Virus, mon prochain
Longtemps, je me suis demandé de bonnes heures, pourquoi il m’était si difficile d’écrire en ces temps de Covid-19 alors même que j’en sentais la nécessité. La difficulté redoublait car cette nécessité faisait boucle avec elle : nécessité d’écrire sur la difficulté d’écrire. Impossible même d’écrire pour prendre le large, une forme de reflux affectif tenace me ramenait dans l’épaisseur pâteuse de ces temps de Covid-19. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qui nous arrive ? Rien. Rien ne semble plus arriver, sinon des nouvelles venant du front de la lutte menée contre la Covid-19 (avec ses victoires et ses défaites). L’espace des événements est saturé par un seul type d’événement relié de près ou de loin à l’événementialité invisible et biologique des virus. Et si saturation événementielle il y a, n’est-ce pas aussi parce que cette invisibilité virale manifeste quelque chose de tout événement ? : ne pas le voir arriver. On n’en finit pas de ne pas voir arriver ce qui nous arrive. On n’en finit pas aussi de voir les effets de ce qui nous arrive puisque les événements s’effectuent réellement dans nos corps : le nombre de cas et de morts en sont la preuve. Cet écart entre l’effectuation visible et l’arrivée invisible est, de surcroît, occupé par des mesures de protection, souvent incohérentes et par une bouillie de discours sans fin, allant des gouvernementaux aux complotistes en passant par ceux des experts, des médias, de ceux qui pensent en savoir plus que les autres et de tout un chacun. Ces mesures et ces discours (qui sont aussi et surtout des discours sur ces mesures) participent à cette saturation. Rien n’arrive plus que cela. Et pourtant... en ces temps de Covid-19 il y a bien sûr d’autres événements qui arrivent dans le monde (par exemple, au moment où j’écris, en Birmanie) mais cette saturation a ici, en France, le pouvoir de tout occulter. L’horizon n’est pas seulement noir, il est noirci. Et c’est encore sous cet horizon que l’espoir fleurit : celui du monde d’après, de la baisse des courbes, celui de trouver un vaccin, etc. Pas d’espoir sans fond de désespoir.
J’aimerais pouvoir me réjouir d’autre chose que de l’idée d’en finir avec cet événement, mais on ne décrète pas l’arrivée d’un événement, on en pressent ou pas la possible imminence. Ce pressentiment se manifeste par une tonalité affective. Ainsi, la révolte est précédée par exemple d’affects d’indignation, d’injustice, de sentir qu’on n’en peut plus, etc. Mais là, en ces temps de Covid-19, quel affect peut nous faire pressentir quelque chose ? L’affect de désespoir-espoir ne me semble annoncer qu’une chose qui est un non-événement : le soulagement du retour à la vie d’avant, le retour à la normale. J’irais même jusqu’à soutenir et à diagnostiquer que c’est d’autant plus l’annonce d’un non-événement qu’il y a comme une forme de continuité entre ces temps de Covid-19 et ceux qui viendront après (et qui existaient avant). Cette continuité s’appelle « confinement » c’est-à-dire la protection pour réduire les risques de menaces corporelles, ce qui ne veut donc pas dire se couper de toute communication (rien n’empêche, par exemple, de se défouler sur les réseaux...). On passera d’un confinement réglementé, avec toutes ses variantes inventives (confinement allégé, couvre-feux etc.) à un confinement désiré (à condition, bien sûr, d’en avoir les moyens...). Chacun pourra se confiner avec qui il veut, quand et où il veut. Un des points que ce temps de Covid-19 a fait ressortir est bien celui-ci : le confinement n’a pas été vécu que comme une contrainte, il y a un certain plaisir à être confiné, à se sentir protégé. Souvent, celles et ceux qui se plaignent du confinement réglementé y sont poussés par le sourd désir contrarié de ne pas choisir le confinement qu’ils veulent. Tout déconfinement est alors un reconfinement qui ne dit pas son nom (n’a-t-on pas entendu parler dernièrement d’auto-confinement ?). Or, cette continuité du confinement, seul ou à plusieurs, est aux antipodes de toute coupure risquée propre à l’exposition collective d’un événement politique ouvrant sur des puissances émancipatrices. Je ne parle pas spécialement d’un événement à l’échelle nationale ou internationale, j’ai même plutôt en tête l’échelle locale.
Dès lors, je crains que l’emprise de nos désirs de confinement forme des niches d’où sortiront de nouveaux chiens de garde pour s’attaquer à tout dérangement de ces confinements voulus, intimes et sanitaires. Il se peut même que certains regrettent ces temps de confinements contraints... les déplorables conditions de travail, en « présentiel », pouvant en être la cause. N’allons-nous pas, petit à petit, vers le triomphe du Dernier Homme qu’entrevoyait Nietzsche ? :
« "Nous avons inventé le bonheur", diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. [...] Tous voudront la même chose, tous seront égaux ; quiconque sera d’un sentiment différent entrera volontairement à l’asile des fous. " Jadis, tout le monde était fou", diront les plus malins, en clignant de l’œil » [1].
À tous ces fous qui seront ou, je l’espère, ne seront pas de jadis, il revient et reviendra d’ouvrir l’œil pour ne pas laisser passer les moindres lueurs événementielles, comme on guette des lucioles et, bien sûr, sans cligner de l’œil. N’écoutons pas les marchands de bonheur, soyons fidèles au virus qui, comme manière d’être en nous, pousse au déconfinement. En effet, n’y a-t-il pas plus déconfiné qu’un virus ? Étant un-et-plusieurs, d’événements en événements il se reproduit en passant de corps en corps, de pays en pays, sans jamais faire une halte pour se confiner. Son « même » dépend de l’autre et l’autre le fait muter. Alors, découronner Corona de son événementialité dominante, OUI ; ne pas le prendre en partie pour modèle, NON. Et si le virus qui est en nous l’emportait quand viendra la Libération ? (puisque nous sommes en guerre) Hypothèse aussi peu probable que l’apparition d’un virus... Ainsi parla celui qui ne pouvait pas écrire.