À quoi reconnaît-on le concept d’un film ? Entretien avec Joachim Daniel Dupuis

, par Alain Brossat, Joachim Dupuis


Vient de paraître (février 2024) Cet obscur objet du désir-cinéma, concept majeur, concept mineur, chez L’Harmattan, écrit par Joachim Daniel Dupuis, enseignant en philosophie et théoricien du cinéma. Dans cet entretien, Joachim Daniel Dupuis nous explique ce qu’il faut entendre par le concept du film qui, loin d’être un simple faire-valoir scénaristique du film auprès d’un producteur, est l’instrument qui nous le fait désirer et lui donne sa vérité. En ce sens, le concept du film retrouve quelque chose du concept philosophique. Cet entretien est ainsi l’occasion d’interroger les rapports entre cinéma et philosophie. L’entretien a été mené par Alain Brossat, philosophe.

Alain Brossat  : Dans cet essai bref, mais dense, vous tentez d’établir ce que l’on peut entendre par le concept d’un film. Vous rappelez, avec Deleuze et Guattari, que les industries du spectacle et de la communication ont volé le concept de concept à la philosophie pour en faire un auxiliaire du marketing. Le concept du film, ce serait ce qui est supposé le rendre marketable. Cependant, votre réflexion s’ouvre sur des références à des auteurs qui se situent du côté de la fabrication des films et qui, à ce titre, persistent à voir le film et son concept dans l’horizon du marché avant tout. Pourquoi ce choix ? Quelle en est la portée méthodologique ?

Joachim Daniel Dupuis  : Vous avez parfaitement raison. Mon livre tente d’élucider ce qu’est le « concept » d’un film. Formé à la philosophie, je cherche à en comprendre le fonctionnement et la finalité. Or, l’industrie du cinéma a bien compris que la notion de « concept » associé à un film ne pouvait pas servir à rendre compte de son essence. Ce n’est pas son problème à vrai dire. Le film ne peut être compris en tant que tel, je veux dire en tant qu’objet, car c’est un « produit » : il doit simplement être « consommé ». Dans cette perspective, ce détournement de la notion de « concept » (empruntée à la philosophie) par les publicitaires et sa redéfinition dans le cadre du film ne peut qu’avoir une portée stratégique. Pour les producteurs, le « concept » ne doit avoir qu’une dimension purement commerciale, utilitaire. Il permet d’associer l’idée de produit et le produit lui-même, le concept et le conçu. Le cinéma s’en sert pour vendre un scénario. On parlera volontiers de « high concept » à propos d’un film qui a un potentiel commercial important, et de « low concept », lorsque les attentes commerciales ne sont pas au rendez-vous. Le concept du film, dans cette optique, tient sa force, sa vérité, de son efficacité. Dans un premier temps, il doit s’imposer comme une évidence au producteur. Le critère pour ce dernier, c’est le nombre de spectateurs qui sont susceptibles de plébisciter le film. Le concept d’un film est, si vous préférez, une jauge, c’est en tout cas sa fonction principale pour le producteur. Pour le scénariste, le concept c’est un peu autre chose, c’est avant tout ce qui exhibe une idée originale. Il doit donc être attractif et générer un engouement autour de lui. La question financière est seconde.
En lisant John Truby, par hasard, mon regard sur le concept de film a été profondément bouleversé. Truby est l’auteur d’un livre incroyable, vous savez. Son titre est évocateur : L’Anatomie d’un scénario. Ce livre déconcerte tant par ses angles de vue étranges que par ses manques. Il y a quelque chose dans la démarche de son auteur qui tranche avec la dimension purement commerciale qu’il prétend pourtant suivre. Je précise que Truby n’est pas un scénariste comme les autres, c’est un script doctor. C’est si l’on veut, dans le monde du cinéma, un « réanimateur » de scénarios. Il faut prendre cette expression au sens fort. Il a pour tâche de faire revenir « les morts », — nom qu’on peut donner à tous ces scénarios rangés comme des cercueils sur les étagères d’un placard —, ou empêche les scénarios malades d’être enterrés pour de bon, en les réparant in extremis. Truby s’attache dans son livre à expliquer comment le concept infuse dans tout le film. C’est en cela qu’il sort du lot des scénaristes. Il fait du « concept » de film la clef du film. Le concept n’est donc pas une simple idée, extérieure au film, juste bonne à servir de faire-valoir au film pour plaire aux producteurs.
