Ciné qui chante, ciné qui danse. Jacques Demy et le musical

, par Alain Naze


On sait que Jacques Demy a été habitué, dès son enfance, aux spectacles d’opérettes auxquels il allait assister, à Nantes, avec ses parents. On sait aussi que les films animés, notamment de Disney, furent également des spectacles l’ayant tellement marqué, enfant, qu’il s’essaya alors à de petits films d’animation réalisés à partir de collages. Le lien entre formes théâtrale et cinématographique se manifeste donc déjà, chez le très jeune Jacques Demy. Entre couleurs et musique, son amour du cinéma le conduira à adopter la forme la plus originale de son propre cinéma, à travers son rapport, profond, à la comédie musicale. Il a défini son cinéma, du moins pour certaines de ses réalisations, comme relevant d’un cinéma « en chanté ». La forme de ses films musicaux n’est certes pas une simple reprise, à l’identique, de la comédie musicale américaine (ou d’une des formes singulières qu’elle a pu emprunter dans son histoire), mais on va voir qu’il y puise cependant constamment. Il mettra en scène des films entièrement chantés, comme Les parapluies de Cherbourg, ou encore Une chambre en ville (ce dernier film faisant d’ailleurs surtout signe vers une forme opératique de la comédie musicale), mais d’autres films de Demy ne seront que partiellement chantés : Les demoiselles de Rochefort, Trois places pour le 26, Peau d’âne, Le Joueur de flûte, Parking. Mais, quel que soit le choix qu’il ait pu opérer pour tel ou tel film, la référence à la comédie musicale semble omniprésente, même si elle ne traverse pas toute sa filmographie. Comment se manifeste ce rapport ? La question qu’on se propose d’aborder ici est celle qui revient à se demander dans quelle mesure la comédie musicale irrigue le cinéma de Jacques Demy. On le verra, la réponse est multiple, entre les clins d’œil à la comédie musicale, la reprise de certains de ses codes, appartenant à un moment historique déterminé du musical, mais aussi la prise en compte (et une certaine réappropriation, voire réinvention) de ses formes mouvantes, à travers le temps.

Commençons par Les demoiselles de Rochefort (film de 1967). Il s’agit d’un film où alternent les passages parlés et les passages chantés. En cela, on est plus proche de la comédie musicale américaine classique que dans le cas des Parapluies de Cherbourg, et les références à cette forme ne manquent pas. Songeons à l’ouverture, où intervient un instrumental, avant que commence le spectacle. Là où l’ouverture, dans les opéras des XVIIe au XIXe siècles, était constituée de véritables compositions, l’ouverture d’une comédie musicale, elle, est souvent constituée d’extraits du musical qui suit, sous forme d’un pot-pourri savamment orchestré. On retrouve dans l’ouverture des Demoiselles de Rochefort, certains des éléments, assez peu nombreux, il est vrai, constitutifs de la ligne mélodique du film.

Dans ce même film, un clin d’œil assez évident est adressé à la comédie de Vincente Minelli, de 1951, sur des musiques de George Gershwin, Un Américain à Paris. La présence de Gene Kelly, dans ce film de Demy, suffirait à assurer le rapport de continuité avec le musical de Minelli (comme celle de George Chakiris, cette fois dans le rôle d’un des forains, dans ce même film, participe d’une référence plus générale à la comédie musicale, en particulier à West Side Story, sorti en 1961), mais c’est aussi dans la manière de filmer que la filiation est évidente avec le film de 1951. Entre le Paris reconstitué, et assez caricatural, d’un Américain à Paris et la ville de Rochefort, fonctionnant largement en circuit fermé dans les Demoiselles de Rochefort, on perçoit un écho très net – il s’agit, dans les deux cas d’un décor s’apparentant à une scène de théâtre (dans le cas des Demoiselles de Rochefort, on entre et l’on sort du café un peu comme on entrerait, ou sortirait de scène, en un ballet un peu invraisemblable – là serait la convention théâtrale -, où certaines rencontres, paraissant inévitables, sont pourtant indéfiniment ajournées). Ici, ce sur quoi je voudrais insister, c’est sur la nature du point de vue cinématographique, dans une séquence du début du film de Demy, sur la manière de filmer, précisément en attirant l’attention sur un certain mouvement de caméra. C’est à ce niveau que la proximité avec Un Américain à Paris va devenir éclatante, la référence au film de Minelli dépassant alors le niveau relativement anecdotique, pour affecter la forme du film : c’est à travers une fenêtre ouverte que la caméra va venir dévoiler la salle de danse des deux sœurs Garnier, dans Les demoiselles de Rochefort, quand c’est un mouvement de caméra semblable, qui, dans Un Américain à Paris, permet d’entrer dans l’intimité, successivement, de Gene Kelly, représentant le personnage du peintre, sous le nom de Gerry Mulligan, et du personnage Adam Cook, musicien. Ici, il s’agit clairement d’un hommage à l’élégance dans la présentation des personnages, dans la comédie de Minelli, ce mouvement de caméra, dans Les Demoiselles de Rochefort, ayant la même fonction diégétique : nous présenter les personnages principaux, en l’occurrence Delphine (incarnée par Catherine Deneuve) et Solange (incarnée par Françoise Dorléac).

