manière indiscutable le culte de cette nouvelle idole de l’hygiénisme contemporain, l’agent salvateur du safe sex – le préservatif…
Le propre des « crises sanitaires » est, précisément, de mettre à l’épreuve ce programme et les schèmes rationnels qui s’y rattachent. La biopolitique a horreur des irrégularités, de l’imprévisible et donc de l’ingouvernable comme le Pape a horreur du péché de chair ; c’est en ce sens que chacune de ces épreuves va se transformer en un champ d’expérimentation de la solidité des dispositifs, technologies, stratégies destinées à gouverner le vivant dans le sens de son immunisation, et ce, quelle que soit la variabilité des circonstances. Chacune de ces « crises » est un défi lancé aux rationalités impliquées par ces schèmes de gouvernementalité du vivant, car le propre de « la crise » est de se présenter sous la forme d’une situation limite et de faire surgir une grande quantité de facteurs difficilement prévisibles et maîtrisables.
En effet, le premier trait d’une « crise sanitaire », mais aussi d’une catastrophe naturelle ou d’un accident industriel est d’être particulièrement difficile à circonscrire en tant que « fait », phénomène, dans sa réalité même. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, il est si facile aux sots, y compris aux imbéciles savants, de former des attroupements « révisionnistes » à propos de tels objets, de rassembler ceux qui, tout simplement, « n’y croient pas ». Les professeurs de médecine sont ici au premier rang de ces incrédules bardés de diplômes qui ne croient pas, en son temps, à la prolifération de la pollution nucléaire après l’explosion du réacteur de Tchernobyl ou bien sont convaincus, a priori, que A (H1N1) ne peut être qu’une « grippette » et que l’opinion subit le « terrorisme sanitaire de certains experts », avec les mesures de veille mise en place en vue d’une hypothétique accélération de la pandémie fin 2009 [6]. Mais une partie de l’opinion leur emboîte le pas, car les motifs de « ne pas y croire » sont, en chaque occurrence, innombrables : au début des années 1980, de nombreux bons esprits (et même de très bons, malheureusement) étaient convaincus que cette histoire de « peste des homosexuels » surgie en Californie (car c’est ainsi qu’on nommait couramment l’épidémie naissante de sida) était, surtout, l’effet de la persistance des préjugés de l’opinion et des élites savantes ou autres contre les gays et leur mode de vie. Vétéran de l’ANC, un mouvement anti-impérialiste qui lutta des décennies durant contre le régime d’apartheid d’Afrique du sud soutenu par les puissances occidentales, Thabo M’Beki, futur successeur de Nelson Mandela à la tête de l’État sud-africain, ne « croit » pas tellement au VIH – et donc aux trithérapies : pour lui, le sida est surtout un effet de la stigmatisation du continent africain noir par le monde occidental…
De la même façon, lorsque Morakot est annoncé, plusieurs jours à l’avance, par les météorologistes, les dirigeants politiques de Taiwan ne s’en inquiètent pas particulièrement : les ouragans, tempêtes tropicales et typhons font partie des aléas climatiques, dans cette région du monde, et le dernier typhon ayant produit des effets vraiment désastreux, à Taiwan, remonte à 1959… Même après une catastrophe de cette espèce, les spécialistes, les politiques sont souvent lents à en prendre la mesure réelle – Tchernobyl en est un exemple classique, mais, à une moindre échelle, l’accident industriel de l’usine AZF, à Toulouse, témoigne aussi de ce phénomène. C’est que ce qui, a posteriori, va constituer le fait de la catastrophe, un fait quantifiable, mesurable en termes de destruction de vies humaines, de biens, d’effets secondaires (pollutions, maladies, effets traumatiques sur les populations, inscrits dans l’après-coup…) ne se dessine dans son ampleur réelle que dans la durée. On compte, après le passage de Morakot, trois fois plus de disparus que de morts décomptés. Or, on sait l’effet de désolation produit sur une population donnée par les phénomènes de disparition massive, avec les facteurs persistants d’incertitude qu’ils impliquent…