Truby tisse des liens intéressants entre le concept et le scénario. Il serait trop long d’entrer dans le détail. Je dirai juste ici que le concept intervient à plusieurs reprises dans l’élaboration du scénario. Il a plusieurs rôles. L’un de ses rôles se situe au niveau de la prémisse (comme le dit tout scénariste), un autre au niveau de ce qu’il appelle la « ligne thématique » (la trajectoire du héros) et un dernier au niveau de « l’univers du récit ». On pourrait aller jusqu’à dire, en étudiant ces usages, que le « concept du film » revêt pour Truby une portée plus normalisatrice que commerciale : un film n’est pas seulement un produit (d’une industrie), c’est une « technologie de pouvoir ». Bien sûr, il ne va pas jusque-là, mais pour lui le « concept » normalise le spectateur et doit le rattacher d’une certaine façon au réel. « L’originalité d’un film » — c’est la définition générale qu’il donne du concept au début de son livre — est un détricotage plus ou moins grand et inventif du réel, une façon de le repenser, mais toujours à un niveau d’abstraction déterminé. Le concept vient ourdir quelque chose dans un film. Sans lui, nous ne le regarderions même pas, le film ne nous intéresserait pas. C’est le concept qui porte le désir du film. Sans le savoir, Truby remet donc de la philosophie dans l’approche du « concept filmique ». Il s’éloigne en cela de tous les marchands d’Hollywood et de la publicité. Pourtant, il n’est pas allé assez loin. Et on peut le regretter. Par exemple, il ne remet pas en cause la terminologie du high concept. Le concept doit pour lui toujours répondre à une exigence des industriels pour créer le désir : sans le concept, pas de désir, et c’est la platitude du film assurée.
Mais la principale difficulté du livre de Truby, c’est qu’il omet de dire comment produire un concept. Cette omission est peut-être volontaire. Il ne veut peut-être pas dévoiler un secret de son activité : ça pourrait nuire à sa carrière, si tout le monde pouvait en produire facilement. À moins qu’il soit incapable de l’expliquer. Mais la raison est peut-être plus simple encore : il n’en a pas besoin. Son travail consiste seulement à tester l’efficacité des « concepts » des autres, puisqu’il passe son temps à examiner des scénarios qui lui sont confiés. Dans son livre, il use d’exemples de films familiers et qui ont eu un franc succès pour nous expliquer sa démarche. Mais ce faisant, il nous prive de la capacité à discerner entre des films commerciaux (hollywoodiens) et des films plus artisanaux, qui échappent au business. Il ne donne d’ailleurs aucune autre clé, me semble-t-il, qui aille dans ce sens.
Mon livre commence donc par faire un état des lieux des approches du « concept du film », pour mieux ensuite en montrer les limites. Pour moi, le film a une part de vérité, il dit quelque chose du cinéma. Il n’est pas qu’un simple divertissement pour la masse (même s’il est cela aussi, du moins, quand on s’arrête aux films hollywoodiens). Truby ne voit malheureusement le « concept » que dans l’homogène, il ne prend pas acte de l’hétérogène, malgré ses intuitions extraordinaires : pour lui les films artisanaux n’existent tout simplement pas, en tout cas, ils ne font pas partie des préoccupations de son livre. C’est pourquoi j’ai proposé de renommer et de repenser le « concept filmique » à travers une nouvelle distinction : concept majeur et concept mineur. Le lecteur familier de Deleuze (et de son livre sur Kafka) aura déjà une petite idée du sens que l’on peut donner au terme mineur. Je dois donc préciser un peu les choses si vous le permettez.
Un concept dans un film commercial est un concept majeur : il se donne plus ou moins rapidement à la sagacité du spectateur, mais quoiqu’il arrive le film doit boucler sur lui-même, telle une pelote. Le concept se révèle au spectateur à certains moments, dans tel plan ou dans tel autre, mais l’important au final, c’est que le film s’achève sous un horizon normatif (une morale). Au contraire, un concept dans un film mineur ne ferme jamais le film sur des significations, il fait errer le spectateur. Le film ne se referme pas sur lui-même comme un œuf, le concept empêche toute symétrisation de l’avant et de l’après, toute segmentarisation entre un début, un milieu et une fin. Le concept dans un film mineur renonce à nous faire saisir un film comme un tout, le film est un gruyère, plein de trous.
Vous voyez, la nature du concept est tout autre que ce que disent les scénaristes dans leurs manuels de vulgarisation : il effectue ou fait fuir la norme.

