Vers la démocratisation du panettone ligure !
« Quant aux mouettes, affamées et féroces, leurs cris étaient si durs si perçants qu’ils vous déchiraient le tympan comme un grincement de scie »
Francis Carco, Brumes
1- La fréquentation des boîtes à livres nous donne accès à de précieuses informations sur les lectures de la population d’une localité donnée. Mais elle nous renseigne aussi sur leurs manières de lire. Encore faut-il être exercé à la connaissance indiciaire (Carlo Ginzburg) – l’œil de Sherlock Holmes qui repère la trace, l’indice impalpable susceptible de mettre l’enquêteur sur la piste du crime ou du délit. En l’occurrence, il s’agirait de la mince feuille de papier hygiénique glissée dans le livre en guise de marque-page et qui atteste qu’une forte proportion des livres déposés dans les boîtes se lit aux chiottes. Ainsi, tout récemment, selon mes recherches, un exemplaire un peu défraîchi mais de belle apparence encore du Voyage au bout de la nuit (édition 1952) et définitivement abandonné par un chieur désinvolte à la page 299, comme l’atteste irrécusablement la petite feuille de PQ rose que j’y découvre.
L’anecdote débouche inévitablement sur une question nullement futile, même si pas vraiment de vie ou de mort : existe-t-il des livres ou des catégories de livres dont la lecture aux toilettes devrait être strictement prohibée ou du moins réprouvée par la morale publique – une affaire, dirait Orwell, de common decency ? Et, inversement, d’autres dont la lecture devrait être expressément cantonnée dans les espaces voués à la satisfaction des besoins naturels ? N’est-ce pas là, en démocratie libérale, l’une de ces questions dont l’intérêt public exigerait qu’elle fasse tout naturellement l’objet d’un débat national placé sous les auspices du Ministère de la Culture – ceci plutôt que les frasques du priapique Depardieu ?
2- La reconnaissance du droit des Palestiniens, comme peuple, à disposer d’eux-mêmes, un principe reconnu par la communauté internationale dès les lendemains de la Première guerre mondiale, a pour préalable et corollaire obligatoire le démantèlement de l’Etat sioniste, comme tel.
Chaque mot est à sa place dans cet énoncé qui, dans sa simplicité même, constitue le pont-au-ânes de toute la discussion publique, tant vulgaire que savante, à propos du « conflit israélo-palestinien ».
Plus les choses sont simples, et plus il importe que leur perception soit brouillée lorsque son en jeu les intérêts des maîtres du monde.
3- Il devrait quand même y avoir moyen de ne plus raser les murs sans pour autant marcher sur la gueule de tout ce qui bouge.
4- Mieux vaut, quand on aspire à la sympathie du tout-venant, ne pas se conduire en Herrenvolk [1] compulsivement adonné à la politique de la terre brûlée.
5- Ils ont fait de la mémoire de la Shoah une rente de situation, a moral asset, un bouclier. Plus la cause est indéfendable, plus ils en usent et abusent. Cet usage de la morale à contre-emploi est propre à révulser les plus endurcis.
6- Si j’avais le temps et l’inspiration, j’écrirais une satire énorme intitulée Le bousier anthropomorphe et dont le héros (LOL) immédiatement identifiable serait l’actuel ministre de l’Intérieur. Mais le problème, comme le notait sobrement Karl Kraus, c’est que ce genre de pantin décourage toute verve satirique – « c’est qu’il ne m’inspire rien », répondait-il, quand on s’étonnait de ce que sa plume féroce épargnât un certain A. H.... « Mir fällt zu Hitler nichts ein ».
7- Il n’y a que les imbéciles pour croire que la politique, comme domaine où sont à l’œuvre les plus complexes et aléatoires des dynamiques, serait soluble dans les nombres – à commencer par les sondages. Le problème étant que ces imbéciles sont devenus si prospères et si puissants qu’ils contribuent désormais de façon décisive à la dénaturation de la politique elle-même et à sa soumission aux conditions de l’arithmétique. Sauf au Guatemala : le récent vainqueur de l’élection présidentielle y recueillait, à la veille de la consultation, 5% des « intentions de vote » (LOL again).
