Trompe la mort
Une des premières choses qui m’avait fait forte impression quand j’étais étudiant à Bologne en Italie, était le manque de cérémonies funéraires dans les rues telles qu’elles se passent normalement aujourd’hui même en Albanie. Je me demandais comment les mourants passaient les derniers moments, où est-ce qu’ils mouraient, quel était le sentiment des vivants vis-à-vis de la douleur et de la mort. J’étais tellement curieux qu’un jour j’ai visité un cimetière pas loin de chez moi et j’ai été étonné par l’ordre, la tranquillité et l’absence de visiteurs. Une autre fois, je me suis rendu à l’hôpital de la ville pour le connaître et j’ai vraiment été déçu. D’abord parce qu’ils ne m’ont pas laissé me promener librement dans les pavillons et deuxièmement parce que je l’ai trouvé peu à mon goût, froid et avec une structure de censure sans vie. Bien sûr c’étaient les impressions d’un jeune de 20 ans venant de l’année sanglante 1997 et d’une société étrange, laquelle à la fois néglige la vie mais en même temps se montre solidaire avec le malade et le mourant, que ce soit un proche ou un ami.
Même si j’étais un étudiant à la faculté de droit mais sans être en droit avec l’Etat italien, je n’avais pas encore un intérêt académique pour la sociologie, je voulais mieux comprendre la société dans laquelle je vivais, sans savoir que quelques mois après j’allais faire partie de l’Université de Tirana en tant qu’étudiant en philosophie. Puis une fois à Paris à la recherche de mon chemin, j’ai connu un sociologue qui est devenu mon guide. Il s’agit de Norbert Elias et de son livre La Solitude des mourants, à travers lequel j’ai découvert l’historien Français Philippe Ariès et son étude Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Et donc aujourd’hui je veux parler de ces deux livres car on est devant un phénomène nouveau mais connu dans les sociétés modernes tardives : le traitement des malades et l’attitude devant la mort.
Il n’y a pas de doutes que l’instrumentalisation et la domestication de l’homme ont été faites principalement à travers la peur, et dans le cas de l’épidémie actuelle, ce sont les images terribles de l’angoisse mondiale et mondialisée des cercueils, des fosses communes, des pavillons remplis de malades infectés, de l’extrême solitude du mourant et de l’acte macabre de décider qui va profiter du ventilateur/respirateur magique et qui va mourir. Je crois que ces images ont joué un rôle important dans l’économie psychique de l’homme pour lui faire peur, pour le convaincre de rester chez lui et de s’adapter civiquement aux nouvelles mesures du confinement et de la distanciation sans aucun engagement.
Pour la première fois peut-être, l’hôpital – tel que je l’ai connu en Italie et en France – commence à s’ouvrir, le secret professionnel et les procédures curatives se sont dégagés pour montrer aux gens le champ de bataille des médecins. D’un endroit clos, hermétique et tabou, l’hôpital, la morgue et les cimetières deviennent un spot publicitaire pour angoisser les vivants comme l’enfer et le purgatoire menaçants, réservés à tous ceux qui ne respectent pas les mesures des gouvernements.
En fait, celui qui a fréquenté les hôpitaux comme malade ou visiteur, sait bien que ces endroits sont toujours un champ de bataille sanglant. Il suffit d’une promenade dans l’hôpital trop militaire de Tirana, militaire au sens de la Grande Guerre, pour constater les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent les médecins avec des patients très patients qui, à part leurs corps malades, doivent amener avec eux les médicaments, la nourriture, les draps, les matelas et surtout l’argent. Est celui-ci le modèle albanais du libéralisme pour lequel on devrait remercier ses riches sympathisants du slogan la vie ou la mort selon la poche – autrefois, en temps de guerre, enfin d’une autre guerre, c’était la Liberté ou la Mort !