Le propre de tels phénomènes est donc d’inscrire leur dimension factuelle, objective, dans une durée indéterminée, en se perpétuant, en variant, au fil de leur développement en « crise ». Comme événement désastreux, Tchernobyl n’est pas fini et, en un sens, ne finira jamais – du moins à une échéance prévisible. Lorsque les rationalités biopolitiques se remettent en route, sur les arrières de la catastrophe, il est toujours trop tard, bien sûr, elles portent le stigmate de leur défaite. Le chef de l’État taiwanais peut bien annoncer tous les programmes d’aide aux victimes du typhon, tous les programmes de reconstruction et de réhabilitation de l’environnement qu’il veut – peu importe, le pire est consommé : la puissance publique, le pastorat collectif du vivant a failli face à la toute première de ses tâches dans cette situation de « crise » (comme il l’avait fait précédemment, d’ailleurs, lors du grand tremblement de terre qui, en 1999, a ravagé le centre de l’île) – garantir l’intégrité des populations. L’élément de confiance que les gouvernés accordent aux gouvernants en référence à cette supposée « garantie », dernier vestige, sans doute, du « contrat social » des classiques, se trouve ainsi ruiné. Durablement, un groupe humain qui a connu une telle épreuve d’abandon est convaincu qu’il ne saurait davantage s’en remettre à la sagesse et à l’expertise de ses gouvernants, pour le protéger de ce type d’aléa, qu’à la bienveillance de la divinité Gaia pour le prémunir contre les caprices des plaques tectoniques…
Le propre d’une pandémie contemporaine est de se présenter comme un phénomène dynamique dont l’évolution tient à l’effet d’un grand nombre de variables très instables et dont les effets à terme, même à court terme, sont, pour ce motif même, très difficilement prédictibles. C’est la raison pour laquelle l’épidémiologie est une spécialité si difficile, au point que le tout-venant de la médecine n’y comprend goutte, de la même façon exactement que la caste des médecins demeurait hermétique, à la fin du XIXe siècle, au b.a.-ba de l’hygiénisme pasteurien. C’est la raison pour laquelle celui qui porte un jugement à l’emporte-pièce sur une pandémie commençante comme s’il s’agissait d’un phénomène statique (une pathologie déclarée qu’il s’agit de diagnostiquer chez un patient) est non seulement un butor, mais un danger public : c’est en effet qu’il n’a pas la moindre idée de ce que peut devenir l’effet de crise multidimensionnelle d’un tel phénomène, dans sa dynamique imprédictible même (mi-juillet, un responsable de l’OMS décrivait la pandémie H1N1 comme « unstoppable » – mais ces gens-là sont tous, c’est bien connu, des mercenaires des laboratoires Roche et autres GlaxoSmithKline…).
« Unstoppable » ne veut pas nécessairement dire voué à revêtir les dimensions d’un désastre sanitaire. Mais l’expression saisit bien la caractéristique première du phénomène pandémique qui est sa puissance de diffusion, dopée, notamment, par le resserrement des circuits d’intégration mondiaux et l’intensification des contacts entre des espaces distants – ce ne sont pas seulement les marchandises et les gens qui circulent plus vite et davantage, dans notre monde en cours de fluidification, mais les virus aussi.
Dans ces conditions, les facteurs d’incertitude sont innombrables : impossible de savoir, par exemple, combien de gens ont contracté la maladie (il y a tous ceux qui sont affectés mais ne le savent pas, certains pays n’ont pas d’appareil statistique fiable…), très difficile de hiérarchiser les formes sous lesquelles se manifeste H1N1 (cas bénins, sérieux, alarmants…), de faire la part, en cas de décès de patients affectés, entre ce qui est imputable à la grippe et ce qui revient à d’autres pathologies), impossible de savoir si le virus est susceptible de muter et de devenir plus dangereux encore, etc.
Les autorités vont donc s’efforcer de faire jouer contre ce phénomène si difficilement saisissable des mécanismes de sécurité. Ces dispositifs sont aujourd’hui établis au cœur du gouvernement des vivants, ils sont le moyen d’agencement le plus élaboré et le plus efficient de la rationalisation de ce pastorat. Ils présentent plusieurs caractéristiques. La première est leur relation au temps : ce ne sont pas, dans leur principe, des moyens ponctuels, destinés à régler un problème du moment, mais au contraire des mécanismes visant, pour les gouvernants, à s’assurer des prises sur des phénomènes massifs, durables. Mais aussi bien, ce sont des instruments susceptibles de s’ajuster aux défis lancés par un danger ponctuel, une « crise » limitée dans la durée.