8- Une simple question de mesure : à supposer, ce qui est probable, que Gérard Depardieu soit, tout bon acteur qu’il fut, un very bad guy et assurément un obsédé sexuel, que dire de la ministre de la Culture qui le qualifie ès qualité de « honte de la France » et qui, elle, née au Liban et y ayant passé les dix premières années de sa vie, s’est bien gardée de faire entendre la moindre voix discordante lorsque le chef de l’Etat et celle du gouvernement se sont engagés dans un soutien total à l’Etat d’Israël après le 7 octobre ? Quelle est la commune mesure entre les méfaits dont Depardieu s’est assurément rendu coupable, et qui lui a valu la véhémente sortie de Rima Abdul Malak, et les crimes de masse commis par l’Etat hébreu dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie et à propos desquels la ministre n’a rigoureusement rien à dire ?
La chose est entendue : Depardieu est un sale type. Mais Netanyahou et Gallant sont, eux, des criminels de guerre, pour le moins. Et les indignations sélectives de la ministre de la Culture, membre d’un gouvernement qui ne ménage pas son soutien aux éradicateurs, c’est quand même un peu plus que l’arbre qui cache la forêt – l’enfumage moralisant et l’instrumentalisation de la cause des femmes dans toute sa splendeur. Un train peut en cacher un autre, et, de même, une infamie. Ou bien encore : un harceleur XXL, un bain de sang.
9- Ecrivain peu assuré de passer à la postérité, il se demandait sans relâche (et sans jamais pouvoir trancher) si l’absence de ses bouquins dans les boîtes à livres était plutôt un bon ou un mauvais signe.
10- Notre seul espoir (ou peut-être même espérance), ce serait que le courage de ceux qui affrontent en connaissance de cause le risque de la mort soit un jour le facteur décisif qui fasse la différence avec l’assurance de ceux qui disposent des moyens et de l’expertise technologique sur lesquels se fonde leur domination (leur réserve de violence). C’est que les seconds ne sont pas, eux, du tout disposés à mourir au service de quelque cause que ce soit. Ils sont des exécutants (perpetrators) par position et condition, plutôt que des combattants, à l’image des snipers et des pilotes et autres praticiens de la guerre aérienne dont l’armée israélienne fait l’usage qu’on sait. Toutes les guerres asymétriques qu’ils conduisent engagent, de leur côté, des fonctionnaires de la mort peu ou pas du tout exposés, plutôt que des combattants risquant leur vie. Le courage n’est qu’un attribut très secondaire de leur engagement. Les guerres qu’ils conduisent ne sont pas seulement asymétriques – ce sont des guerres qui requièrent avant tout l’insensibilité. Ce qui est avant tout requis, c’est leur aptitude à tuer, omnes et singulatim, sans état d’âme. De ce point de vue la fabrication du mythe de Tsahal, armée de braves équipés d’une conscience morale inoxydable, est l’une des impostures les plus abjectes de notre temps.
11- Sous Méluche 1er, dans la première monarchie socialiste de France, les policiers qui l’ont tant haï et décrié seront, par mesure de rétorsion, rebaptisés polissons (ou poliçons).
12- Le monde assiste, indifférent, à la destruction de la Palestine comme il a assisté à celle des Juifs d’Europe. A cette différence près que, cette fois-ci, l’autoproclamé monde libre met sans barguigner la main à la pâte.
13- C’est une infamie, nous dit-on, d’amalgamer les Juifs en général et les crimes imputables à l’Etat d’Israël. Ceci, dans un pays dont le roman national exalte le souvenir d’une Résistance qui, elle, ne faisait pas la différence entre Allemands (rebaptisés Boches – « à chacun son Boche ! ») et nazis.