Toute l’argumentation du livre tourne autour de l’opposition entre concept majeur et concept mineur, dans l’univers du cinéma. Du concept majeur (au cœur, donc, du cinéma majeur ou majoritaire), vous dites qu’il est fondamentalement agencé autour de dispositifs de normalisation. Vous dites bien que le cinéma majeur, ça sert avant tout à diffuser des normes, à produire un public normé. On n’est pas très loin ici de la production des disciplines, au sens où l’entend Foucault. Dans ces conditions, comment peut-on encore, dans cette configuration (du cinéma mineur) parler encore de concept du point de vue de la philosophie et non pas du commerce ou de la com’ ? Or, votre essai est un livre de philosophie, pas un livre de recettes commerciales adaptées au monde du cinéma… Qu’est-ce qu’un concept dont l’objet ou la visée ne serait que la fabrication et la promotion d’un public normé aux conditions générales de l’ordre et de la règle du jeu ?

J’ai proposé une nouvelle dyade [1] (concept majeur/concept mineur) pour tenter de sortir une fois pour toutes de l’idée purement commerciale du concept de film. Cette approche commerciale existe, je viens d’en parler, mais elle n’a rien de conceptuel à proprement parler, c’est-à-dire au sens philosophique, car elle ne rend pas compte des films en eux-mêmes. La nouvelle dyade, au contraire, permet de comprendre en quoi un film est une pure expérience de pensée.
Il faut envisager un film avec des repères. On peut imaginer, en faisant un petit effort mental, qu’un film est à la croisée de deux plans (perpendiculaires). Il y a, d’une part, à l’horizontale, le plan de développement du concept dans un film qui permet de déployer l’histoire (c’est celui dont Truby a parlé dans son livre) – c’est l’objet de la première partie de mon livre ; il y a, d’autre part, à la verticale, le plan de la création des concepts et qui prend la forme d’une échelle de pensée (ce point Truby n’en parle absolument pas) — c’est l’objet de la seconde partie de mon livre. L’invention de concepts filmiques est une dimension qui implique un travail de découpe virtuelle sur l’actuel, autrement dit une certaine opération sur ce qu’on appelle souvent la « réalité » (ce que nous vivons).
Le scénariste se place nécessairement sur un certain palier de pensée pour créer son concept, pour le façonner, le sculpter de façon à soustraire à la réalité certaines de ses déterminations (c’est une opération ou geste de mutilation, dans mon langage). Il associe, au premier barreau de l’échelle, un objet ou un personnage à une détermination qui lui est étrangère. Ainsi pour donner un premier exemple, dans The Car [Elliot Silverstein, 1976], une voiture se met à tuer tous les passants qu’elle rencontre, mais au lieu d’assimiler la voiture à un chauffard de la route, le concept du film consiste à associer la voiture au diable, elle est même le diable en personne. Le concept mutile le réel qui nous est familier, le modifie partiellement.
Une fois créé, le concept doit travailler le film. Nous pouvons voir progressivement le concept apparaître en regardant le film — le plan horizontal. Le film tourne autour d’une idée originale (concept), il ne peut fonctionner autrement. Que la voiture soit le diable, dans mon exemple précédent, on ne le comprend pas tout de suite, c’est cela la subtilité, c’est pour cela qu’il y a concept : si on avait l’assurance que c’est le diable, on s’arrêterait de regarder le film, il n’y aurait plus de désir ! Truby dit vrai en parlant d’« originalité de l’histoire » pour définir le concept. Il y a plusieurs éléments dans le film qui nous portent à cette idée originale : le carton et le Dies Irae de Berlioz dans le générique, l’absence de conducteur, la vision du conducteur en caméra subjective est donnée avec un filtre rouge.
Un autre exemple si vous voulez : dans Orca [Michael Anderson, 1977], le scénariste fait d’un épaulard un être redoutable qui traque l’homme, dans la lignée de Moby-Dick : ici l’originalité c’est de prêter des traits émotionnels anthropomorphiques à un animal et de lui prêter des intentions vengeresses. L’originalité d’un film, c’est toujours une falsification du réel, une modification qui va entraîner tout un régime de conséquences que le spectateur devine ou espère en voyant le film, mais que souvent il ne voit pas tout de suite.
Sur le plan vertical, un film ne peut avoir qu’un concept, donc un seul palier, mais en considérant une pluralité de films, il peut y avoir plusieurs paliers différents, parce que les concepts n’ont pas tous la même intensité et le même degré d’abstraction (relativement au réel). Le concept en tant qu’il nous retire la possibilité de comprendre directement de quoi on parle vraiment dans le film est désirable. Le désir vient de ce que le film égrène le concept par petites touches, autrement dit parce qu’il n’est pas présent d’un coup. L’échelle est une sorte de « perspectivisme » (P. Veyne) qui permet au spectateur de penser plus facilement la différence entre les films. Sur chaque palier, un concept opère une « mutilation » du réel (c’est sa fonction principale) et ce vide va créer, on en parlera j’espère, une sidération du spectateur.
Cette mutilation génère en même temps à la fois une sidération (affect) et un type de possession du spectateur. L’affect produit fait que nous continuons à regarder pour comprendre. La force ou l’intensité de la possession (du spectateur) par le concept dépend de sa place sur l’échelle. Plus on monte dans l’échelle, plus la possession du spectateur est forte. Et par possession, il faut entendre emprise (l’emprise du cinéma sur lui, du studio). C’est la mise en œuvre d’un dispositif qui prend en compte aussi le fait d’être dans une salle obscure, d’être en relation avec une musique. Il ne faut jamais l’oublier, le cinéma est une « technologie de pouvoir » (Foucault), dans laquelle les spectateurs sont pris dans un « diagramme de pouvoir » qui les normalise.
Les scénaristes n’ont presque jamais conscience d’être sur une telle échelle (du virtuel), ils créent des concepts pour ainsi dire à l’aveugle et leur travail consiste simplement à les déployer dans une histoire, sur un plan horizontal. Ils s’inspirent souvent de ce qu’ils ont lu. Ils ne se posent jamais la question de l’essence du concept, c’est-à-dire de sa place dans l’échelle et de l’impact normatif que ce concept a sur le plan existentiel des spectateurs. Ils cherchent plutôt à préserver la moralité du personnage principal. Parler de high concept est donc réducteur : à la limite, c’est une vision dégradée du concept majeur qui est le vrai objet dont ils s’occupent. Les concepts filmiques sont le plus souvent majeurs, ils sont en accord avec la logique normative qui, derrière l’argent, est au cœur des préoccupations des sociétés de production.

Malgré leurs différences, les concepts peuvent-ils avoir des traits communs ? Précisément y a-t-il des traits communs aux concepts majeurs et des traits propres aux concepts mineurs ?

