Autres pas loin de l’aube

, par Idlir Nivik


…et puis, légère comme une bulle de savon, elle traversa l’eau
H.K. Andersen

1.Ailleurs

Le jour de la grande émigration, lorsque le réfugié décida de quitter le pays, il arriva au bord de mer. Les archives de l’époque le démontrent.
Bien plus tard, aujourd’hui, arriva exactement dans le même lieu cette femme. Elle arriva avec tout son passé. Elle y restait en contemplant ce passé même. Lequel lui semblait, dans ce lieu, de ce lieu, comme du fer blanc.

Ainsi se déplaçait-elle dans un espace double, dans son histoire. C’était pourtant un espace dédoublé par cette histoire. Où un garçon apparut soudain.
Il apparut tout comme le maquereau, celui qui jadis avait fait des avances à la femme :
–Tu peux vraiment m’aider à le trouver, mon fiancé, dit la fiancée.
–Ça se peut, si tu bêles un peu dans mon plumard ? dit le maquereau.
–Je ne peux rien contre toi, maintenant qu’il vient de partir, sans laisser de trace, dit la fiancée.

Parce que le réfugié était parti de la même grève où elle arriva aujourd’hui.

Un jour elle aussi avait débarqué devant la mer, quelques temps après. Pour partir, elle aussi, vers l’autre pays, à la recherche du réfugié.
Puis elle s’était installée là-bas et acceptait des clients, gagnant de l’argent pour financer sa recherche.

Arrivée dans la grève aujourd’hui, la femme se deux. Femme-coupée-en-deux, s’étiquetait-elle. Pareil aux acteurs du muet, elle restait fixée et vérifiait le lieu du regard.

Elle regardait toujours ; et sans affection, elle voyait son regard jaillir. Mais, à cause de la fatigue, sous cette fatigue, elle ne le considérait même pas comme un regard.

De suite, elle perçut une fille, plus loin. Cette fille glissait lentement dans la vue, tandis que la femme convergeait avec l’usage de l’inconscient.
Ainsi la femme surgissait à l’état de l’objet pur. Elle rencontrait les tremblements de sa figure. Mais sans pourtant maintenir aucune image narcissique. C’était la vie même qu’elle utilisait comme glace aujourd’hui.

Elle suivait donc certains clichés. Elle devenait, des fois, la lumière de ces clichés :

nana sans une belle maison derrière
lambeaux d’un passeport en forme d’étoiles
jeune fille dépassant le toit de l’école
robe de mariée sans femme dedans
le moi
gode-miche sur un lit abandonné
rêve
la moi …

vaguaient dans son esprit ces photos d’elle. Et bruissaient, bredouillaient, pareilles aux feuilles du livre d’où elle descendait. Du livre de sa vie. Elle sortait de là comme pour accompagner quelqu’un vers le lieu où se tenait le regard. Pour aller vers un site où elle glissait dans une sottise.

Plus loin, la fille touillait le sable de la grève.

La femme se convergeait avec l’usage de l’inconscient. Et soudain, la mère du fiancé, celui qui partit de la même grève, lui apparut. A l’époque, la vieille la gardait en otage. Assommée par le départ sans traces du réfugié.
–Tu le sais, et comment, où se trouve mon fils, tu ne veux pas me le dire ! dit la mère du réfugié qui passait sous l’eau les petits pois.
–Mais non, certainement pas, inutile de me garder captive ! dit la fiancée laissant couler ses larmes directement sur l’oignon qu’elle venait d’émincer.

Mais aujourd’hui, la femme marquait ses pas, basée sur les vertus de ses propres moyens. Elle matait l’espace, utilisait son passé tel un marteau frappant sur du fer blanc. Elle se mélangeait à sa jeunesse et signalait une douleur.

