« Terrorisme » est un mot de la police
On peut, du point de vue d’une analytique générale de la violence, distinguer deux formes de terreur, dans le monde contemporain : la terreur industrielle et la terreur artisanale. Le moyen par excellence de la première, ce sont les bombardements aériens qui, aujourd’hui, s’effectuent avec des moyens technologiques extrêmement développés, des chasseurs supersoniques, des bombardiers pouvant voler à très haute altitude, des systèmes de guidage des missiles très efficients, etc. Une force armée équipée de ce matériel a la capacité d’effectuer des raids aussi bien sur des objectifs militaires que civils, visant soit à des destructions sélectives, soit à des destructions massives. On peut raser une ville, comme on peut détruire une maison, un objectif particulier, sans nécessairement endommager ce qui se situe dans son environnement immédiat, on peut frapper la masse humaine comme des groupes isolés, de jour comme de nuit, par tous les temps [1]. Ce qui définit en propre la terreur industrielle et, tout particulièrement, les bombardements aériens, est que ses exécutants et ses victimes ne sont jamais mis en présence directe. Il arrive parfois que celui qui prend la décision de détruire un objectif donné par voie aérienne se tienne, derrière un ordinateur, à des milliers de kilomètres de sa cible [2]. La terreur industrielle et les bombardements aériens visent parfois sciemment à frapper des civils, les habitants d’une ville, voire un groupe restreint d’individus, voire à la limite une seule personne mais il est de règle, vu les conditions même de l’exercice de cette terreur, que des civils, en proportion variable, soient les victimes collatérales d’actions visant des objectifs particuliers, militaires, cibles d’actions dites antiterroristes, etc. Le propre de la terreur industrielle est, en général, de ne pas faire dans le détail et de s’exercer au mépris de la distinction entre civils et militaires, d’inclure dans ses calculs l’extermination de personnes nullement concernées par l’opération en cours – ceux, celles que les journaux vont appeler couramment les victimes des « bavures » ou « les innocents ». Et, bien sûr, cette terreur industrielle est, de par l’ampleur des moyens qu’elle requiert, le fait des Etats.
Les conditions de l’exercice de la terreur industrielle font qu’il est difficile d’en cerner et nommer la dimension criminelle. Ses acteurs sont nombreux et disposés tout au long d’une chaîne très étirée, sa mise en œuvre repose sur une division du travail très complexe – sur le modèle des procédures industrielles modernes. Il devient difficile, du coup, de désigner celui qui, en propre, s’est rendu coupable du crime. C’est toujours un crime d’équipe dont on s’épuiserait à remonter la chaîne jusqu’au premier maillon. C’est donc, par excellence, dans nos sociétés, le crime sans nom. Il est exceptionnel que ceux qui s’en rendent coupables soient jugés, et impensables qu’ils le soient aussi longtemps que la puissance qui les a ordonnés ne s’est pas effondrée, n’a pas été vaincue par d’autres puissances au point de devoir rendre des comptes devant un tribunal des peuples, une juridiction internationale.
D’autre part, l’éloignement entre les différents protagonistes de l’appareil militaire, mais aussi politique et industriel, de cette forme de terreur exercée sur des populations et ceux/celles qui en sont victimes a pour effet de brouiller la perception du crime. Selon une économie traditionnelle, immémoriale, de la criminalité, le crime suppose la mise en présence du criminel et de sa victime, aussi variable cette condition soit-elle. Ici, le crime s’efface devant des abstractions : « opérations », « riposte », « neutralisation », etc. Le « narratif » imposé par le maître des airs, qui est aussi le maître des récits fait le reste : le crime de masse est banalisé par un récit euphémisé, aseptisé, celui des opérations chirurgicales et des nettoyages rendus indispensables par l’obstination agressive et barbare de l’ennemi. Et plus les actions de terreur industrielle se répètent, plus elle deviennent, pour le public global et, en particulier occidental, les éléments d’une routine circulant sur la bande passante de l’actualité et qui ne méritent pas qu’on s’y arrête.
Du point de vue de sa perception par les opinions du Nord global, des pays les plus riches, de l’Occident blanc, les fauteurs de la terreur industrielle sont, avant tout et sauf exception (les Russes) des semblables, des civilisés, culturellement proches, de la même façon que la terreur industrielle est totalement solidaire avec ce qui, pour ces opinions, définit la modernité : la rationalité instrumentale, le progrès scientifique et technique, l’innovation permanente en matière d’appareillage technologique, la recherche de l’efficience maximale...