14- Il existe deux catégories de suicidaires – ceux qui, ayant pris leur décision, se passent la corde au cou et ceux qui se flinguent à petit feu – alcool, médicaments, drogues, conduites à risques, etc. Les premiers se tiennent hors d’atteinte de la critique. Les seconds, en revanche, sont toxiques : ils font de leur suicide un spectacle interminable auquel leur entourage ne saurait se dérober. Ils se vengent de leur débine en en faisant profiter tout le monde. Il devrait y avoir moyen de se suicider sans emmerder les gens à n’en plus finir.
15- C’est l’histoire du mec qui, ayant acheté par inadvertance un vélo un peu pédé, s’était fait enculer par une selle en érection, en pleine ascension du col de l’Aubisque – mais je ne suis pas tout à fait sûr qu’elle ait sa place dans ce recueil de maximes et pensée de haut niveau.
16- La preuve que « les Juifs » en général est, comme le dit Hannah Arendt, une expression « façonnée », une espèce d’abstraction, c’est que si on la prenait vraiment au sérieux au point de vouloir faire de cette catégorie un objet d’étude pour les sciences sociales (ou d’autres encore), il faudrait commencer par établir un fichier des Juifs (établir qui est juif et qui ne l’est pas). Or, comme chacun sait, c’est là une idée plutôt nazie ou vichyssoise que bonne...
17- En 1946, Hannah Arendt écrivit un texte intitulé Privileged Jews [2]. Elle y place la condition des Juifs dans l’Europe moderne sous le signe de l’opposition entre parias et parvenus. Les Juifs « privilégiés », ce sont aux XVIIème et au XVIIIème siècle, dans les Etats allemands, les « Juifs de Cour » (Hofjuden) protégés des princes auxquels ils procurent les moyens financiers leur permettant de soutenir leur train de vie dispendieux et de conduire leurs guerres dynastiques. Leur puissance et les protections exceptionnelles dont ils bénéficient contrastent avec le destin de la masse juive, une poussière d’humanité discriminée et vivant sur les marges (ou dans les interstices) de la société. Leur statut est inséparable des privilèges dont ils jouissent par opposition à la masse juive dont la condition est, selon Arendt, celle de parias. Ils forment une caste infiniment minoritaire parmi les Juifs d’Allemagne en général. Dans l’Europe post-révolutionnaire, au XIXème siècle, apparaît une nouvelle catégorie de Juifs privilégiés : ceux qui accèdent à la reconnaissance et la notoriété du fait de leurs talents dans le domaine de la culture. Dans l’espace allemand/germanophone, Moses Mendelssohn est leur modèle. Les Hofjuden demeuraient séparés de la société allemande. Les Juifs privilégiés qui « font exception par leur culture et leur éducation » aspirent eux, d’emblée, dit Arendt, à se faire reconnaître des non-Juifs et, par ce biais à s’assimiler sans tenter pour autant d’effacer ou faire oublier leur « origine » juive. Heinrich Heine, à la fois « entièrement allemand » et « entièrement juif » est l’un de leurs prototypes les plus glorieux. L’apparition de ce type juif suscite, parmi les élites allemandes cultivées, une approche de la différence juive placée sous le signe de la tolérance et de l’universalité. Arendt cite Herder, disant : « Quel est celui qui, lisant les œuvres philosophiques de Spinoza, Mendelssohn et Herz, attacherait la moindre importance au fait qu’elles aient été rédigées par des Juifs ? » – ces œuvres sont placées en premier lieu sous le signe de l’appartenance au genre humain d’abord et non pas de telle catégorie particulière et ces Juifs qui se distinguent par leurs talents intellectuels sont avant tout des « exemples d’humanité ».
Parmi ces Juifs « privilégiés » par leur distinction intellectuelle et qui brillent dans les salons berlinois, plusieurs femmes dont certaines vont épouser des aristocrates allemands.
Ces Juifs promus par le biais de l’éducation et la culture, par leur participation à la vie de la pensée tendent, en s’assimilant, à proposer une alternative à la vie juive traditionnelle – séparée, minoritaire, souvent menacée et surtout, généralement marquée du sceau de la pauvreté. C’est que dans ce tableau général, dit Arendt, « le peuple juif demeura une nation de parias », tout en continuant à « produire des parvenus ».