Dans la dimension du sanitaire, c’est dès les débuts du XVIIIe siècle que ces dispositifs s’expérimentent, en Angleterre, avec la variolisation. Leur destination n’est pas d’éradiquer une maladie (la variole, ici), mais d’en atténuer la virulence, jusqu’à lui faire perdre son caractère de fléau. Ce sont donc des dispositifs qui nécessitent l’emploi d’instruments spécifiques (la statistique, le calcul des probabilités, l’enquête…), ce qui va leur permettre d’introduire dans leur programme la dimension de la prévision (une forme de projection du présent vers l’avenir).
La seconde caractéristique des mécanismes de sécurité est tout aussi essentielle : pour être efficaces, ils supposent des interactions permanentes entre gouvernants et gouvernés ; les premiers vont faire appel au discernement, à l’esprit de responsabilité des seconds, afin que ceux-ci acceptent les mesures incluses dans le fonctionnement global du dispositif : variolisation, vaccinations, contrôles de température, quarantaines, port de masques, etc. Enfin, on le voit, l’efficacité des mécanismes de sécurité ne saurait reposer entièrement sur des mesures contraignantes, autoritaires, disciplinaires même : elle doit supposer que les calculs rationnels biopolitiques qui les sous-tendent sont non seulement accessibles aux sujets vivants, mais repris à leur compte par eux – impossible de placer un flic derrière chaque individu pour vérifier, lorsque la pandémie est là, qu’il se lave bien les mains avec du savon, ne crache pas par terre, tousse dans son épaule, etc.
Les gouvernants vont donc activer ces mécanismes moins sous la forme d’injonctions ou de prohibitions, de mesures de contrainte que sous celle d’une multitude de messages adressés au public. Ainsi pourra se mettre en place, dans le contexte d’une « crise sanitaire » une sorte d’état d’urgence dédramatisé : toutes sortes de mesures d’exception sont envisagées, et parfois mises en œuvre, mais sur un mode tout autre que celui qui prévaut dans le cas de l’état d’exception décrété face à un danger extérieur ou un ennemi intérieur ; lorsque sont envisagées des fermetures d’écoles, des vaccinations massives (etc.), ce n’est pas le spectre, terrifiant, d’une division violente qui prend forme, mais au contraire celui d’un rassemblement nécessaire pour le bénéfice de tous (le propre « égalitaire » d’une épidémie est généralement de ne pas faire la différence entre riches et pauvres, faibles et puissants).
Ce sont donc des rationalités de plus en plus complexes, différenciées, « sophistiquées » qui se mettent en place dans le contexte des pandémies contemporaines – on l’a beaucoup dit, la grande terreur des autorités sanitaires mondiales et nationales est que se présentent à nouveau des situations aussi explosives et désastreuses, hors contrôle, que celle de la pandémie sidéenne. Mais, avec tous leurs efforts pour « encadrer » et tenir en lisière une pandémie montante, ces autorités n’en demeurent pas moins placées face à toutes sortes de défis et de dilemmes qui les mettent rudement à l’épreuve. Il leur faut en effet s’efforcer de faire en sorte que la population se place en état de vigilance, se persuade de la gravité de l’évolution possible du phénomène pandémique – mais sans pour autant susciter de réactions de panique collective – et l’on sait combien les populations sont, aujourd’hui comme naguère et jadis, sujettes à des comportements paniques lorsqu’est annoncé un danger sanitaire majeur – notamment une épidémie.
Ce sont là des « réglages », des équilibres agencés autour du « principe de précaution » infiniment difficiles à élaborer. Un jour, la presse de Taiwan fait ses gros titres sur des projections annonçant, pour les semaines à venir des progressions pharamineuses du taux de contamination de la population par le virus A (H1N1) – résultat, les gens se procurent du Tamiflu sur le « marché », se l’administrent préventivement, bien en vain, et contribuent ainsi à épuiser les stocks disponibles. Le lendemain, donc, les autorités publient un communiqué d’apaisement, insistant sur le fait que dans la très grande majorité des cas, A (H1N1) ne produit sur les individus affectés que des effets bénins ne nécessitant même pas de recours à l’hospitalisation…
Bref, l’efficacité du mécanisme de sécurité, face à une pandémie, passe toujours par la prévision du pire – qui n’est pas, dans le cas, le résultat d’une stratégie opportuniste, mais d’un calcul rationnel ; mais d’un autre côté, la mise en œuvre des mesures fondées sur les hypothèses les plus pessimistes (car il ne peut y avoir, répétons-le, que des hypothèses et des projections) peut s’avérer parfaitement contre-productives. Ou même, si elles s’avèrent efficaces, elles produisent des effets secondaires de crise tout à fait marquants : on l’a vu, lors de la pandémie de la vache folle ou de la grippe aviaire : l’abattage massif de bétail ou de volailles a produit, dans les milieux et les sociétés concernés des perturbations majeures, sur lesquels les anthropologues spécialistes de la relation de l’homme à l’animal attirent à juste titre l’attention. D’autre part, la prévision du pire et les mesures qui en découlent produisent, sur une certaine durée, cet effet singulier : le phénomène de la pandémie devient indistinct, en tant que réalité, des discours qui s’y agencent, et qui se destinent à l’endiguer : plus on est précautionneux, plus on en parle, plus on en parle, plus « l’imaginaire » du phénomène peut être distingué de sa réalité épidémique.