Cette fois, dans le film de Demy, c’est le personnage du musicien qu’incarnera Gene Kelly, quand celui du peintre sera interprété par Jacques Perrin, jouant le rôle de Maxence. Un autre clin d’œil s’identifie également dans ce moment où Andy (Gene Kelly), récupérant la partition de Solange tombée au sol, joue avec les enfants, à l’image du rapport ludique entre Gerry Mulligan et les enfants de son quartier parisien. On peut peut-être aussi, dans Les Demoiselles de Rochefort (et pas seulement dans ce film, d’ailleurs), identifier une autre référence, cette fois à la comédie On the Town, de Léonard Bernstein, Adolph Green, Betty Comden et Jerome Robbins, de 1944, selon cette idée que les marins se promènent souvent par trois (à la recherche de conquêtes féminines) – le chiffre peut varier chez Demy, mais l’idée demeure, à travers les matelots, déambulant, à plusieurs, dans la ville de Rochefort.

La référence au musical américain, en tant que genre, est évidente, mais Demy n’en réalise cependant pas un calque. En effet, l’originalité de Jacques Demy, ici, consiste en ceci qu’il n’accorde pas aux chansons le statut de simple pause, sans lien organique avec le reste de l’action, comme cela a souvent été le cas dans les comédies musicales américaines, se contentant fréquemment d’intégrer les chansons comme des standards devenant gages de leur succès. Il est vrai, cependant, qu’il reprend certains codes de la comédie musicale américaine, en l’occurrence à partir de ce qu’elle commence à pratiquer à partir de 1945, notamment lorsqu’elle fait des chorégraphies des éléments, non seulement décoratifs, mais participant au développement de l’intrigue : on peut notamment penser à la chorégraphie caractéristique du prologue de West Side Story, où, sans qu’aucun mot soit prononcé, les seuls mouvements des danseurs suggèrent que nous sommes en présence de deux bandes rivales. Dans le cadre des Demoiselles de Rochefort, la psychologie de Gene Kelly (Andy), amoureux de Solange, est rendue évidente par ses pas de danse, aériens, lorsqu’il se dirige, dans les rues de Rochefort, vers la boutique de musique de Simon Dame (personnage incarné par Michel Piccoli).