Quoi qu’il en soit, je fais retour à l’œuvre de Philippe Ariès publiée en 1974. Sa thèse pourrait se résumer ainsi : au Moyen Âge la mort était chose normale pour la vie des gens et c’est aujourd’hui dans la modernité qu’elle est cachée, loin de la vue quotidienne pour devenir un sujet tabou, privé et individuel assujetti par les hôpitaux. Se fondant sur des archives historiques, littéraires et artistiques, Ariès nous donne l’image du malade entouré par ses proches, qui attend paisiblement la fin de sa vie chez lui sur son lit, avec simplicité, rituel et sans réel caractère dramatique. L’attitude de jadis devant la mort familiale ou apprivoisée comme l’appelle Ariès est aux antipodes de notre attitude où la mort fait trembler l’esprit au point d’éviter son nom. Bien plus, la question de la mort a remplacé le tabou du sexe dont on ne parlait pas. Même le langage moderne est plus sensible et rempli d’un euphémisme sans précèdent : après une longue et douloureuse maladie, mort soudaine, trouvé sans signes de vie, a perdu la vie lorsque l’ambulance rentrait à l’hôpital et les médecins ont fait l’impossible, hier soir à 22h45 notre cher camarade…
Bien au contraire, l’homme du Moyen Âge avait conscience, en tant que mortel, que la mort pourrait l’emporter à tout moment et pourtant il avait un grand désir de vivre. La mort avait une allure collective mais progressivement on voit le changement de la structure psycho-sociale avec l’apparition de l’individu qui voit la mort en soi à travers l’autre.
La culture funéraire de nos jours affirme Ariès, est moins liée à l’influence religieuse et plus à la vie industrielle et urbaine, je dirais au système capitaliste et aux réseaux libéraux, dont l’une des conséquences est la vie solitaire et l’individualisme tant acclamé. C’est une réalité qui contraste avec celle de la société encore traditionnelle albanaise où les gens meurent chez eux et où les malades sont accompagnés 24h/24 et 7j/7 par leurs proches et amis dans la chambre de l’hôpital, impatients de le ramener à la maison.
Dans le monde développé – il faudra trouver un autre synonyme – l’hôpital est l’endroit principal du traitement du malade, l’endroit où l’on attend la mort, un endroit technique et silencieux, précisément ce que j’avais senti de façon intuitive quand je vivais à Bologne.
Maintenant je m’arrête ici pour parler d’Elias et de son livre La solitude des mourants, publié en 1985. Vous trouverez une analyse plus large dans ma monographie de Norbert Elias, Sociologie des civilisations, chapitre cinq "La civilisation de la mort".
En désaccord avec la thèse un peu romantique d’Ariès selon laquelle l’homme de jadis faisait mieux face à la douleur et à l’agonie, Elias affirme que la médecine moderne et les savoirs scientifiques ont offert aux malades un passage plus doux vers la mort. Auparavant, les hommes étaient souvent affectés par une longue souffrance angoissante, des ruptures soudaines de la vie, des guerres continues et des épidémies inconnues. Les hommes ont commencé à connaître les épidémies bactériologiques et à les maîtriser mieux. Mais ce progrès est remis en cause par les processus dangereux de la mondialisation qui procèdent de façon aveugle et sombre, mettant en difficulté le contrôle épidémiologique.
Chez Elias, la question de la mort est liée intrinsèquement avec la grande théorie du processus de civilisation en Occident, qui veut dire augmentation du seuil du self-control des émotions, élargissement du réseau d’interdépendance, pacification des relations sociales et sophistication des mœurs et mentalités. Certaines angoisses et certains sentiments considérés comme incompatibles avec ce processus sont cachés, camouflés, sublimés et refoulés comme une chose gênante et fortement privée. La mort dans ces sociétés fait se réveiller la pudeur et la honte, la gêne et le souci, l’incapacité d’exprimer l’empathie envers les souffrants. La distanciation affective dans la vie quotidienne va de pair avec la distanciation entre vivants et malades lesquels tombent derrière les coulisses et passent les derniers moments dans la solitude isolée du confinement hospitalier.