Le moins que l’on puisse dire est que, du point de vue même de la défense et promotion de la vie, ce n’est pas une règle générale, dans les sociétés modernes, que l’État se manifeste, avec constance, comme plus rationnel, voire plus raisonnable que les sujets individuels ou la population comme collectif. Comme le rappelle Foucault, ce sont ces mêmes « pouvoirs modernes » qui, promoteurs du « faire vivre », succombent, en certaines occurrences, à leurs penchants thanatocratiques : Verdun, Auschwitz, Hiroshima sont quelques-unes des « noms propres » de cette pulsion de mort de l’État moderne.
À une échelle plus réduite, on a pu constater, pendant toute la durée du conflit lié au démembrement de la Yougoslavie de Tito, notamment tout au long du siège de Sarajevo, combien l’aveuglement du pouvoir (la clique Mitterrand), pieds et poings liés à ses atavismes pro-serbes, contrastait avec les sensibilités éclairées des gens ordinaires – le sens commun du quelconque l’emportant ici distinctement, en termes de rationalité politique et de sens de la justice, sur les roueries et le machiavélisme diplomatique du vieux politicien roublard…
Mais, une fois encore, le domaine des « crises sanitaires contemporaines » et, plus généralement, des enjeux biopolitiques, manifeste fortement sa singularité. D’une façon générale, les calculs politiciens, entendus dans le sens ordinaire, la raison purement instrumentale ne peuvent pas, face aux enjeux ici en cause, s’imposer. C’est la raison pour laquelle il était impensable que, dans des pays comme la France, l’Allemagne, les États-Unis, le Japon, l’Argentine…, aucune espèce d’équipe dirigeante, quelle que soit sa couleur politique, adopte face aux malades du sida la politique de discrimination et de stigmatisation prônée en son temps par un énergumène comme Le Pen. Ce n’est pas tant une question de culture humanitaire, de tolérance, de public decency ou de solidité de l’État de droit que, simplement, de rationalité biopolitique.
On remarquera d’ailleurs que, sur toutes ces questions, les hommes politiques n’ont pas la bride sur le cou. Le gouvernement des vivants, lorsque ces enjeux sont en cause, est composite, mixte si l’on veut, associant les responsables politiques aux « savants », aux experts, aux spécialistes, aux faiseurs d’opinion, etc. Un chef ou un clan politique qui choisirait, dans des circonstances comme celles de l’actuelle pandémie, de mettre en place les mesures préconisées par l’autorité en ne prenant en considération que leur indice de popularité se conduirait en suicidaire endurci. Bien plus que les politiciens, ce sont les experts qui, en la matière donnent le la – aux membres de l’exécutif, ensuite, de jouer la partition face à la population.
Et il faut bien l’admettre : dans le domaine biopolitique, que ce soit dans l’ordinaire des campagnes anti-tabagiques, anti-alcooliques, en faveur de tel ou tel dépistage du cancer, ou bien dans l’extraordinaire des situations de pandémie, ce sont les gouvernants qui, en promouvant des mécanismes de sécurité constamment adaptés aux conditions nouvelles, jouent les premiers rôles, en tant qu’instigateurs de formes multiples de rationalisation de la garde du vivant. Ce sont eux qui mettent en place les stratégies, en assurent la continuité, veillent aux « réglages » nécessaires, « expliquent » sans relâche, contrôlent, quadrillent, corrigent et, surtout, jouent avec constance ce rôle d’infirmier général que la population attend d’eux. En termes de compréhension des facteurs entrant en composition dans une pandémie, l’écart demeure considérable, en dépit de toutes les campagnes d’information, entre la connaissance du phénomène dont dispose le gouvernement collectif des vivants et la population dans ses différentes composantes – fin août 2009, 6,8 % seulement de la population de Taiwan a une connaissance précise des modes de transmission de la grippe A (H1N1) – alors même que, depuis des semaines, les journaux consacrent à celle-ci une place infiniment plus importante que ne le fait la presse française…
Encore et toujours, un problème de rationalités biopolitiques : dans des pays aussi densément peuplés que Taiwan, la Chine continentale, le Vietnam ou le Japon, il est difficile de reprocher aux gouvernements de « sur-réagir » en décrétant la mobilisation générale – l’alerte a été chaude avec le SRAS, la grippe aviaire, de cet autre côté de la Terre… Mais du coup, dans ce climat d’alerte permanente, le « fait » de la maladie fusionne avec le « bruit » qui l’entoure, avec tous ces chiffres affolants qui vibrionnent, etc. Plus que jamais, la pandémie apparaît difficile à cerner, à discerner – dans sa réalité même.
