Tu n’as rien vu à Gaza
« Tu n’as rien vu à Hiroshima »
(Marguerite Duras)
1- Il est devenu d’usage courant que les bandits qui attaquent et détruisent les villages, qui terrorisent et rançonnent leurs habitants se fassent passer aux yeux du monde pour les Sept samouraïs – you see what I mean ?
2- Trou de mémoire : Dis voir un peu, le sketch où il était question de la Le Pen, fille de son père, qui se rend, même pas pour rire, à une manif contre l’antisémitisme – il était de Desproges ou de Coluche, déjà ?
3- ps : le père, à la cantonade : « Pas de doute, celle-là, c’est bien la meilleure depuis ’Durafour crématoire’ ! ».
4- Pour les gens qui peuplent les partis de gouvernement, manifester le 12 novembre 2023, en compagnie de Marine Le Pen et ses troupes, contre l’antisémitisme, c’est l’équivalent du bien connu « Plutôt Hitler que le Front populaire ! » des années 1930, le cri du cœur des droites de l’époque. Donc, en version mise à jour : « Plutôt Marine que Mélenchon et la racaille qui va avec ! ». Bien sûr, Marine n’est pas Hitler et Mélenchon Léon Blum, mais ce n’est pas ce qui compte ici. Ce qui importe, c’est l’acte réflexe, la syntaxe, le plutôt...que, tel qu’il s’expose en pleine lumière dans ce rassemblement.
Voici donc, et à l’occasion d’une manifestation contre l’antisémitisme, Marine et son parti définitivement adoubés par les gens de l’Etat et du pouvoir comme salonfähig, non seulement fréquentables, normalisés, mais dignes de gouverner à leur tour, enfin.
Vous les avez voulus, vous les aurez. Et les circonstances dans lesquelles ce geste a été produit signalent tout aussi clairement les dispositions rigoureusement nihilistes dans lesquelles vous l’avez effectué.
Pour les gens ordinaires qui ont répondu à l’appel de ceux d’en haut et ont participé à cette manifestation, il s’agit d’une marche blanche, dans tous les sens de l’expression. Le cœur gros comme ça des decent people que révulse l’idée même de l’antisémitisme est ici l’organe providentiel de l’homme/la femme blanc.he qui, quand il le faut, sait choisir son camp – right or wrong, my color !, ceci à l’occasion d’une manifestation que Le Monde, sans rire, qualifie d’ « apolitique » et purement « citoyenne », convoquée comme elle fut par les chefs du législatif et de l’exécutif, unis comme les doigts de la main. Pour ces parangons de vertu, « viscéralement » antiracistes et républicains, cette marche blanche est subliminairement l’occasion d’afficher leur appartenance de cœur, d’esprit et de corps à l’espèce blanche – avec Israël, contre les barbares.
Par les temps qui courent, les occasions de donner libre cours à la fierté blanche sans se rendre suspect de ceci ou cela sont devenues bien rares – et plus rares encore de pouvoir le faire vertueusement – il aurait été dommage, donc, d’avoir laissé passer celle-ci.
5- Est-ce que ça ne va quand même pas devenir à la longue un peu compliqué, pour ceux et celles qui combattent l’antisémitisme au coude à coude avec la Le Pen et sa bande de nous traiter d’antisémites quand nous disons que Netanyahou et sa clique sont une nouvelle engeance fasciste ?
6- Les dirigeants israéliens : on en viendrait à la longue à se dire que c’est une abracadabrantesque histoire de substitution d’enfants, une version lugubre de La vie est un long fleuve tranquille – des nouveau-nés Le Quesnoy en version brune substitués à des bébés Groseille yiddishlandais...
Mais non, cette hypothèse ne résiste pas à l’examen : ils sont décidément trop nombreux.
7- Il faudrait en finir avec toute cette hystérie, ces trépignements, cette magie noire, ces convulsions qui accompagnent toute discussion autour de la différence juive. Il faudrait cesser d’en faire une question de tout ou rien, de vie ou de mort, de noir ou blanc – destinale et terrible. Il faudrait en faire une question calme, intéressante, dépassionnée – comme celle de savoir si les gauchers ont des prédispositions particulières pour le football ou si les joueurs d’accordéon forment, à proprement parler, une communauté.
Mais, à cause d’Israël, c’est impossible. Jusqu’à la création d’Israël, on pouvait dire à bon escient que la supposée « question juive », c’était surtout la question des autres, de ceux que cette prétendue question obsédait – à commencer par les nazis : dans les années 1930, pas particulièrement de « question juive » en Allemagne, mais une sérieuse « question nazie », assurément, comme la suite l’a montré.