Mais si les Juifs promus par la culture et auxquels se sont ouvertes, par ce biais, les portes de l’assimilation sont bien, à ce titre même, susceptibles de « parvenir », ils ne sont pas des parvenus de la même espèce que les Juifs de Cour ou les Juifs enrichis dans le commerce ou les activités financières : ce n’est pas l’opulence qu’il recherchent, et celle-ci n’est pas le moyen de leur ascension sociale. Ils ne sont pas en quête de privilèges mais de leur reconnaissance comme humains au même titre que d’autres humains et membres à part entière de la communauté humaine. Au reste, ils privilégient la culture et non la politique comme moyen d’ « échapper au statut modeste de leur peuple ».
Certains, comme Heine, loin de chercher à effacer les traces de leur appartenance au judaïsme, cultivent au contraire ce que l’on pourrait appeler une poétique du paria, de sa marginalité, de sa non-appartenance aux groupes dominants, de son flottement dans le monde (acosmisme). Plus tard, au tournant du XIXème siècle, certains comme Bernard Lazare se feront les avocats d’un déplacement de cette condition : le paria doit cesser de « rêver », d’être un schlemihl (un looser content de l’être, en langue moderne) et se tourner vers le domaine politique pour entrer dans le rôle du rebelle. On voit émerger ici une figure clé de l’Histoire du XXème siècle – le révolutionnaire juif. L’ambition de Lazare est aussi de dresser le juif paria (devenu conscient de sa condition) contre le Juif parvenu en politisant son acosmisme et en dénonçant les illusions assimilationnistes de ce dernier.
Le fil rouge de l’analyse arendtienne est celui-ci : en dépit de toutes ces mutations, de la complication de la condition juive dans l’Europe moderne du fait de l’apparition de la polarisation entre parias et parvenus, en dépit des processus d’assimilation qui prennent corps dès le XIXème siècle, les Juifs demeurent, comme ensemble, un peuple paria. Le plus achevé des parvenus continue, dit Arendt, de « redouter en secret de redevenir un paria ». Le paria aspire, lui, en général, à devenir un parvenu, mais bien peu nombreux sont les élus qui réalisent ce rêve. Les craintes des uns et les rêves des autres se placent sous le signe du paria et c’est, dit Arendt, ce qui fait qu’en dépit de tout ce qui les sépare, en termes de condition sociale, parias et parvenus « se sentent unis à juste titre ». L’existence des Ostjuden, masse juive plébéienne établie en Europe orientale ou vivant en Europe occidentale dans les condition d’une émigration précaire et menacée, renforce le trait d’une condition juive demeurant placée essentiellement, envers et contre tout, sous le signe du paria.
La victoire du nazisme, l’instauration du IIIème Reich, la conquête de l’Europe par les armées allemandes ont précipité les Juifs dans leur ensemble, quelle que soit leur puissance sociale, dans une condition de plus-que-parias puisque voués non pas seulement à la mise à l’écart et aux discriminations mais à l’extermination. Comme l’a soutenu Arendt dans un autre texte célèbre (We Refugees), l’expérience collective qu’ont faite ceux qui ont alors été privés de leur nationalité, de l’ensemble des droits et assurances qui garantissaient leur appartenance à une communauté (un Etat-nation), qui ont été contraints à l’exil, sont devenus des apatrides et ont tout perdu ou, pire, ont été emportés par les exterminations nazies, cette épreuve est celle d’une réduction de la vie qualifiée en vie nue – ceux qui la subissent perdent leur monde et sont réduits à la condition de rescapés, de corps survivants. Elle est par excellence celle que connaissent les Juifs pris dans les mailles du filet de la persécution nazie. « Finalement, écrit Arendt, le paria social et le parvenu social juifs sont tous deux politiquement hors la loi et exclus du monde », amalgamés, homogénéisés par l’entreprise visant à leur disparition comme « espèce ».