Du coup, ceux qui, rassemblés dans leur inexpugnable village gaulois, pensent pouvoir observer toute cette agitation de loin et camper, bien à l’abri dans leur niche écologique et sylvestre, se trouvent confortés dans leur scepticisme blasé – l’éternelle sagesse des assoupis… Un ami, prof de philo dans un lycée de province, me rapporte cette plaisante (?) anecdote : le jour de la rentrée de classes, en l’absence de directives plus précises, le proviseur rassemble tous les élèves dans une salle du lycée, afin de les informer des mesures à prendre en vue de combattre la pandémie – par exemple, on peut l’imaginer, éviter, autant que possible, de participer à des rassemblements inutiles dans des espaces clos… Cet exemple grotesque montre que l’acquisition, en la matière, des rudiments premiers en matière de rationalités biopolitiques ne va pas de soi. Les pandémies bouleversent les habitudes et les représentations les plus ancrés – en cas de virulence extrême, c’est l’ami proche, la femme aimée, l’enfant chéri qui est susceptible de devenir le danger le plus redoutable dont chacun soit conduit à se défier. Sur ce plan, l’intériorisation des normes adaptées à ces circonstances est très différenciée, selon les régions du monde, les cultures : en France, il faudrait plus qu’une alerte pandémique pour qu’on cesse de se faire la bise, en Extrême Orient, les journaux popularisent le geste destiné à remplacer la poignée de mains et à réduire au minimum les contacts physiques entre individus…
Faire face à ce type de phénomène à variables multiples requiert, au demeurant, une forme d’intelligence des situations complexes et évolutives, des savoirs et des capacités stratégiques qui, a priori, ne font pas très bon ménage avec la lourdeur des appareils bureaucratiques. Chaque nouvelle épidémie de grippe, qu’elle tourne à la pandémie ou non, demande l’élaboration de nouveaux vaccins, de dispositifs de santé publique adaptés. Le gouvernement du vivant doit faire face à l’urgence annoncée, dans le cas présent, avec des moyens imparfaits : le Tamiflu a été décrié plus d’une fois par des experts comme d’une efficacité relative, il est suspecté de produire des effets secondaires divers et variés ; quelques semaines à peine vont s’écouler entre le moment où les vaccins en cours de fabrication par les multinationales pharmaceutiques vont être testés et celui de leur emploi – éventuellement massif… Mais, d’un autre côté, qui, parmi les gouvernants actuels de nos pays, irait prendre le risque de pouvoir être accusé après coup d’avoir sous-estimé la virulence de la pandémie, en dépit des avertissements lancés par les experts et les prévisionnistes ? On ne peut pas à la fois s’étrangler d’indignation quand des autorités publiques sont prises de court par une catastrophe naturelle et ricaner lorsqu’elles mettent en œuvre, face à une pandémie dont l’évolution est a priori incalculable, les plans de vigilance les plus rigoureux…
On peut, bien sûr, comme Sa Sainteté le Pape, estimer en conscience qu’il est plus important de veiller au salut des âmes qu’à l’intégrité des corps voués aux plaisirs vulgaires. On peut aussi, comme Nietzsche, soutenir que le pli immunitaire de notre civilisation, tout entier fondé sur le repli frileux de la vie sur elle-même et la peur de la mort fait de nos sociétés de parfaites fabriques de tout petits hommes [7]. On peut encore, comme Mishima, préférer la pleine exposition d’une vie qui se sacrifie volontairement à un idéal élevé à une existence si bien protégée et entourée qu’elle se perpétue interminablement jusqu’à dépasser le siècle – gâteuse et impotente [8].