Il est, de ce fait, d’autant plus difficile de les imaginer dans la peau du criminel superlatif, celui qui se rend coupable de crimes contre l’humanité, de génocide. La terreur industrielle qui enfouit ses victimes sous des tonnes de béton, souffle des immeubles entiers, celle dont l’urbicide est, si l’on peut dire, le sport favori, dépasse dans ses formes et dans ses effets l’imagination du public du Nord global qui, dans son immense majorité, n’a ni l’expérience ni l’intuition de ce que peut être, pour le sujet humain qui y est exposé, un bombardement aérien. C’est la raison pour laquelle les Etats qui pratiquent la terreur industrielle sont rarement perçus par cette opinion comme des Etats terroristes. Mais ce qui est en cause ici est, avant tout, de deux ordres : d’une part l’hégémonie narrative exercée par ceux-là même qui ont partie liée avec la terreur industrielle, voire qui en sont les inspirateurs ; et, de l’autre, la difficulté qu’éprouvent le public global et l’opinion occidentale en particulier à opérer une saisie intellectuelle objectivante de cette administration de la mort en masse à des populations, civiles dans la grande majorité des cas. C’est ici notre enveloppement dans les formes de la vie moderne les plus développées et notre accoutumance à la vie administrée qui nous empêchent de nommer la crime et d’en prendre la pleine mesure.
La terreur artisanale, elle, s’exerce, si l’on peut dire, à échelle humaine. Elle demeure inscrite dans la tradition des formes traditionnelles de la violence. Si elle inspire spontanément l’horreur à des sujets hautement pacifiés ou « déviolentisés » comme le sont les gens du Nord global (ce qui concerne, en premier lieu, les relations sociales, la civilisation des mœurs), c’est qu’elle rompt le pacte implicite selon lequel, dans nos sociétés, les conflits ne se règlent pas à coups de couteau ou de fusils, où l’exercice de la justice repousse la vindicte, où la violence, repoussée sur les bords de l’existence commune, se trouve résolument affectée d’un signe négatif. Ce qui sidère les opinions occidentales, blanches, démocratiques dans les usages de la terreur artisanale, c’est l’hyperviolence qu’exerce un corps sur un autre corps, directement, le versement du sang, la rage du combattant ou de l’exterminateur, ce qui est d’emblée perçu comme son ensauvagement – il tue « comme une bête ». Son engagement affectif dans le meurtre tétanise ceux qui en sont les spectateurs proches ou lointains, mais la médiation des moyens de communication contemporains fait que le lointain devient instantanément le proche.
Le pourvoyeur de terreur artisanale est d’emblée perçu par les opinions démocratiques blanches comme un barbare dans la mesure où il opère ce qui leur apparaît comme une monstrueuse régression dans cet état dont nous nous sommes extraits pour devenir les civilisés que nous sommes. L’allergie au versement du sang est, notamment, la chose la mieux partagée selon les sensibilités immunitaires constitutives du plus intime de nos identités.
Tout ceci a pour effet que l’illusion fondatrice (mais qui est aussi un mensonge soigneusement entretenu) de notre perception des formes de terreur contemporaines repose sur la plus fallacieuse des évidences : les terreurs artisanales seraient pires, notoirement pires, que les terreurs industrielles. Elles ne sont pires, en vérité, qu’au sens où elles affectent notre sensibilité sur un mode plus intense, plus... terrifiant, précisément – pour des raisons culturelles dont la généalogie est aisée à établir. Mais si l’on quitte un instant le point de vue du récepteur pour se déplacer vers celui du « perpétrateur », la question est évidemment de savoir en quoi l’exterminateur au couteau ou à l’arme légère, qui ne tue qu’autant que ses forces physiques et l’absence d’opposition le lui permettent, serait pire que celui qui, aux commandes de son chasseur supersonique, largue un missile voué à pulvériser un immeuble entier. La réponse se lit du côté des chiffres : la terreur industrielle extermine, sème la dévastation et le chaos dans des proportions infiniment plus grandes que la terreur artisanale. Il est donc urgent que nous procédions, sur ces questions, à une radicale réforme de notre entendement. Celle-ci est, on l’aura compris, commandée par la plus brûlante des actualités.
Je me cantonne ici volontairement dans ces généralités parce qu’il se trouve qu’à ce jour, en France, il est devenu risqué, périlleux, de tenir un discours de vérité à propos de ces questions et en rapport avec cette brûlante actualité. La police de la pensée est en plein essor, la chasse aux sorcières est lancée. Un mot de trop ou de côté et vous voilà avec une incrimination pour « apologie du terrorisme » aux fesses, à l’instigation de rien moins que le ministre de l’Intérieur... On aura du moins compris ceci, au fil de cette horrible séquence : terrorisme, à tous égards, c’est aujourd’hui un mot de la police, la police de la pensée, la police tout court. Le seul mot qui vaille, comme mot de la politique, pour réfléchir vraiment à ces question, c’est terreur. Qu’est-ce que la terreur, sous quelles conditions et dans quelles formes s’exerce-t-elle dans le monde d’aujourd’hui, à quel régime d’Histoire se rattache-t-elle, dans notre présent ?
Plus les conditions présentes sont éprouvantes, plus la nuée de la propagande et du bourrage de crâne s’étend en nappes toujours plus épaisses, et plus est requis cet effort de pensée qui nous permet, seul, de garder prise sur le réel. Mais pour cela, il nous faut bannir les mots corrompus de la police générale de la langue et de la pensée – terrorisme au premier chef, en ce moment.
Mais dire cela, peut-être est-ce déjà un délit, selon le Fouché (duc d’Otrante) du moment ?
Alain Brossat