On sait par ailleurs qu’une des premières véritables émotions cinématographiques de Jacques Demy eut lieu à l’occasion de la projection du film de 1937, Blanche Neige et les sept Nains, de Walt Disney. On est là face à un spectacle qui entremêle musique et couleurs. Le lien entre les deux (couleurs et musique) deviendra dès lors indéfectible pour Demy. Il avait ainsi envisagé de réaliser un premier long métrage, musical et en couleur, dont le titre devait être Un billet pour Johannesburg. Apprenant qu’il ne pourrait pas tourner ce film en couleur, faute du budget nécessaire, il renonce à ce projet, et réalise Lola, en 1961. Certes, un moment mémorable de ce film reste l’interprétation, par Anouk Aimée, de la « Chanson de Lola », composée par Michel Legrand, mais d’une part, ce premier long métrage de Demy restera pour l’essentiel un film parlé, et, d’autre part, ce passage chanté empruntera plus au registre de la revue qu’à celui de la comédie. Dans le personnage de Lola, on identifiera aisément une référence au personnage de Lola, dans le film L’Ange bleu, de Josef Sternberg, de 1930. Le lien entre film musical et couleurs semble donc intrinsèque pour Demy. C’est en ce sens que le film Peau d’âne (film de 1970), par exemple, est tout entier du côté du musical. La couleur bleue ou rouge des chevaux, les visages colorés (eux aussi de bleu ou de rouge) des personnages sans paroles, les couleurs de la robe de la princesse, les couleurs changeantes de la robe habillant la fée des lilas, etc., tous ces éléments font de la couleur le centre même de ce film. Regardant Peau d’âne, des images du Magicien d’Oz (1939) (ce sont les débuts de la couleur, concernant cette fois les films qui ne sont pas seulement d’animation) ne peuvent pas ne pas revenir en notre mémoire. Qu’on songe seulement à ce moment, où, dans le film de Victor Fleming, s’arrachant du Kansas, on se retrouve dans un univers coloré, où jaillit du jaune, puis du rose. Que l’on pense, encore, toujours dans Le Magicien d’Oz, aux couleurs changeantes du cheval. La musique du film est inextricablement liée au jeu des couleurs, le titre lui-même semblant désigner l’origine même de toute couleur : Over the Rainbow – le montage même du film a été commandé, dans une certaine mesure, par la musique. Voyons d’abord la révélation d’un autre monde, celui de la couleur. Il s’agit, dans Le Magicien d’Oz, de ce passage où Dorothy (incarnée par Judy Garland) cherche à échapper aux tourments que lui inflige une voisine acariâtre, mais riche, et, par conséquent influente : elle veut, ni plus ni moins, exterminer Toto, le petit chien de Dorothy. Le film débute en noir et blanc (pour les 20 première minutes), et c’est dans ce début que Dorothy entonne cette chanson qui deviendra si célèbre : Over the Rainbow. Elle rêve alors à un endroit tranquille, où elle n’aurait plus d’ennuis. « Si les oiseaux vont au-delà de l’arc-en-ciel, pourquoi pas moi ? » disent les paroles de la chanson. Après quelques péripéties, Dorothy a cherché à fuir le Kansas, mais revient à la ferme, précisément au moment où une tempête se déchaîne. Le vent arrache une fenêtre, qui vient frapper Dorothy à l’arrière de la tête – à ce moment, c’est la maison qui semble emportée dans un tourbillon, avant que de retomber, quelque part, on ne sait trop où. La fin du film nous indiquera que le choc subi par Dorothy la laissera longtemps inconsciente, et qu’ainsi, toutes les aventures aux pays d’Oz auront été en fait rêvées, mais, pour le moment, le spectateur ignorant évidemment l’épilogue du récit, nous la voyons ouvrir la porte de la maison. Le film passe alors à la couleur, nous donnant à voir un paysage riche en fleurs très colorées. C’est, dans tous les sens du mot, un univers onirique qui se dévoile aux yeux de Dorothy, déclarant : « J’ai l’impression que nous ne sommes plus au Kansas. Nous sommes au-delà de l’arc-en-ciel ».

Quant aux métamorphoses colorées du cheval, dans Le Magicien d’Oz, l’écho avec le film Peau d’âne, de Demy, est évident. Disons quelques mots des événements qui conduisent à ce moment. Dorothy, son chien, et leurs nouveaux amis rencontrés dans ce pays merveilleux (l’épouvantail, l’homme en fer blanc et le lion) arrivent enfin au château couleur émeraude du Magicien d’Oz. C’est là que les amis seront invités à monter dans une voiture tirée par un cheval blanc – mais, rapidement, le cheval vire au mauve, puis au rouge, et enfin au jaune. L’explication de ces changements chromatiques résiderait dans le fait que le cheval serait le résultat d’un croisement entre une jument et un caméléon.