Oui il y a sur l’échelle des concepts une séparation : les concepts du dernier palier ne fonctionnent pas de la même façon que ceux qui le précèdent.
Les films majeurs concernent les premiers paliers de l’échelle. Ils partagent deux catégories communes : il y a un déroulement fermé du film, qui va d’un début à une fin, une histoire ; et il y a une logique de la parenté, de la filiation. Le concept d’un film majeur vient pincer l’histoire et distordre la filiation. Sans lui, il n’y aurait aucun intérêt à suivre la progression des personnages dans leur évolution et leurs relations. On peut donc très bien se placer sur un palier du concept et y rencontrer Spielberg et ne jamais y rencontrer Nolan qui est sur un autre. Entre ET et Tenet, les concepts ne sont pas du même type, ils n’appartiennent pas aux mêmes paliers. ET modifie notre perception de l’extraterrestre issue du cinéma construit dans les années 1950 et qui met en jeu un certain rapport à la filiation. Dans ce film, se noue entre le petit humain et l’extraterrestre un lien indissoluble : une partie des fluides de l’homme passera dans l’extraterrestre et inversement l’extraterrestre « entrera » dans la tête du petit garçon rien qu’en le touchant. Tenet implique une autre configuration de la réalité et un autre type de filiation, car la réalité est fondamentalement prise dans un dédoublement symétrique et inversé du réel (comme le palindrome du titre le suggère déjà). Les catégories du majeur sont des catégories qui bouclent le film sur lui-même, qui en font un œuf.
Les catégories du cinéma mineur viennent empêcher que le film se boucle sur lui-même. Parler de concepts mineurs peut au premier abord poser une difficulté, car le mot « concept » est déjà employé pour désigner les concepts majeurs. Le concept majeur a plusieurs paliers : sur l’un, on rencontre des personnages singuliers ; sur un autre une composante filmique (comme la couleur) qui alors joue un rôle fondamental dans la compréhension d’un film ; sur un autre, le concept a à voir avec des idées scientifiques.
Pourquoi alors user du même mot (concept) pour parler des films mineurs ? Parce que le concept mineur est sur la même échelle d’abstraction, virtuelle ! C’en est même le degré le plus haut qui pourrait s’apparenter dans le domaine de la physique à un « potentiel-connexion » (Gilles Châtelet). Mais c’est un palier qui ne fonctionne pas du tout comme ceux qui le précèdent. Le mineur c’est l’approche conceptuelle la plus haute de l’échelle. À ce niveau la possession n’opère plus, il y a plutôt dépossession par rapport aux normes et aux dispositifs de pouvoir du cinéma dans un film. C’est à ce niveau que nous entrons dans une défection. Le film mineur fuit toute filiation et ne reboucle plus sur lui-même (retour à l’origine) alors que les paliers inférieurs du concept (les concepts majeurs) mettent en place des niveaux d’emprise du concept sur un spectateur lambda.
L’emprise dans un film majeur peut varier : elle sera plus forte dans un film de Nolan que dans un film de Spielberg, car l’un nous porte à une conception particulière de la famille alors que l’autre met en œuvre des concepts scientifiques qui bousculent radicalement notre perception du réel. Mais ces cinéastes font des films majeurs, ils ne savent faire que cela. Dans le cinéma mineur, on touche à ce que Deleuze appelle l’événement. Dans 2001, l’odyssée de l’espace, il n’est pas vraiment intéressant de donner une réponse à la question : qu’est-ce que le monolithe ? Car c’est comme vouloir se placer sur un palier de film majeur. Et c’est tentant, car Kubrick fait le film dans le cadre des Majors ! Mais voilà, Kubrick fait déborder le concept si l’on peut dire : il pousse l’interrogation sur l’origine très loin et finit par la dissoudre. On ne sait rien de ce monolithe, rien de qui l’a construit. Dieu ? Des extraterrestres ? Peu importe. L’intention de Kubrick c’est de nous faire éprouver quelque chose, c’est l’affect qu’il recherche. Qu’est-ce que le monolithe nous fait à nous spectateurs ? Et qu’est-ce ça change pour les personnages du film ? La pierre noire est un incubateur autant qu’un perturbateur écologique. Le cinéma est une expérience du changement, quand le mineur prend les commandes.
Se placer à un certain niveau de l’échelle, c’est donc ne pas voir toute l’échelle (avoir conscience des autres niveaux). Mais considérer cette échelle en elle-même — donc penser les caractères de tous les paliers qui la constituent — permet de cerner véritablement l’amplitude du concept. C’est ici qu’on entre dans l’approche philosophique du concept filmique.

Vous insistez dans le livre sur le fait qu’il faut accorder la priorité à l’approche du spectateur — mais souvent, le philosophe semble prendre le pas sur le spectateur ordinaire…

Un concept de film implique de la part du spectateur une capacité à regarder, à voir les détails, il faut exercer son regard (et aussi ses oreilles). Il faut un décentrement. S’il a lieu, avec le temps, le concept sera plus facile à trouver pour le spectateur. Le concept de film, chacun peut en droit le trouver ou finir par le trouver. Mais dans les faits, cela n’arrive pas souvent. La plupart des gens sont des consommateurs. La société a pris un terrible virage (et visage) et les gens deviennent de plus en plus des somnambules. La consommation des films rend idiot et ne permet même pas de franchir le premier échelon de l’échelle. Beaucoup de consommateurs ne comprennent pas tout ce qu’ils voient dans un film ou seulement des bribes. Il y a des lacunes, des trous. De toute façon, ce qui importe, pour eux, c’est de consommer : ils ne tirent pas de véritable satisfaction à comprendre le film, mais à le voir. Et c’est encore plus vrai, quand on demande à un consommateur de films d’en évaluer plusieurs à la fois. Il ne sait pas quoi dire. Ou seulement des banalités. Le spectateur ordinaire n’a pas d’éducation à l’image et au son, il ne peut se décentrer lui-même et reste donc rivé aux dispositifs du cinéma.