Cette persécution fait apparaître en pleine lumière ce trait de la condition de paria : celle-ci n’est pas seulement aléatoire et fragile, elle est inséparable aussi d’une perpétuelle exposition au risque de la mort – la misère, la persécution religieuse ou raciale, l’exil et ses risques, le pogrom... La persécution des Juifs par l’appareil de terreur nazi, c’est en ce sens le paroxysme de la réduction des Juifs comme collectivité à la condition de vie nue – la mort en masse administrée bureaucratiquement, mise en œuvre sur un mode industriel. C’est aussi en ce sens le tombeau de l’assimilation dans la version qui a pris corps au sein des sociétés européennes après la Révolution française et les guerres napoléoniennes.
Ce n’est pas seulement dans l’histoire des Juifs entendus comme ensemble (la dénomination la plus neutre possible s’impose ici, même le mot « peuple » qu’emploie Arendt est litigieux) que la Shoah représente une coupure radicale et fait époque. C’est aussi, dans les rapports de l’entité humaine que désigne ce nom aux peuples, nations, Etats et aux institutions qui les régissent, à la culture occidentale même que, dans l’Occident global, tout change. Envisagée sous cet angle, la Shoah ne peut être réduite à la condition d’une catastrophe et d’un crime singulier, enfermés dans des lieux et des dates et, à ce titre, échue, comme événement du passé. La Shoah est un événement sans terme, en ce sens que ses effets se poursuivent dans les temps ultérieurs et en déterminent de manière décisive certains des traits. En ce sens, elle n’est pas seulement pour ceux d’après un enjeu de mémoire collective, mais surtout une question politique au présent – il nous revient constamment d’évaluer en quoi et comment elle informe le présent et le modèle.
L’un des effets durables et déterminants de la Shoah dans le monde occidental d’après-Auschwitz est qu’elle a donné, à ceux qui s’identifient eux-mêmes et son identifiés par les autres comme « les Juifs », droit de cité comme jamais dans ces sociétés auparavant. Pour l’agitateur d’Action française, écrivain et pamphlétaire prolifique Léon Daudet (fils de son père – Alphonse) qui sévit de longues décennies durant à la fin du XIXème siècle et jusqu’à la Seconde guerre mondiale, un Juif, quel qu’il soit, même issu d’une vieille famille française, distingué par sa position sociale, appartenant à une brillante dynastie intellectuelle ou libérale, demeure un corps étranger à la nation – ceci pour ne rien dire des Juifs ayant des racines en Allemagne ou, pire encore, de la plèbe juive provenant d’Europe orientale ou bien encore des Juifs méditerranéens. Cette perception des Juifs en général et, en particulier de la majorité, les Juifs pauvres et plus ou moins récemment venus d’ailleurs comme porteurs d’une marque (généralement dépréciée) de radicale altérité est alors largement partagée, bien au-delà des milieux acquis aux différentes droites françaises (royalistes, chrétiens traditionnalistes, fascistes...).
Dans le monde d’après Auschwitz, cette perception des Juifs comme corps étranger aux sociétés et aux nations occidentales ne disparaît pas d’un coup, mais elle voit son autorité s’affaiblir jusqu’à devenir résiduelle et, surtout, objet de réprobation – « incorrecte ». En ce sens, la Shoah tourne la page de cette histoire immémoriale où à une infime minorité de Juifs « privilégiés » s’opposait la masse des Juifs considérés comme population à part, privés de droits notamment politiques et civiques et plus ou moins victimes de discriminations actives. Leur intégration passe par leur « nationalisation » égale à leur accès à une citoyenneté pleine et entière – enjeu particulièrement sensible pour ceux qui sont issus d’une immigration plus ou moins récente et dont le statut générique est, après la Seconde guerre mondiale, celui de rescapés de la Shoah. Ce processus d’inclusion est par définition ambigu dans la mesure où il rend la citoyenneté (la reconnaissance de la pleine et entière condition citoyenne pour les Juifs, tous les Juifs, même ceux qui portent des noms « compliqués ») indissociable de la nationalité. Du coup, en effet, si un Juif dispose, en France, des droits civiques et politiques à l’égal de tous les autres en tant qu’il est français comme eux, quelles que soient ses origines et sa condition, son rapport à la tradition – alors la notion même d’un peuple juif tend à devenir floue.