Dans cette importance accordée à la couleur dans le musical, Demy donne peut-être tout son poids à cette forme artistique, à savoir sa capacité à mettre en mouvement des objets (de tout type) initialement inertes, figés. La couleur inquiète le contour des choses, et nous renvoie à un rapport plus sensitif au monde (à un rapport au monde pour ainsi dire antérieur à la perception, c’est-à-dire antérieur à l’organisation des sensations selon les formes du temps et de l’espace – autrement dit, à un rapport au monde qui est celui de l’enfant, pour lequel le contour des choses n’est pas encore figé). Le fait de chanter, au lieu de parler, de danser, au lieu de seulement se mouvoir, de faire des claquettes, y compris sous la pluie, cela reconduit à un usage non strictement utilitaire de la voix et du corps, et, plus largement, cela introduit une sorte de faille entre le monde et le rapport familier que nous entretenons ordinairement avec lui. Le personnage même de Peau d’âne (incarné par Catherine Deneuve) fait signe vers une sorte d’indistinction entre l’humain et l’animal, et plus généralement, ce sont les partages anthropologiques et moraux que ce film inquiète – la distinction, par exemple, entre amours autorisées et « hymen insensé » (la fin du film est d’ailleurs beaucoup plus ambiguë qu’il pourrait sembler à première vue : la distinction entre amour filial et amours incestueux n’y est pas nettement rétablie, à la différence de ce qui a lieu à la fin du conte de Perrault). On pourrait dire que Le Magicien d’Oz, à l’image du conte de Perrault, constitue aussi un conte qui restaure finalement les partages et les distinctions entre les choses et les règnes, puisque la fin du film, avec le réveil de Dorothy, assure un retour dans le monde ordinaire, dont les aventures au pays d’Oz n’auront donc valu que comme un divertissement, comme une plongée dans l’imaginaire (l’imaginaire lui-même alors instauré comme l’autre de la réalité). De ce point de vue, on peut dire que Peau d’âne constitue, à cet égard, un film plus audacieux que Le Magicien d’Oz, dans sa capacité à introduire du flou dans notre perception du monde – ce trouble dans la perception ne s’achevant pas, alors, avec le mot « Fin ». On peut d’ailleurs souligner que nombre de comédies musicales ont été l’occasion de remises en question radicales, à la manière de Jésus Christ Superstar, mais peut-être surtout de Hair, qui ont su mobiliser des énergies corporelles (y compris vocales) au profit d’une conception élargie de l’existence. On n’oubliera pas, à ce propos, que Demy et Varda furent des amis de Jim Morrison, et plus largement de certains poètes de la beat generation, comme Allen Ginsberg. C’est aussi vers cet univers pop et psychédélique que fait signe un certain courant de la comédie musicale.