Alors ce décentrement, est-ce la philosophie qui peut l’apporter ? Ou n’est-ce pas plutôt la critique qui est la mieux placée pour considérer les films ?

Il n’est pas forcément besoin d’avoir fait des études de philo pour trouver le concept du film, cela peut même être un handicap, car souvent le philosophe de formation n’a pas conscience que lui-même est dans un dispositif — celui de l’enseignement —, qui le contraint. Au passage, ce n’est peut-être pas pour rien que Spinoza, en son temps, avait refusé un poste à l’université. Le philosophe doit donc nécessairement se décentrer des exigences de l’enseignement institutionnalisé. Il faut avoir le courage de développer sa propre pensée et souvent une « matière étrangère » (Canguilhem) à la philosophie le permet. Il faut s’en arracher et y revenir autrement.
Et les critiques de cinéma ? Ne sont-ils pas des spectateurs avertis, dont le jugement nous aide à mieux entrer dans le film ? À vrai dire, ils ne sont pas mieux placés. Mieux ils parasitent la saisie des concepts par tout un discours qui ré-enchaîne avec la filiation et l’origine. Ils n’ont de cesse de parler d’un film pour qu’il reboucle sur lui-même. Pour le dire autrement, ils restent dans l’esprit des studios. On en voit beaucoup sur la Croisette, qui font des pronostics sur les futurs « palmés » du Festival de Cannes. Mais ce sont surtout les revues et les magazines de cinéma qui dénaturent complètement l’expérience du film. Ils sont d’ailleurs ceux que consultent en premier les consommateurs. Les critiques littéraires ont investi le cinéma. Ils ont gommé tout l’apport des théoriciens russes du cinéma et d’une manière plus générale du constructivisme. À mon sens, il faudrait en finir avec la critique du cinéma qui n’est rien d’autre qu’une activité marchande à mes yeux.
Saisir l’essence du concept d’un film, c’est être capable de le voir comme il est et pas autrement. Il faut faire l’expérience du film. Le décentrement c’est le film qui le produit déjà, car il s’agit avant tout de sidérer le spectateur, de le mettre dans une forme d’impuissance. Le concept vient mettre en sidération le spectateur. Le concept est ce qui vient provoquer en nous l’interrogation, quelque chose qui fait que le film ne reboucle pas avec lui-même. Cela veut dire que son déroulement ne suit pas une linéarité prévisible et que l’on ne devine pas ce qui est original dans le film avant la toute fin du film.
Le film sidère le spectateur et active son activité critique.
Au commencement, en effet, était la sidération : c’est elle qui fait que les films ne se recollent pas avec le réel. Les génériques de Saul Bass ne recollent pas avec le film et le réel, c’est qu’ils sont sidérants en eux-mêmes, ils produisent de « l’ affect » [2]. La sidération est cependant de courte durée dans un film majeur, bientôt le film devra reboucler avec une explication (une lignée, une fin). Le film enchaîne ses plans que nous suivons sans tout comprendre, et les choses deviennent plus difficiles à comprendre, jusqu’à ce que le film injecte des indices qui nous font converger vers la vérité de toute l’intrigue. Le concept de film tient dans la manière de dérouler l’histoire dans le temps sans que l’on puisse deviner tout de suite la fin : dans un film majeur, la sidération est à retardement ; dans un film mineur, elle est, au contraire, continue, perpétuelle. Le concept crée de la durée (Bergson), il nous met pour cela dans des bifurcations, sur des sentiers qui ne mènent nulle part tout en nous laissant des indices. Et si, dans la vie, la sidération joue aussi un rôle, elle y est beaucoup moins présente que dans les films : au quotidien tout le monde n’est pas confronté à la sidération. Le réel ne fait pas question, il se présente sous le régime des habitudes, des normes, bref il n’est pas funky.
La sidération dans la réalité, c’est même quelque chose d’assez rare. C’est parfois le bruit du cœur d’un enfant dans le ventre de sa mère qui imprègne son père d’un halo d’événementialité, c’est parfois la perte d’un ami très tôt dans l’enfance, c’est parfois la souffrance infligée par un père, c’est parfois une identité religieuse compliquée, c’est parfois le fait de vivre dans un milieu pauvre. Ça peut-être aussi tout cela à la fois. Les plus secoués par la vie sont plus à même de perdre leur équilibre, mais la vie leur apparaît autrement que comme une évidence, elle leur échappera continuellement.

La sidération n’active pas nécessairement la réflexion critique — elle peut, au contraire, la paralyser…