Mais à partir du moment où existe un Etat colonial qui opprime un autre peuple et vise obstinément à l’empêcher d’exister, au nom de tous les Juifs, une sorte de question juive, et de la pire espèce, fait retour dans notre actualité. Car cette question, en vérité, est et demeure celle de la captation du signifiant « juif » par cette puissance spoliatrice – Israël. La puissance conquérante et destructrice d’Israël, c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, la différence juive, plus que jamais, suscite, davantage que la passion – la crise de nerfs perpétuelle et l’emportement dans toutes les discussions.
8- Dans The Stranger (Le criminel), 1946, film d’Orson Welles, un inspecteur de police traque, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, un criminel nazi de haut rang, l’un des organisateurs de l’extermination des Juifs. Installé aux Etats-Unis, celui-ci enseigne désormais dans un lycée d’une petite ville du Massachusetts où il se fait passer pour un Américain tranquille. Au cours d’un repas auquel participent ces deux personnages s’engage une conversation à propos du destin de l’Allemagne, après la défaite. Désireux de donner le change, le nazi non repenti et avide de revanche adopte une position résolument outrancière : au vu des crimes qu’ils ont commis, énonce-t-il, il faudrait exterminer tous les Allemands, et régler ainsi le problème que nous avons avec eux, définitivement. Cependant, objecte l’un des convives, on ne peut pas mettre tous les Allemands dans le même sac : Marx, par exemple, était allemand, et on ne peut pas le confondre avec les nazis ! « Mais Marx n’était pas allemand, tranche sans réplique le faux professeur – il était juif ! ».
Abusé dans un premier temps par le coup de bluff de l’usurpateur, le détective a, la nuit suivante, la révélation de son imposture : seul un nazi convaincu peut prononcer une telle phrase : Marx est juif, il n’est pas allemand.
On se permettra, avec toute l’admiration que l’on voue à Welles, de ne pas suivre ici le limier dans ses déductions : ce qui, de façon beaucoup plus probante, trahit à coup sûr le nazi, dans le discours de diversion qu’il a prononcé, c’est moins l’épinglage de Marx (ou Freud, on Einstein...) comme juif (un classique du discours antisémite ou judéophobe en général), mais bien le désir exterminateur – la seule solution, c’est de les exterminer, tous ! La pauvre ruse de l’imposteur consistant, ici, à remplacer le mot « Juifs » par le terme « Allemands ».
La marque de fabrique du nazisme, la vraie, sa formule canonique, c’est : « La seule solution, c’est de les exterminer, tous ! ».
De même, tout emploi ou réemploi de cette formule, et à propos d’une catégorie singularisée d’êtres humains, fait de celui/celle qui l’énonce une sorte de nazi.e. Or, comme chacun sait, bien avant la crise israélo-palestinienne présente, c’est une formule qui, du haut en bas de la société israélienne, accompagne tous les regains de tension, les paroxysmes du différend qui oppose les deux peuples : « Nous ne serons jamais tranquilles tant que nous ne les aurons pas exterminés jusqu’au dernier ! ». La répétition ( ou la remise au goût du jour) de la figure exterminatrice de l’Histoire placée sous le signe de la terreur prend ici une tournure particulièrement sinistre. Le suprémacisme racial trouve, une nouvelle fois, son débouché naturel : exterminez toutes ces brutes, tous ces barbares ! Ne ménagez surtout pas les femmes et les enfants – c’est pas eux que la vie se reproduit. Les bombardements aériens et les pilonnages d’artillerie lourde (dont le propre est de réduire en bouillie la masse humaine composée en majorité de femmes et d’enfants) sont le dispositif adéquat en vue de réaliser cette fin.
En se focalisant sur l’objet de la vindicte plutôt que sur le geste qui trahit le nazi, le détective nous détourne de l’essentiel ; il nous enferme dans le réduit de la singularité. Sans parler de l’évitement complet, dans ce film, de l’enjeu de la langue – le nazi camouflé, fraîchement réfugié aux Etats-Unis, c’est évidemment en premier lieu à sa façon de parler qu’il se trahirait. Welles tombe ici dans le panneau du faux universalisme par excellence : l’anglais comme langue naturelle de la race blanche, cette convention totalement irréaliste qui permet à un ancien ingénieur de la Solution finale de se couler, tout naturellement dans la peau d’un professeur de lycée états-unien et de parler, de la manière la plus fluide, volubile et distinguée l’anglo-américain de la côte Ouest...