Il est vrai, cependant, que l’histoire du musical est vaste, et que ses différents courants sont très divers. Chez Jacques Demy, ce sont en effet différents âges de la comédie musicale qu’on retrouve : des éléments empruntés à tel moment de l’âge d’or du musical (âge d’or que, selon des découpages toujours discutables, on peut faire commencer après 1943, et connaissant son terme dans les années 60 – découpage que j’emprunte à Patrick Niedo [1]), et des éléments plus tardifs. A cet égard, le film Trois places pour le 26 (film de 1988 de Jacques Demy), est fort intéressant. En effet, on y trouve un mélange d’éléments empruntés aux univers d’Hollywood et de Broadway, d’une part, et une porosité entre des époques très différentes du musical, d’autre part. La forme même du film est très instructive, qui emprunte à la pratique du backstage musical, c’est-à-dire à cette forme de la comédie musicale qui a pour trame principale le montage d’un spectacle ou d’un musical. En 1948, Cole Porter écrit la musique de la comédie Kiss me Kate, créée à Broadway, et qui illustre parfaitement le concept de backstage musical : il s’agit d’une mise en abyme de la pièce La Mégère apprivoisée, des parallèles étant instaurés, dans le musical, entre la vie en coulisse et l’élaboration d’un spectacle. Dans le cas de Trois places pour le 26, il s’agit d’un film autour du chanteur Yves Montand, où l’on se trouve face à deux niveaux narratifs qui s’entremêlent. D’une part, il y a le retour à Marseille du chanteur à un âge mûr (qui va retrouver des camarades, mais aussi une femme anciennement aimée, et qui revient dans les quartiers qu’il fréquentait dans sa jeunesse), et, d’autre part, le spectacle qui se prépare (sur le modèle d’un musical de Broadway) autour de la biographie (romancée) d’Yves Montand, sur la scène d’un théâtre de Marseille. Le personnage contemporain de Montand jouera son propre rôle lors du spectacle projeté (tantôt comme narrateur – d’autres acteurs, alors, incarneront un Montand jeune -, tantôt chantant et dansant, se souvenant des airs qui l’enchantaient). On est donc face à un film (celui de Demy), donnant à voir la mise en forme d’un spectacle théâtral (et musical) autour de Montand. On assiste également à des scènes se jouant dans les coulisses du théâtre, ou dans le cadre de la loge de l’artiste. Le lien entre comédie musicale au théâtre (Broadway) et comédie musicale cinématographique est ainsi clairement établi (des films ont bien été tirés de comédies de Broadway, et des comédies ont été mises en scène au théâtre, à la suite d’un film). Dans Trois places pour le 26, les deux registres sont utilisés, puisque certaines chansons existent dans le film, hors de la mise en place du spectacle. Le lien entre ces deux registres est même réalisé par Montand lui-même, lorsque, dans le cadre du spectacle, il évoque les films que, jeune, il allait voir à Marseille (au cinéma Le Star, entre la Rue Paradis et la Rue Saint-Ferréol, précise-t-il), évocation inscrite dans une mise en scène inspirée de Broadway.

C’est peut-être dans ce film que Demy revendique le plus explicitement (certes sous la forme d’un malicieux clin d’œil) sa filiation avec la comédie musicale. En effet, on y voit et entend Montand chanter son amour du musical, insérant dans sa chanson de célèbres mélodies américaines de comédies de renom, mais aussi une référence aux Parapluies de Cherbourg. « Ciné qui chante, ciné qui danse » est aussi un chant d’amour, de Demy, à la comédie musicale américaine, et il se déclare ainsi héritier de cette tradition. Dans les citations présentes dans cette chanson, en effet, on trouve « I singin in the Rain », chanson écrite par Arthur Freed et composée par Nacio Herb Brown, « Cheek to cheek », chanson composée par Irving Berlin, en 1935, pour Le danseur du dessus, avec Fred Astaire et Ginger Rogers, mais aussi Je ne pourrai jamais vivre sans toi, chanson des Parapluies de Cherbourg, composée par Michel Legrand. Si filiation il y a entre Demy et le musical, elle n’est sans doute nulle part affirmée plus explicitement que dans ce film. Dans l’extrait qu’on va voir, on notera également la présence d’une caméra, sur la scène, caméra dirigée vers un mur où se dessine un écran lumineux, dispositif donnant le sentiment que les danseurs, sur cette même scène, sortent d’un écran de cinéma.

Trois places pour le 26 est également un film intéressant en ce qu’il n’opère pas seulement une filiation entre les films de Demy et les comédies musicales classiques, mais établit aussi un lien avec des musicals plus récents. West Side Story, notamment, me semble une référence suggérée dans Trois places pour le 26, à travers l’esthétique urbaine qui se dégage de certaines scènes du film de Demy.
Dans un moment du film West Side Story, sorte de Roméo et Juliette des temps modernes, on se trouve dans un lieu désaffecté, protégé par de hauts grillages. Sur cette scène (West Side Story fut d’ailleurs d’abord une pièce de théâtre) vont s’affronter dramatiquement deux bandes rivales d’adolescents, les Sharks, d’origine portoricaine, et les Jets, se considérant comme des Américains « authentiques ». Cette esthétique urbaine est bien présente dans le film de Demy, notamment dans ce moment où des ouvriers sont mis en scène, dansant.