L’épidémie actuelle montre ouvertement ce qui se passe depuis des décades en silence : la solitude du mourant et des vieux et l’abandon dans des structures spécialisées. Certains pays ont légalisé l’euthanasie, d’autres encore ont développé la pratique d’incinérer les corps et de disperser les cendres dans les airs ou en mer. Cette culture de la mort comme expérience rationnelle, solitaire, masquée et invisible fait partie de l’étape actuelle du processus de civilisation. Mais ce phénomène dirigé par une infrastructure étatique et scientifique avec des masques et des gants n’est pas du tout nouveau.
Les crimes de l’Allemagne nazie dans l’anéantissement mécanique, organisé, technique des victimes à travers le meurtre collectif, la pulvérisation et l’effacement des corps, l’isolement froid et « rationnel » de celui qui doit vivre et de celui qui doit mourir, ceci fait aussi partie du plus sombre et obscure côté de la civilisation qui opère à double tranchant paradoxal : self-control, augmentation de la sensibilité, stockage des capacités exterminatrices dans les mains de l’Etat puis, de l’autre côté, indifférence, mépris, oubli des souffrants et encore, un certain racisme médical.
Un journal américain montrait hier en surface l’histoire humaine d’un vieux mourant infecté par le Covid-19. Dans ses derniers moments l’infirmière lui donne la possibilité de parler au téléphone avec sa fille pendant 30 minutes ! – l’exclamation est signe d’une grande empathie de la part du journaliste. « C’était une bénédiction, dit sa fille, me donnant le moyen de lui transmettre mon amour sachant que je ne le verrai plus et que plus jamais je ne pourrai caresser sa main. Cet appel était très douloureux ».
Les descriptions médiatiques de ces moments comme une chose romantique ont pour but de toucher le lecteur en montrant des aspects humains mais en vérité elles cachent les vraies conditions de la vie moderne en miettes et de la mondialisation, monstre coronaro-libéral, froid et perfide, névrotique et indifférent, cynique et solitaire, aux émotions fluides et impitoyable.
En 2014, j’étais membre du jury dans un festival international de film de court métrage et je me souviens d’une étudiante espagnole qui avait touché un sujet très intéressant dans son film d’humour noir. Un jeune accompagne sa mère dans une clinique d’euthanasie. Tout va aussi bien que s’il s’agissait d’une promenade dans la nature. Un jour avant, il lui réserve sa place dans la clinique, la belle femme de la réception lui demande s’il veut payer en cash ou par carte bancaire, puis il choisit le dernier menu pour se saluer et retourner paisiblement chacun dans son monde. Et puisqu’on est dans le milieu cinématographique, je veux aussi faire référence à un très beau film italien qui s’appelle I Nuovi Mostri des réalisateurs Mario Monicelli, Dino Risi et Ettore Scola dont les sketchs "Pronto Socorso" et "Come una regina" sont interprétés par le majestueux Alberto Sordi. Dans le premier sketch, le personnage trouve dans la rue un blessé grave, il l’emmène dans sa bagnole Rolls Royce, lui parle et lui raconte ses aventures érotiques, lui fait faire une longue balade nocturne d’un hôpital à l’autre sans que personne ne l’accepte, puis il l’abandonne à l’endroit même où il l’a trouvé, à côté de la statue de Mussolini. Le deuxième sketch est moins comique et plus dramatique car le fils accompagne sa mère âgée dans un asile en lui cachant la vérité et en la traitant comme une gamine qui ne comprend rien. Il lui fait faire un tour de promotion de la structure puis, après l’avoir laissée devant les escaliers, court heureux vers sa bagnole, tourne la tête vers sa mère et crie "Traitez-la comme une reine !"