On peut donc, délibérément, opter pour une philosophie de la culture, un programme éthique, une axiologie, un mode de vie qui rejettent, dans son principe même, le programme biopolitique assigné, désormais, à tous les gouvernants. On peut estimer que le « droit à la vie » qui est un peu la bannière de la dynamique engagée n’est qu’un slogan absurde et creux. Mais force est bien de constater que les présupposés d’une telle dissidence ouverte avec les formes contemporaines du pastorat humain ne sont pas partagés par grand monde dans nos sociétés. Cet état de fait devient tout particulièrement criant dès lors que surgissent des irrégularités susceptibles de mettre à mal l’intégrité du vivant collectif, des « crises » liées à l’impéritie des gouvernants en matière biopolitique : le premier des « droits » qu’entendent faire valoir « les gens » aujourd’hui est celui de voir leur immunité garantie, les « risques » jugulés, la santé stable et durable assurée – le droit donc d’être protégés par ceux à qui, tout naturellement, revient la charge du bon fonctionnement du dispositif général d’« asepsie » – la caste des pasteurs-médecins, des pasteurs-ingénieurs du vivant, des pasteurs-gardiens du troupeau humain…

Notes

[1M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Ivan Illich : Némésis médicale, Paris, Le Seuil, 1975.

[2Sur l’institutionnalisation de la précarité : Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003.

[3Voir ce propos son article : « Risques alimentaires et catastrophes alimentaires – l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, de la vache folle à la grippe aviaire », Esprit, n° 343, 2008. La définition de la « crise sanitaire » est extraite d’un projet de recherche intitulé « Les hommes malades des animaux. Anthropologie comparée de la grippe aviaire ».

[4« Le gouvernement à l’attrition » in Entre chiens et loups, L’Harmattan, à paraître.

[5M. Foucault, « Entretien » (1980), in Dits et Ecrits, vol. IV, Paris, Gallimard, p. 884 sq.

[6Un de ces trissotins diplômés, le Pr Marc Gentilini, membre de l’Académie de médecine, ancien président de la Croix rouge française, parlait, à propos des mesures préventives destinées à endiguer la grippe A (H1N1) d’une « pandémie de l’indécence », comparant la supposée débauche de moyens mis au service de cette campagne avec la carence des moyens employés en vue de combattre, dans les pays pauvres, des maladies comme la tuberculose ou le paludisme. On a là l’exemple même d’un raisonnement vicié et démagogique : ce n’est pas parce que les autorités sanitaires mondiales, les firmes pharmaceutiques, les pays concernés ne consacrent pas des moyens qui se tiennent à la hauteur des défis lancés par la persistance de ces fléaux que la mise en place d’une niveau d’alerte élevé face à une nouvelle pandémie grippale, dont la virulence s’annonce comme considérablement plus forte que dans le cas des grippes saisonnières habituelles, relève de la gabegie et n’est que poudre aux yeux. Les précédents du sida, du SRAS, de la grippe aviaire devraient pourtant suffire à avertir le plus indolent des ânes savants de la différence entre une pandémie mondiale et une maladie endémique, aussi désastreuse soit-elle pour les populations concernées.

[7Friedrich Nietzsche, « Divagation d’un inactuel », Le Crépuscule des idoles : « Le malade est un parasite de la société. Réduit à un certain état, il est inconvenant de vivre plus longtemps. Continuer à végéter dans une lâche dépendance vis-à-vis des médecins et de leurs pratiques, après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie – voilà qui devrait susciter, de la part de la société, le plus profond mépris. Les médecins, de leur côté, se devraient de transmettre ce mépris – ce n’est pas des ordonnances qu’ils apporteraient au patient, mais, chaque jour, une nouvelle dose du dégoût qu’il inspire… ». Un peu plus loin, Nietzsche vante « une manière de mourir avec panache, quand il n’est plus possible de vivre avec panache ».

[8Yukio Mishima : « Tous nos besoins sont comblés, à l’exception de la mort, qui demeure notre seul désir insatisfait […] Les jeunes gens aspirent à la mort, mais abstraitement. Quant aux hommes qui ont atteint le milieu de leur vie, plus ils disposent de temps, plus ils en passent à se tourmenter dans la peur du cancer. » (Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Paris, Gallimard, coll. Arcades, 1985.