Dans ces scènes de chantier se dégage aussi une certaine esthétique gay (certains danseurs, en casque et en short ne sont pas sans rappeler certaines figures des Village People), qu’on pourrait aussi rapprocher d’autres productions américaines postérieures à West Side Story, comme The March of the Fasettos (1981), montrant une homosexualité bien moins édulcorée et romantique que celle de la Cage aux folles (comédie musicale tirée de la pièce de théâtre française, et qui connut un grand succès à Broadway). De cette façon, Demy parvient à ne pas faire de son film une simple déclaration nostalgique d’amour envers le musical – ses formes les plus récentes, celles qui renouvellent le genre, l’intéressent également.

Pour conclure, je voudrais évoquer le rapport de Jacques Demy à la réalité, dans son cinéma et, a fortiori, lorsqu’il emprunte au genre de la comédie musicale. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne vise aucunement une forme cinématographique naturaliste, en faisant chanter les personnages, en peignant de bleu le quartier du Bouffay, en empruntant au genre de l’opéra (Une chambre en ville), et la liste est loin d’être close. Cependant, on se tromperait, me semble-t-il, si l’on voyait dans ce recours à des conventions et artifices une volonté de donner à voir une réalité onirique, déconnectée de la réalité. C’est bien l’inverse qui se produit : l’irréalité apparente, parfois, de son cinéma n’a peut-être pas d’autre fonction que celle de nous révéler la réalité. Une citation, empruntée à Siegfried Kracauer, indiquera ce que je veux dire ici, précisant ce qu’il entend exactement lorsqu’il parle d’un film pleinement cinématographique :
« Le film est pleinement lui-même lorsqu’il enregistre et révèle la réalité matérielle. Or cette réalité comporte nombre de phénomènes qui ne sont guère perceptibles que grâce à la capacité qu’a la caméra de les saisir au vol. Et comme tout médium privilégie les choses qu’il est seul à pouvoir rendre, on peut s’attendre à ce que le cinéma soit mu par le désir de représenter la vie matérielle en ce qu’elle a de fugitif, de plus éphémère. Les foules des rues, les gestes involontaires, les impressions passagères sont ses mets de choix. […] Je postule donc que les films sont fidèles au médium dans la mesure où ils explorent le monde que nous avons sous les yeux » [2].
Ainsi, si l’on suit l’indication de Kracauer, le cinéma serait capable (lorsqu’il est fidèle à ce que peut ce médium) de nous révéler le monde qu’on a sous les yeux, et donc pas seulement de nous le restituer. C’est en enrayant notre rapport ordinaire au monde que le cinéma de Demy nous réapprend à le voir. Dans ces conditions, le rapport de Jacques Demy au musical, dans son cinéma, participerait bien de cette déstabilisation des catégories par lesquelles, ordinairement, nous percevons la réalité. Il nous conduit à renouer avec la réalité matérielle, en plaçant à distance la réalité ordinaire. C’est une sorte de vision d’enfance qui nous est ainsi restituée, non en ce que nous redeviendrions enfant en voyant ses films, mais bien parce qu’il permet à des blocs d’enfance de surgir dans notre présent. En cela, il nous permet de ne pas entretenir un rapport seulement nostalgique à l’enfance (celle qui surgit avec les images du souvenir), mais bien un rapport présent : il s’agit d’une remémoration de l’enfance, en ce qu’alors des moments passés reviennent, en un éclair, dans notre présent, à l’image du « temps retrouvé », chez Proust. C’est peut-être là que se situe le secret de la joie émanant de bien des films de Demy : le passé n’est pas révolu, et des instants passés, mais non vécus consciemment, peuvent surgir inopinément dans notre présent. Nous les recevons alors dans les rires et dans les larmes. La référence à la comédie musicale joue, à cet égard, un rôle éminent dans le cinéma de Demy, en ce que, par sa dimension enchanteresse, le musical fait tomber certaines de nos défenses, au moyen desquelles nous cherchions à nous prémunir contre une mise entre parenthèses des catégories par lesquelles, de façon ordinaire, nous nous assurons un rapport familier au monde – familier, mais largement aveugle.

Alain Naze

Notes

[1Patrick Niedo, Hello Broadway. Une histoire de la comédie musicale américaine, Paris, Les éditions Ipanema, 2017.

[2Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. Daniel Blanchard, Claude Orsoni, Paris ? Flammarion, 2010, p.13-14.