Dans le monde occidental, la péremption de la répartition traditionnelle des Juifs entre une minorité privilégiée (ce qui ne veut pas dire qu’elle jouit de droits politiques et civiques, ce n’est pas le cas pour les Juifs de Cour) et une majorité placée à la marge et discriminée devient effective aux conditions de l’Etat-nation – les peuples sont des peuples nationaux et, si un Juif français est désormais fondé à se percevoir comme un « Français comme un autre », alors sa condition juive comme condition d’appartenance à un autre peuple devient litigieuse. Il ne peut être en bonne logique qu’un Juif à titre individuel, à moins de n’entendre la notion de peuple que dans un sens vague, ce qui entre en conflit avec ce qui s’est imposé avec force dans l’histoire occidentale moderne – la figure du peuple comme peuple national.
En ce sens, d’ailleurs, le sionisme diasporique pratiqué assidûment par la majorité des Juifs de France repose sur une inconséquence majeure, une adaptation opportuniste aux conditions du temps – le réalisme de l’assimilation combiné avec la garantie illusoire que constituerait l’existence d’un Etat juif dont le propre serait d’être le dernier des clones des Etats-nations à l’européenne ou à l’américaine.
Ce double jeu entre une assimilation qui inclut, en tout premier lieu, la pleine égalité de droits politiques et civiques entre Juifs et non-Juifs (ce qui est loin d’être acquis pour les post-coloniaux aussi obstinément racisés que les Juifs ont été, eux, « déracisés ») et le soutien de principe sans faille apporté à l’Etat d’Israël est au cœur de la guerre des mots autour de l’ « empathie » (ou de son absence) qui a fait rage après l’opération du 7 octobre. On a bien vu alors l’avantageuse combinaison à tous les coups gagnante sur laquelle repose ce dispositif de double appartenance : celle qui permet d’exiger des non-Juifs une solidarité sans faille avec l’Etat d’Israël et « les Juifs » quand ceux-ci sont réputés en danger, ceci sans que d’aucune façon les seconds puissent être tenus comptables des exactions bien réelles commises par le premier, en particulier quand celles-ci dépassent la cote d’alerte... Et c’est à l’occasion de cette guerre fielleuse, saturée de ressentiment, surpeuplée de non-dits, que se dévoile en pleine lumière l’ampleur des changements intervenus dans la situation des Juifs, comme ensemble supposé, dans leurs rapports aux composantes majoritaires des sociétés occidentales, aux institutions qui les structurent et les gouvernent, aux populations qui y vivent.
Dans un des textes qui composent La tradition cachée, consacré à Charlie Chaplin, assimilé ici d’autorité à la condition juive, Arendt évoque la peur de la police, figure si récurrente dans les films dont Charlot est le personnage principal, et y détecte un motif juif ancestral – Le Juif, par définition, comme paria, comme marginal, comme suspect, comme étranger (etc.), craint la police d’instinct, la fuit comme la peste, invente ruses et subterfuges pour échapper à ses prises – contrôle, coups, arrestation...
On ne saurait ici trouver meilleur marqueur du changement d’époque – aujourd’hui, en France et dans tout le monde occidental, la police surveille et protège synagogues et écoles juives, veille à la sécurité de toute personnalité considérée comme faisant l’objet de commentaires ou menaces antisémites, et le ministère de l’Intérieur tient un décompte scrupuleux des « actes antisémites », notion à géométrie variable, ce qui donne lieu à d’impressionnantes statistiques davantage inspirées par le « ressenti » ou l’allégué, sans parler d’inavouables calculs et arrière-pensées, que fondées sur des faits attestés.