Oui, j’en conviens. La sidération ne produit rien, elle bloque [3]. Le discours de la psychanalyse justement c’est d’essayer de comprendre l’affect. Mais cela, c’est le point de vue habituel. La sidération produite par le film n’est pas la même que celle qui se produit dans la réalité (événement des attentats de 2015, par exemple), je veux dire qu’il y a une sacrée différence. La sidération, dans un film, fait partie du concept, elle n’est pas un effet extérieur au film, elle est contrôlable. Elle appartient au dispositif filmique lui-même [4], et c’est précisément le rôle du concept de la « produire » pour perturber le spectateur. Cela passe par le montage. Ce n’est pas relativement à une situation que le spectateur est sidéré, c’est dans la manière dont il perçoit le film, son montage.
Le spectateur est impuissant à saisir le film en lui-même, d’une part parce que tant que le film n’est pas fini, les images défilent, mais surtout parce que l’agencement des images est « compliqué » par les scénaristes/réalisateurs pour que nous ne comprenions pas toute l’histoire d’un coup… L’expérience du film est justement celle d’un décentrement, on est porté à s’interroger, parce que les choses nous échappent. La sidération est précisément la condition de notre décentrement. Comme Karin dans Stromboli (Rossellini), les choses nous échappent.
Dans un film majeur, la sidération qui bloque l’esprit du spectateur est neutralisée au moment de la « résolution » du film, où tout s’éclaire. Mais au cours du film, un recentrage progressif est nécessaire, qui expose le concept. Les indices dans les plans qui en indiquent l’existence atténuent le désir du film, si nous les décryptons, car nous commençons à comprendre notre errance. La fin du film est un retour à la norme (morale).
Ce n’est pas le cas dans un film mineur, où le concept est centrifuge : la rencontre avec le volcan dans le film de Rossellini est un bon exemple de film mineur, on ne sait rien de ce qui va arriver (Karen va-t-elle rentrer chez elle ou quitter l’île de Stromboli ?). La sidération, ici, brille de mille feux et ne s’éteint jamais. Le concept reste « ouvert ».
Le discours philosophique permet de clarifier les usages du concept. Et il s’avère que la sidération n’est donc pas ici une limite de la raison, ce qui la bloque simplement, mais une ruse du cinéma pour déclencher en nous un désir. C’est parce que nous ne comprenons pas qu’on est poussé à aller plus loin dans le film.

Peut-on dire qu’un concept s’identifie à proprement parler dans un film lorsque le philosophe y reconnaît ses propres préoccupations, ses propres procédures, ses propres façons d’opérer la pensée — ou bien est-ce là une approche trop restrictive de la notion de concept ? En d’autres termes, jusqu’à quel point la philosophie (le philosophe) doit-elle se décentrer pour approcher le concept au cinéma ?

La philosophie n’est qu’une possibilité parmi d’autres de mettre en discours la sidération du cinéma, de l’apprivoiser, on pourrait faire appel à la psychanalyse ou à d’autres discours, mais voilà, ces discours sont lestés de normativité : ce que la philosophie n’a pas en elle-même. Le scénariste des films majeurs cherche à exploiter la sidération du spectateur, mais elle n’est le plus souvent qu’un moyen pour lui de nous porter vers une morale (normativité). C’est son gagne-pain. Le film mineur, au contraire, nous laisse dans la sidération, voire l’augmente sans lui insuffler une quelconque rationalité rassurante et explicative. C’est à nous de faire avec, nous sommes le plus souvent démunis.
Il y a un autre intérêt à passer par la philosophie pour penser le cinéma et le concept en particulier. L’activité de la philosophie, vous êtes bien placé pour le savoir, c’est « créer des concepts » selon la définition qu’en donne Deleuze. Son objet, si l’on peut dire, ce sur quoi elle se penche, ce sont les sidérations qui se produisent sur tous les plans du réel (cinéma, etc.). Le cinéma et la philosophie se rejoignent donc sur cet objet de la sidération, et comme elle est liée au concept, vous comprenez pourquoi, la philosophie est plus légitime qu’un autre discours pour penser cet aspect du cinéma. La philosophie fait surgir le plan vertical dont j’ai parlé tout à l’heure. La philosophie nous aide à interroger l’essence du cinéma, son plan de développement, et c’est par l’échelle du concept (filmique) que le cinéma s’éclaire. En décentrant notre rapport au film, en appréhendant son concept plutôt que de se laisser simplement orienté par l’intrigue, nous ne faisons pas encore de la philosophie, il faut penser des relations entre les films, il faut voir comment les films se nouent, les tensions, les accords, faire des va-et-vient sur l’échelle. C’est une logique d’ascenseur.
Le philosophe lui-même n’est pas un être pur, il doit aussi se décentrer, quitter le terrain des auteurs, du familier, et éprouver toute « matière étrangère » (comme disait, je crois, Canguilhem), qu’il rencontre. Le cinéma ne peut pas être « son objet », tant que la philosophie se laisse déposséder de sa puissance par les institutions d’État, qui limitent le cours de philosophie à une sorte herméneutique du savoir. Étudions Kant, Descartes… on a plus affaire à de l’histoire de la philosophie qu’ à la philosophie elle-même. La philosophie, à l’université, est coupée de la vie, de « l’actualité » (Foucault). La philosophie doit aussi s’intéresser à ce qui vient bloquer la pensée, à son autre.
Il y a du concept dans un film tant que la sidération ne disparaît pas. C’est elle le moteur dans l’histoire. Le cinéma se rapproche de la philosophie, de l’acte de philosopher qui part aussi de la sidération. Mais dans le cas des films majeurs, la sidération n’est qu’une ruse, elle tend à s’expliquer au bout du compte par un traumatisme, comme dans le giallo ; le concept n’est justement là que pour qu’on prête attention au film, pour que tienne en place le dispositif d’assujettissement du spectateur aux normes. Dans le cas des films mineurs, la sidération nous emporte, mais nous ne la subissons pas, elle devient une force. Le cinéma mineur nous arrache aux normes, il est une autre manière de faire de la philosophie.
Je ne reconnais pas donc pas dans le concept de cinéma mes propres préoccupations, j’y vois plutôt clairement un questionnement du réel avec deux possibilités : créer de la sidération pour nous ramener aux normes ou pour les faire fuir. La philosophie comme le cinéma est un champ de mines.