9- Il y a aussi l’aporie de la reconnaissance : le désir brûlant d’être distingué, mais en même temps l’horreur d’être épinglé, déprécié, stigmatisé. Le mieux ne serait-il pas, en toutes circonstances, d’aller vers le furtif, l’imperceptible ?
10- Quand un pli fasciste s ’épaissit, quand un sillon néo-fasciste se creuse et que se cherchent (à tâtons, en général) leur débouchés pratiques, la persécution d’une victime expiatoire, la traque obsessionnelle d’un bouc émissaire, c’est au souci du détail que se reconnaît en premier lieu la disposition du persécuteur. La signature fasciste de la persécution, c’est la manie du détail et son administration sous la forme de la loi ou du règlement. Sous le IIIème Reich, les Juifs ne sont pas seulement progressivement chassés de leur emplois, astreints au port de l’étoile jaune, puis déportés – ils voient s’abattre sur eux sans relâche des dizaines de mesures discriminatoires, de vexations, d’interdiction dont le propre est de porter la marque de cette obsession du détail : interdiction de posséder des animaux domestiques, de prendre les transports en commun, de recourir aux services d’artisans aryens, de se faire couper les cheveux par des coiffeurs aryens, d’utiliser les bibliothèques de prêt, d’acheter certaines biens de consommation (plus d’asperges pour les Juifs, ni de pain blanc), interdiction d’acheter des journaux ou de d’y abonner, obligation de remettre aux autorités les machines à écrire personnelles mais aussi de livrer les jeux de tennis de table (sic), interdiction d’acheter des fleurs ou d’en avoir chez soi, etc., etc.. Si la chose prêtait à rire, la liste complète de ces prescriptions figurerait avantageusement dans une anthologie de poésie surréaliste.
Maintenant, prenez la peine de consulter le projet de loi pour contrôle l’immigration adopté en première lecture par le Sénat le 14 novembre 2023, texte désormais transmis à l’Assemblée et admirez le luxe de détails soigneusement et délibérément destinés à aggraver la condition des étrangers en situation précaire vivant en France et vous y retrouverez intacte cette passion du détail mise au service d’une persécution – tout y est, en termes de restrictions, de sanctions, de limitations, de conditions préalables, etc. , rétablissement du délit de « séjour irrégulier », restriction des possibilités de réunification familiale, réduction des conditions d’attribution de l’aide médicale, nouvelles exigences en matière de connaissance de la langue française, pression mise sur les préfets pour que les OQTF soient suivies d’effet, etc. – une fois que le pli est formé, que la machine à discriminer s’est mise en route, la fuite en avant dans le harcèlement de la catégorie incriminée se poursuit, sous le régime du tour d’écrou perpétuel. Chaque détail compte, il faut aller gratter dans le moindre recoin, comme dans les névrose obsessionnelles de propreté. C’est un engrenage sans fin, un détail en appelle un autre et suggère au persécuteur grimé en législateur d’en rajouter une louche [1].
Les sénateurs qui ont été en pointe dans la promotion de ce texte dicté par le fantasme de l’étranger envahisseur et l’obsession discriminatoire ne sont pas des néo-fascistes déclarés mais des « Républicains » encartés, des représentant « normaux » de la droite autoritaire. Ciotti n’est pas Mussolini (pas même en version nano), Retailleau n’est pas un clone de Streicher, mais ce ne sont pas ici les jeux de comparaisons terme à terme qui comptent ; ce qui importe ce sont les gestes qui réveillent les spectres. Ici, comme de plus en plus souvent, ce n’est pas l’idéologie qui est le facteur déterminant, ce sont les gestes qui tranchent, celui qui propage ici le fanatisme de la séparation, de l’exclusion, du rejet qui les soutient. Le fascisme, aujourd’hui, ce n’est pas avant tout une affaire de régime politique, de partis, de chefs ensorcelant les foules, de langue totalitaire, de propagande échevelée, de militarisation de la société – c’est d’abord une question de gestes spécifiques, avec tout l’appareil fantasmatique qui les soutient. Quand la séparation des espèces (re)devient une religion ou le grand mythe politique agrégateur, le fascisme n’est pas aux portes, il est déjà là, il est le sol sur lequel nous marchons et l’air que nous respirons.