D’une façon générale, comme l’a souligné Houria Bouteldja dans Les Blancs, les Juifs et nous, les Juifs, comme production discursive et construction politique autant que comme groupe humain ou, moins encore, communauté à proprement parler, font désormais, sous nos latitudes, l’objet d’une attention particulière de la part de l’Etat, au point d’être considérés par d’autres groupes, tout différemment épinglés (les post-coloniaux racisés), comme les enfants chéris de la République ; des enfants chéris qui, comme c’est souvent le cas, seraient portés à se conduire en protégés plus égaux que les autres, en enfants gâtés – une notion qui trouve des échos distincts dans la plainte tant exorbitante que préventive que l’on a entendu monter, avec l’appui plus que complaisant des médias, après le 7 octobre : le syndrome d’Exodus, les Juifs abandonnés en pleine mer, au cœur de l’épreuve – la suite n’a pas tardé à montrer à quel point ce scénario apocalyptique reposait sur une construction imaginaire, tandis que le réel, lui, s’imposait – non pas un tsunami antisémite déferlant dans les métropoles occidentales, mais bien la destruction de Gaza par l’Armée israélienne, le massacre réglé des innocents, destiné à vider la Bande de Gaza de ses habitants et à y relancer la colonisation juive.
La crise qui s’est ouverte le 7 octobre a été l’occasion pour les gouvernements occidentaux et les grands chefs blancs, non seulement de réaffirmer leur totale osmose (davantage que solidarité) avec l’Etat d’Israël, mais aussi le statut de Blancs d’honneur qui est désormais celui des Juifs dans les démocraties du Nord global. Que les Juifs réels, pour une partie variable d’entre eux, n’en demandent pas tant, c’est une autre affaire – ce pli est désormais tant solide que constant et il trouve ses effets dans toutes les sphères de pouvoir, ce qui, à son tour, nourrit le ressentiment de tous ceux qui s’étonnent de ce que les contrôles au faciès aient plutôt tendance à épargner les porteurs de kippas.
La fable est ici assez orwellienne : à force d’être (enfin) reconnus comme des égaux dans le monde démocratique d’après-Auschwitz (et, on ne le soulignera jamais assez, au prix exorbitant d’Auschwitz), les Juifs seraient, dans ces démocraties, devenus plus égaux que les autres, distingués comme protégés de l’Etat et, du coup, dotés de prérogatives spéciales et de privilèges – la religion juive et ses institutions sont, en France, autant honorées et protégées (voir l’épisode de Hanouka à l’Elysée) que la religion musulmane est traitées en suspecte et ses imams décriés. Au bout du bout de l’égalisation par le biais de l’assimilation et l’intégration mais, facteur décisif, de la reconnaissance d’une dette supposée contractée à l’endroit des Juifs et dont Auschwitz serait le nom, reviendrait la figure traditionnelle fondée sur l’opposition entre Juifs privilégiés (l’archi-minorité) et Juifs parias (l’immense majorité). Simplement, cette figure s’est déplacée et reterritorialisée. Désormais, ce seraient « les Juifs », in toto, comme catégorie alléguée, enjeu de discours et de représentation, qui seraient les Juifs de Cour de la République – qu’ils le veuillent ou non. Et, réciproquement, ce qui tiendrait lieu de masse plébéienne (les parias) juive d’hier, mal considérée et maltraitée, discriminée à tous les niveaux, les nouveaux parias, les nouveaux métèques, affublés de noms de code différents mais équivalents dans leur fonction péjorative et forclusive, ceux qui se trouveraient désormais « à la place » de la plèbe juive d’hier, les Ostjuden ou les Juifs-arabes du Maghreb et du Machrek, ce seraient les post-coloniaux racisés, rebeux, renois des « quartiers » et autres. Ce qui, soit dit en passant, montre que les formes du partage et de l’exclusion (inclusive ou non) ont, dans nos sociétés, la vie infiniment plus dure que les contenus – les métèques d’hier, ceux de Daudet et Drumont, sont aisément substituables – on aurait même l’embarras du choix. Ce qui, selon toute apparence, ne l’est pas, et moins que jamais aujourd’hui, en démocratie libérale virant au marron foncé, c’est la fabrique de l’exclusion, la passion du rejet. La preuve : les Drumont et les Daudet d’aujourd’hui y tiennent le haut du pavé.