Ainsi elle masquait un déficit.
Et elle se trouvait soudain sous la nudité. Pour qu’elle porte son masque, ses yeux mordaient la terre d’où elle regardait ; où elle regardait. Et glissait-elle, bon gré mal gré, vers le centre des regards. Là où le garçon et la fille faisaient une forteresse de sable sur la grève.
Et pour la femme c’était du déjà vu, cela. Cette forteresse difforme, comme des fèces mais sans odeur aussi. Quand elle avait connu cette grève des années auparavant :
–C’est la première fois que je vois la mer, elle est vraiment grande, dit la fiancée.
–Moi je vais me baigner un peu, mais l’eau n’est pas si chaude à cette saison, dit le fiancé.
–En plus je ne sais pas nager, tu ne m’as jamais appris, dit la fiancée.
–Tu as d’autres choses à apprendre encore, semblait dire le fiancé.
–A dire vrai tu ne sais pas grand-chose sur moi non plus, semblait vouloir dire la fiancée.

Près de la forteresse, elle se déplaçait maintenant : un soliloque de passion pleine la voix dedans. Elle se trouvait, sans vouloir, devant un éponyme. À une petite distance de la fille et du garçon, elle glissait le regard comme pour dire au revoir à ses yeux. Ainsi placés, ces yeux décryptaient le seuil entre deux morts. Sur le sable, les deux ombres de la fille et du garçon étaient dépourvues de sang.

Et puis la vague arriva et déferla sur la grève. Ce qui imitait le plongeon du réfugié dans la mer quand il décida de partir vers l’autre pays. Ce que les archives prouvaient.

La femme s’arrêtait, sous la nudité. Le garçon venait de faire un saut en longueur dans le sable. Alors, la femme à l’espace dédoublé, devint son absence double dans l’espace. De loin sa tête ne ressemblait qu’à un col de pull fait avec les grains de sable de la grève.

Elle apparaît, pendant ses promenades, mais juste pour se réfugier dans cet air peu visible. Tout comme les pailles qui, vraiment sans queue ni tête, se perdaient dans la forme du panier placé entre le garçon et la fille. Des pailles, des acheminements qui sous-entendaient l’effacement de la ponctualité, de l’ordre et du sommeil dans leur trajet vers le jour à travers la nuit.

Ainsi, la femme démarrait la douleur. Pareil la vague montait la grève. Jadis le réfugié avait déchiré l’eau quand il décida de partir.

Elle suivait, avec une énorme peine, son glissement dans le lieu de l’événement. Lasse de ce regard de sublimation qui fouillait ses entrailles, elle se deux encore. Et elle devenait la frontière derrière laquelle ce lieu devenait, pour elle, un désert. Il était une tache jaunâtre dans son esprit, qui serre en elle une chiffre bleue muette. Tout comme les traces de ses nombreux clients sur son corps.

Sa tête se répétait. Quant à son corps, il gardait son état d’objet pur.

Seuls les profils du garçon et de la fille tombaient sur la grève, seule la mer se trouvait devant. Les deux ombres se prosternaient sur le sable. Exsangues, elles délimitaient la beauté de sa prostitution :
–Regarde-moi cette femme-là, regarde ses lunettes, je n’ai jamais vu des lunettes de soleil pareil, dit une ombre.
–C’est une étrangère, paraît-il, d’ici elle m’a l’air de ces figures qu’on bat sur les monnaies, dit l’autre ombre.
–Avec ces lunettes elle ressemblait à une mouche de loin, dit l’ombre de l’autre.
–Tout de même, elle me paraît un peu vulgaire cette mouche, je trouve, dit l’autre.
Tandis que la femme se dressait pour se remémorer.

Elle marchait sur le sol puisque ses souvenirs arpentaient son esprit. Elle devenait quasiment mythe. Et en l’absence de l’âme, elle vérifiait son regard.

Elle glissait ; ensuite le calvaire de ses gestes. Grâce à eux, elle se vidait mais différemment de la façon comment se divise le monde aux yeux du sujet. Elle se masquait en possesseur de vide, au centre des regards. Elle s’aventurait encore vers l’être étrangement à trois : la jeune fiancée fragile de jadis ; la prostituée à la recherche de son homme ; et la patronne de la boîte de nuit qu’elle venait d’ouvrir avec son nouvel mari étranger.

Au moment de l’arrivée du sous-moi, elle rencontra un éponyme : le nom sous lequel la connaissent maintenant, à l’étranger, les clientes cadres à la vie triste.

Puis, la vague défaisait la petite forteresse sur la grève. Et l’affreuse écume bruissait sur la grève où elle se trouvait, avec ses mains nues. C’était sa soudaine jouissance pour ce nom, florilège de sa personne : Lolavira Stein.