11- Dans la salle d’attente de ma dentiste roumaine (une descendante du comte Dracula, sans doute) qui exerce ses talents en zone rurale, lorsque les gens parlent des horreurs et des désastres qu’ils ont vus à la télé, ce sont les inondations dans le Pas-de-Calais qu’ils ont en tête – plutôt que les bombardements sur Gaza. Les « pauvres gens » auxquels va leur toute passagère compassion, ce sont les malheureux de Berck et Outreau. Gaza, c’est vraiment trop loin et ceux qui y meurent sous les bombes sont vraiment trop différents de nous .
12- Tous les peuples sont portés à entretenir le sentiment de leur exceptionnalité et à fabriquer des mythes autour de cette notion : les Anglais associent (ou associaient) leur destin d’exception à la maîtrise des océans, les Allemands modernes au romantisme héroïque (de Beethoven à Hitler), les Français, bien sûr, à leur condition naturelle d’héritiers des Lumières. Même les dits petits peuples n’échappent pas à cette propension – les Albanais aiment à contempler leur incomparable singularité dans le miroir de leur langue – à nulle autre pareille.
Ce qu’il faudrait à tout prix éviter, c’est qu’à la longue le nom de Netanyahou se substitue à celui de Spinoza, celle du nom de Smotrich à celui de Freud (etc.) quand on dit, comme il est d’usage courant, que ce qui fonde l’exception du peuple juif, c’est le fait même qu’il produit tant de personnalités d’exception. Il faudrait introduire une clause d’incommensurabilité dans le domaine de l’exception juive.
13- L’argument massue de ceux qui soutiennent Israël contre vents et marées, envers et contre tout, est bien connu : l’Etat juif, c’est quand même l’unique bastion de la démocratie au Proche-Orient, entouré de régimes arabes tous plus défaillants ou patibulaires les uns que les autres. Cet argument se retourne comme un gant : si Israël est une démocratie, et même une démocratie « vibrante », comme on dit dans le monde anglo-saxon, alors on est en droit de supposer que ses élites gouvernantes sont l’émanation du peuple, d’une manière toute différente de ce qui prévaut sous un régime autoritaire et, a fortiori, une dictature. Cette condition même engage ce peuple dans les actions entreprises par ses dirigeants d’une autre manière que le font celles des gouvernants de peuples soumis à une autorité que les gens ordinaires ne sauraient contester sans risque. Ergo, etc. C’est l’autre face, le revers de la démocratie – celui, précisément, que les conditions présentes mettent à l’épreuve et dont on ne ménage aucun effort pour nous faire oublier l’existence.
– Vous pouvez critiquer Israël autant que vous voulez, mais il n’empêche : cela reste une démocratie !
– Eh bien justement, justement...
14- Dans nos sociétés, les gens sont tellement habités par l’Etat qu’ils sont naturellement portés à considérer a priori comme légitimes les violences exercées par l’Etat et au nom de l’Etat, et comme illégitimes celles que mettent en œuvre des forces non-étatiques, en riposte à la violence de l’Etat. C’est le paradigme de la terreur d’en haut, les pluies de missiles s’abattant sur des zones habitées par des civils non moins que sur de supposés objectifs militaires – la violence étatique industrielle et technologique à l’état pur. Mais, dans le monde à l’envers qu’est la représentation que se fait de la violence en général le peuple des démocraties occidentales étatisé jusqu’à l’os, ces exterminations tendent à passer par pertes et profits. Ce qui marque, ce qui imprime, ce sera toujours l’image, la vignette du fanatique égorgeur. Les mots « terrorisme », « terroriste » ont toujours servi à cela en premier lieu : criminaliser la violence libératrice (tournée vers la vie) de celui/celle qui se rebelle violemment contre la terreur armée exercée par l’Etat. En voici la matrice discursive – sans surprise, elle est nazie :
« LTI : « Communiqué de la Wehrmacht » du 2 juillet : « Au cours de plusieurs opérations de nettoyage dans l’espace français, 80 terroristes ont été liquidés. Du 3 juillet : « Dans le sud de la France, plusieurs groupes de terroristes ont été forcés au combat et écrasés. A noter : les « terroristes » ; d’habitude, les francs-tireurs sont des « bandes ». A noter : le mépris, l’emploi de verbes qui relèguent l’adversaire à l’état de chose et placent le combat hors des règles militaires traditionnelles. En particulier le terme d’emprunt liquidieren. » ( Victor Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout, 5 juillet 1944)
15- Envoi (aux bouffons) : Et puis surtout, surtout, quand vous serez fatigués de manifester contre l’antisémitisme avec la bande à Marine, venez donc nous faire un petit cours de morale politique – ça nous distraira.
Sepideh Goya