Les deux sketchs parlent des extrémités de la vie narcissique entre l’indifférence pour le malade et le vieillard, deux catégories qui n’ont plus rien à donner à la société, des poids morts pour l’économie et l’infrastructure hospitalière et surtout qui gênent les vivants en bonne santé, sensibles au point de préférer fermer les yeux devant la douleur. Mais au-delà des innombrables exemples cinématographiques, l’épidémie actuelle ne montre pas seulement en surface l’irresponsabilité et l’incapacité des gouvernants libéraux-communistes qui se cachent derrière les mots guerre et ennemi. Une guerre qu’ils ne savent pas mener, même avec les folles dépenses d’armement. En fait, les grandes puissances sont toujours en guerre et cette situation n’est qu’un étage plus bas dans l’échelle de la stupidité mondiale. La panique de l’anéantissement physique et économique, le retour du langage raciste du genre virus chinois, jadis le virus du monde aryen était juif, justifient des mesures populistes encore plus strictes de surveillance de l’individu, le confinement, la distanciation, les fermetures des frontières – je n’arrive pas à comprendre comment on ferme quelque chose qui a toujours été fermé –, la classification des société en Alpha, Beta et Gama, l’invention du passeport biologique en plus du passeport biométrique, les gens en bonne santé qui doivent se débrouiller, les malades aussi.
L’épidémie montre ce qui jusqu’à hier se cachait derrière les façades de la censure et des médias make-up, du faire semblant que tout va bien. Maintenant de la profondeur de cette civilisation elle pêche l’aspect le plus inhumain, l’abandon de tous.
Vers la fin de sa vie Elias parlait de ce côté sombre de l’abîme civilisatrice, qui fait rationnaliser nos conduites avec le prix de la solitude existentielle et la dépression anomique. Pourtant il ne s’agit pas seulement de l’isolement de l’individu mais aussi de briser le tissu et les liens sociaux de l’identité, de la mémoire et de la solidarité. Les gens meurent dans les hôpitaux et, même là, ils servent aux vivants pour qu’ils se sentent chanceux de ne pas avoir attrapé le petit virus jaune, chanceux de traiter les mourants comme des chiffres et courbes synoptiques pour comprendre le moment de retourner à la normalité anormale, pour respecter les mesures de distanciation comme si jusqu’à hier on était tellement proches les uns aux les autres, chanceux de se soucier de trouver et de promouvoir des formes de loisir pour maquiller la quarantaine en un endroit hédoniste qui compense quelque peu la vie de jadis et pour diminuer et mieux oublier les mourants.
Pour finir avec ce cours sur Ariès, Elias et l’épidémie politique dans laquelle on vit depuis la naissance, je veux exprimer deux mots pour l’acteur Rikard Ljarja qui est mort avant-hier sans avoir eu la possibilité d’un cortège d’honneur. En Albanie, les acteurs comme beaucoup d’autres gens simples, beaux et pauvres, méritent au moins un hommage digne de leur nom et de leur œuvre, même si nous on garde les honneurs funéraires pour les dictateurs et les truands.
J’ai suivi à la télé son départ et dans ma tête j’avais la plus belle image de l’époque communiste interprétée par Rikard, celui de Deda dans le film Chemins blancs de Viktor Gjika, datant de 1974, auquel j’ai consacré un chapitre de mon livre La Société du Cinéma, II. Rikard Ljarja a donné au public et à l’art albanais la figure et le portrait du héros qui meurt tout seul au sommet d’un poteau téléphonique pendant que ses amis fêtent le nouvel an. Deda est le prolétaire, l’esclave qui rompt avec la dialectique du maître et de l’esclave, le Christ, le Sisyphe et Santiago dans Le vieil homme et la mer, naviguant dans les montagnes et la neige pour réchauffer les esprits glacés, isolés et distanciés des Albanais pendant la dictature. Et donc peu importe si nous n’étions pas là pour l’accompagner, Rikard a gagné la vraie guerre contre la peur de la mort et continuera à toucher nos émotions chaque fois qu’on regardera l’homme qui voyage dans les montagnes en solitaire pour trouver le lien coupé, prêt à l’attacher à travers son corps et son cœur pour ouvrir des chemins blancs.
Merci à Sandrine Amy pour sa relecture et ses interventions sur la version finale du texte.
ill. : Hôpital de Vlora, 1997 / Durrës, fin des années 80