Le ton très bas, elle s’adressait à elle-même. Avec cette voix qui arrive derrière quelqu’un, même quand le noir ne l’embellit pas. La voix racontait que pas à pas elle violait cet espace. Elle, Lola Verbstone, qui utilisait, avant, un autre nom pour les clients qu’elle ne savonnait pas :
–Mais tu déconnes, toi avec ce nom, mais c’est simplement impossible pour quelqu’un qui fait le rade, dit le client en cherchant son portefeuille.
–Poses ton argent là et dégage, je te prie, tu n’as pas à me frapper ainsi, suis humain moi aussi, dit la prostituée dans l’autre pays.
–Oui, aussi humain qu’une figurine de sable au bord de la mer, dit le client, violent.

Le réfugié aussi avait violé le jour, quand il avait touché la grève pour quitter son pays.
Parce qu’il arriva sans rien voir. Ni ses pieds qui s’éloignaient de lui en train de nager ; ni l’espoir qu’on construit à n’importe quelle heure pour tromper la vie.
Il était arrivé ici avant de se faufiler, comme une rigole, dans la mer. Pour partir vers l’autre pays.
Alors, toutes les frontières de son pays étaient défaites dans ses cheveux, salés, toison sur cette île de chair. Qui nageait avec l’élan de quelqu’un qui vient d’épuiser complètement une perte.
Voilà pourquoi il transpirait, dans l’eau, tout souvenir. Et pareil à un violoncelle serait sa trace si seulement il pouvait marcher en aval sur la mer.

2.Ici

Un peuple devrait être honteux d’avoir une histoire
Michaux

Cet endroit devant, cette grève, date exactement du jour quand Thespis quitta pour la première fois le chœur pour devenir un acteur connu.

Mais c’était un peu différent, avant le pillage.
Une femme venait ici. Elle marchait ; ensuite l’air mettait son autre pied sur ce sable.

Son histoire : elle se mettait dans un coin de son esprit.
Quand elle dormait, elle s’engouffrait dans son sommeil. Plus loin, le navire mouillait là-bas dans la rade.

Elle s’allongeait ici ; un vase frais s’ouvrait au creux de ses jambes, sous le vaste mur du ciel. Son corps, un fakir, était une maigre jument près de la mer qui des fois hennit.

Puis, elle devenait deux morceaux. Elle se penchait là, prenait deux éclats de céramique cassée. Ses yeux se trouvaient par terre : deux dattes avec beaucoup de soin posées.
Ils étaient ses deux yeux, naturellement. Sur ce sol, un seul lui servait pour voir ; l’autre dictait les larmes.

Avec la rosée, ses yeux aussi s’évaporaient, dans ce même endroit, qui devenait ainsi une plaie. Puis l’ombre couvrait cette plaie : un nuage ensablé en forme de barque où un enfant à grosse tête ramait. Ainsi, elle plantait son œil dans le sable provenant des rochers fondus en couleur de crottes de chèvre.

La fatigue la saisissait, bien-sûr. Dans cet air, ses poils devenaient laine. Aussi chargée, elle s’offrait à la marche. Et ses yeux, ils viraient ; comme les abeilles autour du musc, ils virevoltaient sans arrêt.

Son corps droit - un appât de ses propres yeux – elle côtoyait le sol. Elle se ruait dans le courant où elle se trouvait. Elle était, et coulait.

Tout baignait dans la lumière de ce courant ! Où elle apparaissait. Mêlée avec les grains de sable enfoncés dans la lumière. Ici ils avaient la couleur du miel.

Ici elle se déplaçait tel le glissement du miel dans une gorge irritée, laissant derrière une ombre. Elle était plus noire que le sang la nuit ; et plus noire que la nuit derrière un astre. C’était sa trace sur la lumière.

Ci-gît la lumière de son cours. Où elle apparaissait. En ça. Elle de ça !

Son visage s’appelait à l’instant Eldessa : toute nue elle, dans l’air tout aussi nu. Elle était juste un pan humain que nul ciseau ne pourrait mieux couper.