Quelle idée vous faites-vous de la philosophie ? Et comment en êtes-vous arrivé à vouloir penser le cinéma ?

Le cinéma apparaît plus facile à expérimenter si on emprunte le chemin de la déprise philosophique. Il ne se constitue pas en savoir, il reste une expérience. Lorsqu’on commence à voir les concepts de films comme des fantômes qui agissent virtuellement dans les films, alors, on sait que nous sommes dans une telle expérience du cinéma, car on peut percevoir qu’ils ne se comportent pas de la même façon et en donner les raisons. On découvre alors l’échelle du concept et toute l’écologie du cinéma qui va avec : elle nous apparaît comme une jungle, une véritable « hétérotopie », un espace autre (Foucault). Chaque palier ou échelon du concept a une modalité d’expression de la sidération et traite son environnement différemment (personnages, réalité, etc.). Le cinéma s’appréhende selon des mondes différents, des « espèces d’espaces » (Perec) que sont les paliers virtuels.
La rencontre entre le cinéma et la philosophie passe par la sidération. Elle naît de la soustraction de réel. C’est donc la manière dont le réel nous est retiré dans un film qui nous dit quel concept est à l’œuvre.
Pour moi, la philosophie est moins la recherche d’un savoir (vrai) qu’une déprise d’un savoir. Pour faire de la philosophie, il faut faire l’épreuve du réel, prendre le risque d’échouer à le penser. L’enseignement de la philosophie est cloisonné : un spécialiste de Hegel, comme le ferait un religieux dans une yeshiva, s’enferme dans les textes pour les comprendre. La plupart du temps, le travail de thèse consiste essentiellement à apporter un éclairage nouveau sur telle ou telle pensée déjà instituée par l’université. Le thésard prend rarement le risque de choisir un sujet hors des sentiers d’une pensée déjà constituée. On retrouve cette même imposture (bourgeoise) dans la manière dont l’État veut qu’on l’enseigne au lycée. La meilleure preuve, c’est qu’on ne peut pas inventer des concepts dans un cours de Terminale, on ne peut que servir ou resservir des concepts déjà tout cuits aux élèves. On est nécessairement extérieur à ce que l’on fait. Il y a quelque chose de paradoxal. C’est une forme d’aliénation. Certes moins terrible que celle que le travailleur subit à l’usine. L’État interdit toute création, le programme est là pour veiller à la bonne tenue du cours.
Le questionnement philosophique m’est venu très tôt. C’est arrivé quand je devais avoir 7 ou 8 ans. À cette époque, derrière la maison familiale, il y avait une prison. J’habitais en bordure de la ville, dans le Nord. C’était une prison du type de celle qui est décrite dans Surveiller et punir, avec des bâtiments en forme d’étoile. Il me semblait deviner, derrière ce qui me semblait avec mes yeux d’enfant n’être qu’une « muraille » avec son « château », une certaine « dynamique » du pouvoir. Je me demandais si cette « dynamique » du pouvoir avait quelque chose à voir avec la dureté dont faisait preuve mon père à mon égard, un ouvrier, qui devait avoir beaucoup souffert pour être aussi injuste envers son fils.
Non, la philosophie ne m’est pas venue à travers des livres. Je ne lisais pas car il n’y avait pas de livres à la maison — si ce n’est quelques romans policiers. Mon père disait que lire ne servait à rien et il m’incitait à ne pas lire. Annie Ernaux ou Didier Eribon racontent des expériences similaires dans leurs livres. J’avais du temps pour sortir, pour jouer, pour m’ennuyer. C’était aussi l’époque où je voyais beaucoup de films, beaucoup de séries, chez ma grand-mère, le mardi soir, où je dormais chez elle, et chez mes parents. La plupart des films étaient vus au magnétoscope. On pouvait rembobiner le film, c’était très étrange. Pour la première fois, on avait le pouvoir d’agir sur le film, de le revoir si on le voulait… avec la possibilité d’aiguiser son regard cinématographique. Je regardais beaucoup de films en cachette, des films interdits, des films de genre ou étranges. Je ne partageais pas ces expériences avec mes camarades. Les téléphones portables n’existaient pas. J’accompagnais ma mère à la vidéothèque et je fouinais partout, à regarder les écrans qui s’y trouvaient (le cinéma gore et x surtout). Je n’étais pas particulièrement obéissant, donc je regardais les jaquettes des films et je convainquais ma mère d’emprunter certains films.
Ma grand-mère, ma savta, me laissait voir chez elle des films hollywoodiens des années 50, 60, 70 quand il passait à la télévision. Le cinéma avait quelque chose qui me portait au questionnement. Est-ce parce que je voyais trop de films que je me posais des questions ? Le questionnement portait moins sur les films, les séries que sur l’attraction de l’écran sur ma personne. Je ne pouvais pas me passer de voir des films. Ce n’était pas une drogue, c’était une joie intense. Pour moi, le cinéma n’était pas une manière de fuir le réel, c’était plutôt le réel qui fuyait… c’est cela qui m’intéressait, cette fuite du réel, comme s’il allait entrer dans le trou béant de l’écran de télévision ou de l’écran cinéma. Les films me sidéraient. À chaque film regardé, ma façon de percevoir le monde était remise en question. Il n’y avait jamais de certitude.
C’est la figure du zombie qui m’a le plus marqué et notamment les zombies tels qu’on les voit dans La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968). Je revois encore l’attaque de la maison, où Barbara s’était réfugiée. Je revois aussi la lenteur des pas des zombies, la manière dont les hommes se calfeutrent dans le living-room. Les images étaient diffusées en boucle sur un écran dans une vidéothèque où ma mère avait ses habitudes. Le climat obsidional me faisait songer sans savoir pourquoi que ce n’étaient pas les zombies les méchants. Mon appréciation tenait peut-être à l’ambiance, la musique, la lumière, le montage, ou au jeu des zombies. Toujours est-il que j’avais le sentiment que les hommes étaient empêtrés dans des normes et que les morts-vivants étaient plus libres. Ce souvenir ne m’a jamais quitté. Les zombies sont des personnages conceptuels (Deleuze), ils fuient les rapports d’assujettissement du pouvoir, ne sont donc pas animés par des pulsions. Ce sont si l’on veut des idées. Le réel est mutilé, il permet de faire que les lois de la nature ne fonctionnent plus et que les humains sont confrontés à autre chose qu’eux-mêmes.