Après le 7 octobre, la plainte lancinante notamment mise en circulation par des parvenus notoires (pour reprendre la typologie arendtienne) s’autorisant à parler au nom des Juifs en général, déplorant le manque d’empathie dont auraient fait preuve de la part de la majorité non-juive les victimes de l’attaque du Hamas et, avec celles-ci, les Juifs comme communauté supposée, cette plainte transportait, dans son double fond, le motif de la dette : n’oubliez pas, vous, les non-Juifs, que vous êtes endettés à notre égard. Qu’à ce titre, précisément, nous avons droit à des égards particuliers et que c’est précisément après le 7 octobre que ceux-ci auraient dû se manifester, avec toute l’emphase nécessaire en vue de se tenir à la hauteur de l’outrage que nous avons subi à cette occasion. Or, il n’en a rien été, ce qui non seulement nous a blessés mais montre que vous vous montrez oublieux de la dette, grandement coupables à ce titre, etc.
Mais, si l’on veut bien revenir à Arendt, la question peut se poser dans des termes sensiblement différents : à quel titre les parvenus et protégés de la République, les compagnons de route de l’Etat d’Israël détenteurs de solides positions dans les démocraties occidentales, sont-ils qualifiés pour parler au nom des victimes (des parias, des Juifs pauvres et discriminés du Yiddishland, dans leur immense majorité), et pour demander des comptes aux « autres », à propos de ladite dette ? Ce que la plainte des parvenus tente ici de rendre illisible est distinct : avec la meilleure volonté du monde, les opinions démocratiques et libérales du Nord global ont de plus en plus de mal à voir les dirigeants de l’Etat d’Israël et leur séquelle diasporique dans le rôle d’exécuteurs testamentaires des victimes de la Shoah. Les gens de toutes conditions et aucunement prévenus contre « les Juifs » ont beau chercher, ils ne voient pas bien comment la perpétuelle spoliation des Palestiniens, le suprémacisme décomplexé des dirigeants et d’une forte partie de la population israélienne, les massacres à répétition, à Gaza et en Cisjordanie pourraient enchaîner sur Auschwitz. Comment Auschwitz pourrait constituer une réserve de légitimité pour cette criminalité d’Etat telle qu’elle persiste et signe, obstinément, depuis des décennies. C’est sur cette question de plus en plus difficile à éluder que le lamento du jour sur l’insensibilité alléguée des opinions occidentales vise à jeter le voile. Plus l’impunité criminelle de l’Etat d’Israël prospère avec la complicité des puissances occidentales et de leurs alliés, et plus l’imposture de la capture de l’héritage d’Auschwitz par les potentats du sionisme conquérant et les dignitaires du monde des parvenus diasporiques saute aux yeux.
On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre – les crimes d’Etat à gogo et la sympathie du monde en sus. C’est trop demander. L’impunité perpétuelle des dirigeants de l’Etat d’Israël est déjà, en elle-même, une plaie purulente et une marque d’infamie (a stain) sur le corps du monde d’aujourd’hui. On ne peut pas, en plus, exiger de se voir entouré de toutes les attentions et soins dus aux victimes... Ce serait assurément trop exiger de ces gens-là et de leur supporteurs en diaspora qu’ils se voient, fût-ce, un instant, par les yeux de ceux qui ont fini dans les camps d’extermination ou sous les balles des Einsatzkommandos – mais que, du moins, ils se retiennent d’exiger (et sur quel ton !) notre sympathie.
18- S’en remettre à la « communauté internationale » (troisième LOL) pour régler le « problème » en Palestine-Israël, c’est comme demander l’asile politique à Monaco – on peut toujours, mais c’est couru d’avance.