De son visage sur l’eau, elle se détachait aussi vite qu’elle pouvait. Pour elle il n’était qu’un poisson inconnu malgré sa couleur de pourpier.
Près de cette rive, elle regardait attentive son nombril, et, bernée, devenait une bosse. Mais, malgré tout, un signe de vie cela. Où les choses arrivent à pas de louve.

S’entassaient, sur ce sol, les éclats d’un fer blanc battu, quand ses yeux bondissaient dans l’air. Des choses envahissaient cet air :

fille contre la demeure qui semble un lit
sourire carambole sur les lèvres
tête et flèche venues de l’horizon
œuf d’oie sur le ventre
épée dans le dos du sommier …

Puis, elle revenait ici, à sa place de début. Elle s’érigeait ici. Pareil à l’odeur quittant l’autel. Où l’air se tuméfiait. Les sots ne voyaient là qu’une statue.

De soi son homme ; en soi son despote, matte elle luisait. À côté d’elle, ici, une demeure en fer blanc se créait. Le vent lui passait devant, balayant l’âme qui traînait si proche.
Le vent passé, elle se plaçait enfin devant cette demeure. Dans cet endroit elle vaguait. Son songe la versait ici, puisqu’il déambulait, comme un char, avec elle. Il se déliait d’elle là, bien avant qu’elle tombe sur le nom Rabie.

C’était une chose cela. Mais elle ne pouvait pas la décrire sans s’aider des doigts, ici sur ce sable couleur de lin. De ces doigts, qui touchaient bien le visage aussitôt qu’ils touchaient d’abord l’air.

Ici s’étalait son passé aux doigts de fer blanc, de la même couleur de sable où elle semait son pas. Ici son visage ressemblait aux clavicules quand elles secouent la fatigue. Ici, son sein qui formait un delta dans l’air, ressemblait au genou d’un héros gentil.

Ce sable, ici, s’étendait sous son deuil. Comme son esprit touchant le bout de sa terre sombre, il s’étalait peu à peu à ses pieds. Ces grains supportaient ses pas, avec le bruit des petits sous, ceux qu’on donne pour payer l’enterrement et le voyage derrière le courant.
Un jarre se formait ici autour du cratère de son pas. Vue de là, elle s’appelait Ueida. Au sol se reflétait son allure de veuve de dieu, sa tête ensablée ; et ses yeux s’enterraient dans son propre buste.

Et hop, comme cette feuille trouée là, emmenée ici par le vent, elle se happait. Jusqu’à ce seuil presque invisible – ici son pied enfoncé au sol faisait un tout petit tertre mais un peu plus grand que sa vulve – où le désert frappe à la porte de la vie. Ici s’arrêtait-elle, une outre de vapeurs bien enflée. Cette nouvelle Anila ou bien Mweda, avait l’œil vigilent : la tête du clou où se pendait toute la vue que ses yeux capturaient.

Dans cette zone qui date de la sortie de Thespis du chœur, elle avançait. Ici la ligne que le vent formait en poussant sans vergogne ses pas sur le sable se nouait comme le nerf. Cette ligne par terre ouvrait une mince brèche. Mais assez pour créer avec cela le masque troué par sa bouche qu’elle gardait toujours sur elle.

Elle passait ; et le sol ici ne perforait pas d’autres cratères, seuls des creux de ses poignets. Une vue très digne cela, selon elle, pour s’évader.
Ici-bas dansent ses autres pas vers une sortie ruinée. Ici, elle en cavale accompagnait intensément, non, ravissement, sa propre chair.

Détails :
« Le ravissement de Lol V. Stein » de Duras a inspiré ce récit.
Or, la première partie reprend en fait l’analyse que Lacan faisait au texte de Duras.
La deuxième partie retrace les origines archaïques des termes abstraits du discours analytique.
Le parallèle entre la sortie de Thespis du chœur et la figure de la prostituée suit l’origine même du terme « prostitutuo » : sortir, venir en avant, mettre en avant, s’exposer. Les textes historiques soulignent que le métier de l’acteur appartenait exclusivement aux prostituées de jadis. C’est aussi l’origine du théâtre kabuki.
Partie 1 serait la trame, le scénario.
La partie 2 serait de penser la place du chœur ancien. Le rôle du chœur des jeunes filles étant : garantir la cohérence du chant de rhapsode et de donner des repères, des amers au public.

Idlir Azizaj