Mais ce que vous racontez là, c’est un devenir-zombie, ou philosophe-zombie, plus précisément !

Peut-être ! J’ai tenté de mettre en mots cette expérience des zombies au cinéma dans mon premier livre sur le cinéma consacré à George Romero [5].
Le zombie romérien m’a toujours beaucoup fait penser, c’est ma première expérience de sidération au cinéma. C’est vrai que les concepts de films mutilent la réalité comme les zombies. Mais les concepts sont la plupart du temps majeurs, ils mutilent la réalité pour mieux nous y ramener, car une fois que le concept a fonctionné et qu’il est compris par le spectateur, il accomplit sa fonction. Le zombie majeur sera un monstre et le protagoniste celui qui rebâtira un monde normé de la même façon qu’avant l’apocalypse. Quand ça reboucle, il n’y a pas de véritable révolution. Il n’y a guère que dans les films mineurs que la fonction mutilante perdure (c’est le cas de Romero), ce qui nous permet de questionner tout ce qui produit de la norme.
Romero, soit dit en passant, est un auteur d’une rare puissance. Et si les morts-vivants sont très présents dans son œuvre, ils ne sont pas les seuls. Il revisite aussi la figure du vampire dans Martin.
Mais le concept du film ne se comprend vraiment que s’il est porté par la philosophie, si la philosophie nous aide à concevoir les multiples mutilations et les incidences qu’il peut produire dans notre manière de percevoir le réel (notre réalité). Lorsque le cinéma atteint une portée mineure, c’est qu’il y a quelque chose en lui qui le porte à accepter que la réalité n’est pas un ordre immuable, que la réalité n’est pas une évidence, que le réel c’est l’événement, c’est-à-dire une énigme (sans solution).
Le concept majeur est, quant à lui, un moyen de faire retour vers les normes. L’ordre plutôt que l’événement. Le cinéma majeur ruse avec nous, les spectateurs : cela fait gagner de l’argent aux producteurs, mais cela permet aussi de nous soumettre à un dispositif, à des normes pour qu’elles s’enkystent en nous. La philosophie est un outil critique qui permet de prendre la mesure du spectre conceptuel qui va du majeur au mineur. C’est parce que nous pouvons prendre du recul, en nous situant sur l’échelle des concepts, que le cinéma ne nous enferme plus. La philosophie construit un « espace autre », où les mutilations du réel se font jour et permet aussi, à un certain degré, de nous décentrer complètement et d’aller du « côté fuyant », du côté du mineur.
Le cinéma cherche au fond à nous déposséder de nos croyances, nos certitudes en nous faisant habiter des mondes qui spectralisent notre vision figée de la réalité. Le cinéma peut nous faire entrer dans une forme de « désertion » (Luca Salza [6]) mais peut aussi, comme vous le dites si bien, Alain, « maquiller » [7]. De ce point de vue, le cinéma est un art ambigu, trouble, à la fois un dispositif et une « hétérotopie » [8], capable de nous normaliser ou de nous arracher au désir d’argent et aux honneurs.

Notes

[1Cette nouvelle dyade remplace la dyade communément utilisée jusque-là (high-concept / low concept).

[2Un affect n’est pas un sentiment et ne renvoie pas non plus à l’inconscient. C’est plutôt ce qui fait sortir de déterminations spatio-temporelles déterminées. Ainsi le générique de fin de West Side Story est un « sas de décompression » (Saul Bass), il permet de faire en sorte que le spectateur retrouve ses esprits, après la mort de Tony.

[3C’est par exemple la position de Frédéric Worms dans son livre Sidération et résistance (Desclée de Brouwer, 2020).

[4Je renvoie à Raymond Bellour qui est l’un des premiers à avoir bien saisi cette dimension du cinéma (Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités, P.O.L., 2009).

[5Cf. Joachim Daniel Dupuis, George A Romero et les zombies (L’Harmattan, 2014).

[6Cf. Luca Salza, Kafka out of joint (Mimesis, 2023).

[7Cf. Alain Brossat, Maquiller et démaquiller le réel ? (L’Harmattan, 2022).

[8Concept que j’emprunte à Michel Foucault.